
Voyager en avion relève de tout sauf de la normalité. Comment accepter qu’en l’espace de moins de vingt-quatre heures, nous ayons réussi à survoler la France d’un simple coup d’ailes, à ignorer superbement la Méditerranée d’une pichenette au-dessus des nuages pour faire ensuite une escale climatisée dans le sultanat d’Oman au beau milieu des parfums haut de gamme et des confiseries industrielles occidentales. Qu’ensuite, non contents d’avoir méprisé tant de routes et de sentiers superbes, nous nous acharnions à emprunter un autre cylindre à réacteur pour cette fois contempler entre deux somnolences, le golfe d’Aden, la géographie désertique du nord de la Somalie et sa frange sud plus fertile qui verdissait visiblement à travers le hublot jusqu’à Mogadiscio. On en distinguait alors les toits plats, les routes fuyantes à l’infini, les contours de sa géographie citadine. Nous nous maudissions presque, entre deux réveils hallucinés, d’avaler lamentablement de si haut, tous ces kilomètres de légende, piteusement assis, les genoux écrasés par le siège de devant, que le passager venait d’incliner pour visionner avec un plaisir non dissimulé, les aventures de l’arachnéen Spiderman après avoir englouti une part de purée sans vie dans une barquette en aluminium recyclé. Que serait-il advenu de Rimbaud s’il avait connu l’Afrique sous l’ère prétentieuse de la vitesse ? Nous n’étions plus que des touristes prêts à voler pour aller vite, si loin des Monfreid et des hommes aux semelles de vent, prêts à tous les trafics pour rester vivants.
Nous atterrissions enfin un midi sur une île de l’océan indien. L’air climatisé cédait la place à un trente degrés humide, agrippant fermement la gorge et c’était soudainement bon de fermer cette parenthèse aérienne. Nous retrouvions les sacs et la route.
Notre idée était de continuer dans la dynamique. Passés la frontière, nous voulions aller vite, trouver le logis, le quignon de pain et puis un fruit, un bord de mer, un paysage de rêve et des sourires éclairs. Et puis un gars stoppa en plein élan notre frénésie de découverte. Polé, Polé, disait-il.

Polé, Polé, Doucement, Doucement, répétait-il. Le bonhomme venait de nous confier les clés de Zanzibar.
Car ce nom qui tourne les têtes est à prononcer avec gourmandise et délicatesse.

Zanzibar, c’est une île aux plages de sables blancs, aux rivages caressés par une mer turquoise, c’est un boutre omanais chargeant des épices colorés, c’est un palais pastel usé par une brise de mer.

Zanzibar c’est Stone town, sa capitale labyrinthique, un dédale de ruelles étroites qui ne mènent jamais vers la sortie, des hommes poussant des plateaux massifs bardés de nourritures et de matériaux, une femme s’affairant autour d’un minuscule brasero de rue, l’odeur des sardines nouant relation avec celle des agrumes épluchées par le marchand ambulant, des jeunes filles aux voiles colorées sortant des écoles, s’éparpillant à droite à gauche, souriantes et studieuses, le bavardage des hommes en tuniques blanches à l’entrée d’un commerce de vêtement, couvert par les cris stridents de gamins avertissant les passants de l’absence de freins sur des vélos devenus fous.

Stone town, ville de pierre bâtie sur le sable blanc, soutenue par les palmes végétales géantes peuplées de corbeaux jacassant, village de pêcheurs bricolant sur des pirogues effilées, des filets usés jusqu’à la corde.


Enfin Stone town était ce marché tapé de soleil, éparpillé de couleurs fruitées, de pyramides de pâtes de dattes, d’étals de poissons et de pots d’épices, de gingembre et de bananes sucrées minuscules, de paniers en osier gavés de pains frais rectangulaires que la vendeuse enveloppait dans une feuille de papier journal en le tendant. Un marché braillant, avec ses porteurs d’œufs aux portes des minibus, criant qu’il fallait tout vendre, tout acheter maintenant dans un tourbillon de poussière et de vie.
On a vite troqué nos chaussures contre une paire de sandales. Et puis Polé, Polé, on a pris la vie un peu au sérieux.


Assis sur une marche d’un commerce dans une ruelle de sable de la légendaire Stone town, une assiette de soupe posée sur les genoux, garnies d’ugali, boulettes moelleuses de maïs, d’herbes croquantes et d’épices savoureuses, relevée d’une cuillère ou deux de piments rouges, nous avons pris le temps de regarder la nuit venir à nous. Polé, polé, disait-il. Doucement, doucement, disions-nous ce soir. L’ombre gagnait du terrain, nous n’étions pas pressés de repartir. Polé, polé disait le marchand de jus en pressant la canne à sucre. Merci disions-nous pour le jus et pour la leçon.
Hakuna matata, nous dit-il. Pas de problème, pas de soucis.
C’était le second mot swahili que nous apprenions dans la nuit de Stone town.
Hakuna matata, pas de problème, pas de soucis. Nous entamions alors notre seconde leçon, les pieds fermement ancrés sur la légendaire île de Zanzibar.
Nous devenions, Polé Polé, des gens sérieux.



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