
Nos routes cambodgiennes démarrent aux premières lueurs du jour lorsque la fraîcheur de la nuit passée subsiste encore. L’air est doux et les premiers coups de pédales donnés dans les rues de Siem Reap achèvent de nous réveiller. La ville sera bientôt en émoi. On y croise déjà les ouvriers partant sur les chantiers, entassés à l’arrière des pick-up. Dans les faubourgs, des femmes font leurs toilettes au bord de la rivière et les woks dans les échoppes dégagent les premières effluves des plats khmers. Les voitures, les camions klaxonnent pour prévenir de leur arrivée et les tuk tuk encore vides cherchent leur premier client de la journée. Au milieu de cette agitation, on tente d’en comprendre les règles afin de rester le plus longtemps dans le jeu. On s’apercoit vite qu’il n’y a pas de règles ou plutôt qu’il en existe une seule, la route est à tout le monde et elle est à partager entre tous. Une fois cela assimilé, on devient cambodgiens. Rouler où l’on veut, ne jamais s’arrêter et faire attention à ne pas gêner les autres. Une sorte d’anarchie courtoise en somme. Cela fonctionne parfaitement et nous convient très bien.
Nous avons décidé de rejoindre Tonlé Sap à vélos. Tonlé Sap est la plus grande étendue d’eau de toute l’Asie du Sud- est. A la saison des pluies, le Mékong vient gonfler le lac et est une source d’approvisionnement importante en poissons. Des pêcheurs y vivent à l’année sur des villages flottants. Ceci dit, si Tonlé Sap est la cible, notre objectif reste le chemin qui va nous y conduire. Comme à notre habitude, on accueille tout ce que la route veut bien nous donner. Nos sens sont à l’affût, nous disons « Oui » à tout ce qui passe. Nos routes cambodgiennes ne sont que rencontres inopinées, souvent touchantes. On fait la course avec les écoliers et les étudiants en uniforme. Un sourire, un geste de la main et c’est la classe entière juchée sur des bicyclettes qui pouffe de rire. Nous nous faisons momentanément clowns de rue.
On se fait inviter dans une maison par une jeune femme rencontrée sur le bord de la route. Elle nous dit d’aller y passer un moment avec sa mère qui parle un peu français. On entend notre langue résonner au coeur d’une petite pièce en tôle ondulée. Quelques mots de français, nos trois vies furtivement évoquées, le sourire de cette dame et ses mains qui prennent les nôtres. C’est tout et c’est bon.
On se fait repérer par un petit garçon espiègle lorsque nous nous arrêtons pour nous désaltérer. Il nous observe, nous l’observons, on s’observe. La scène s’éternise parce qu’on a l’air de bien s’entendre tous les trois, même si nous sommes silencieux. Jusqu’à ce que Sandrine lui dise de monter sur le porte-bagage de son vélo. Le petit garçon pose son pied nu sur la chaîne de vélo et s’installe aussitôt. On le ramène jusqu’à la maison de ses parents qui éclatent de rire. On se fait un instant, chauffeur de taxi clandestin pour bonhomme malicieux.
Nos routes cambodgiennes se dénudent parfois et se transforment en repère de nids de poule, en chemins de poussière suffocantes. On s’embourbe dans du sable aussi, on marche alors aux côtés de nos vélos en attendant de meilleures heures. Rien de grave, l’essentiel est que la route continue. Nos routes cambodgiennes font des pauses aux heures chaudes. Dans des maisons sur pilotis, on y savoure, dans des bols si grands qu’il faut deux mains pour les tenir, des soupes où se mêlent les saveurs de lait de coco, de coriande, d’ananas, de piment, les parfums de jasmin et de citronnelle, les épices et les plantes étonnantes dont nous ne connaîtrons sans doute jamais le nom. La route accepte sans conditions ces répits et nous laisse nous prélasser dans des hamacs en chanvre sur des terrasses en bois. Devant nous, des paysans s’affairent dans les rizières fluorescentes et nous invitent, avec la complicité du balancement du hamac, à repousser l’heure du départ.
Derrière, la route cambodgienne n’est pas jalouse. Elle sait bien qu’au bout du compte, nos pieds ne demanderont qu’à rejoindre son ruban de poussière. La route nous connaît si bien…
Nos routes cambodgiennes sont pudiques et discrètes. Elles ne dévoilent jamais ce qui nous attend au prochain virage. Et c’est sans doute pour cela que nous les aimons.
Nos routes cambodgiennes sont idéales.

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