

A la nuit d’insomnie succèdent le réveil instantané, la tartine nerveuse au beurre salé, immergée machinalement dans le bol de café – Où est le miel ? – Les discussions matinales de surface connaissent une inflation ce matin, presque aussi aigüe que celle du prix du pain. On évoque tout et n’importe quoi sans vraiment y penser. On bavarde à la volée en tartinant du couteau qui colle aux doigts. On vient de trouver le miel… – Et la confiture, il en reste ? – Une odeur de pain grillé prend position dans la cuisine.
Dans le miroir de la salle de bain, nos têtes font curieusement penser au Cri d’Edvard Munch, les mains sur les tempes, la bouche ouverte et les yeux encore stupéfaits d’avoir croiser nos sacs à dos, tellement prêts, si sagement postés dans le vestibule de la maison.
” Qu’avons-nous fait ? ”
Sur la route qui mène une dernière fois à Auray, on essaye de mémoriser un ultime virage cent fois emprunté, le rond-point ovale de Brech, le chant d’une grive musicienne perchée sur un laurier, une femme sortant de la boulangerie la baguette à la main, l’odeur du diesel de ceux qui partent au travail et cette humidité saline, moite qui annonce déjà la proximité de la mer.
Et puis au carreau, cette idée qui cogne obstinément – ” Que sommes-nous donc en train de faire ? ”
On connait ensuite sur le bord du quai de la gare les attentes en famille, un sentiment de joie mêlé à une gêne mélancolique due au départ qui approche. Les derniers bavardages essentiels enrobés de silences assourdissants. Les sourires chaleureux et une dernière blague ratée pour diluer les angoisses.
Sur le panneau lumineux des annonces ferroviaires, on peut lire en leds rouges éclatantes – ” Il faut y aller maintenant si vous êtes sûr de ce que vous faites ” – le train démarre déjà.
10h13, sur le quai de la gare d’Auray.
Dans le silence troublant des wagons vides, la vitre offre en cinémascope un paysage familier, peuplé de prés en herbe, de longères ramassées au bout des sentiers, de haies bocagères habitées de naissances printanières. A un jet de pierre de nos sièges, le survol des mouettes au-dessus des landes d’ajoncs et des sentiers de granit, annonce que nous sommes encore probablement en pays breton.
Il pleut, comme parfois en Bretagne. Un crachin silencieux sans heurts, doux et enveloppant comme pour souligner un jour de départ.
On lit ” Vannes ” sur le panneau bleu de la gare suivante. Une minute d’arrêt, une longue minute occupée à lire ce seul, cet unique mot.
” Vannes ”. 10h50. Chaque lecture est un peu la dernière aujourd’hui.
Pourtant dans le sillage électrique des caténaires, notre train file, sûr de lui, nous éloignant de tout ce que nous connaissons, de tout ce quotidien familier qui égrenait jusqu’alors les heures de la journée. Le contrôleur entre dans la voiture peuplée de souvenirs, encombrée de silences et de rêveries ; il scanne nos billets en même temps qu’il poinçonne nos états d’âmes.
Attention à ne pas louper votre correspondance de Rennes à 11h51. Votre temps de changement est plutôt court, vous n’aurez pas le loisir de visiter la ville. Bon voyage.
Les sacs gonflés à nos pieds se fichent de nos psychanalyses de quai de gare. Une légère émotion traverse le dos et l’esprit. Le contrôleur nous sort brutalement de notre torpeur, on a frôlé la paralysie cérébrale.
Un regard sur les montres – Faut pas rater cette première correspondance, ce serait idiot, non ?
Les temps viennent de changer à l’instant. Nous réalisons que l’heure des doutes et des ” Qu’avons-nous fait ? ” sont révolus. Nous sommes en route, on doit bien l’admettre, hier est déjà loin.
Dans nos têtes, une nouvelle interrogation vient immédiatement heurter les parois de nos cerveaux brouillons qui s’accommodent mal du vide :
” Qu’allons-nous faire maintenant ? ”
Cette question ne nous quittera plus. Nous partions en voyage.



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