Une vie de village à Jambiani

Il est 5h30 lorsque le village de Jambiani s’éveille. Le chant du coq se mêle à celui des prières psalmodiées depuis les mosquées alentours. A quelques mètres d’ici, le ressac de la mer joue le rôle de l’imperturbable métronome dans cette partition du réveil. La lumière, tout comme la température sont encore douces et le soleil assassin du midi n’en est qu’à bricoler quelques rayons balbutiants. A cette heure, le monde est un innocent et n’a encore rien à se faire pardonner. Cendrars a raison, pourquoi vanter tout le temps les couchers de soleil, alors que les aurores si extraordinaires des premiers matins du monde ?

De la cuisine extérieure s’échappe des odeurs de poivrons grillés, d’œufs relevés du parfum d’un citron. Une poule suivie de près par ses poussins se faufile entre nos jambes. Nous finissons notre thé au gingembre, un morceau de papaye, une dernière galette et partons. La journée a commencé.

Hier pour rejoindre la côte est, nous avons traversé une bonne partie du centre de l’île. La géographie végétale du territoire se partage entre forêts, plantations d’épices et vastes étendues de brousses. Sur le bord de la route principale, des épiceries constituées le plus souvent d’une planche posée sur deux tréteaux, sont tenues par des particuliers vendant le fruit de leurs récoltes sur le pas de porte de la maison. Bien souvent, un layon discrètement tracé entre bananiers et papayers indique la présence d’un hameau plus conséquent par delà la barrière végétale. Une branche oscille de bas en haut, des singes défilent lestement en file indienne dans les airs et disparaissent en forêt.

Lorsque les distances deviennent trop longues pour nos pieds, nous utilisons les services d’un dala dala. C’est un camion doté d’un plateau rehaussé de planches ajourées et couvert d’un toit qui sert de galerie pour les marchandises. Deux bancs latéraux sont installés de part et d’autre de la benne. Inconfortable, étroit et bas de plafond, le dala dala est cependant un animal terriblement efficace. Pour l’attraper, il suffit de patienter sur le bord de la route principale et ne pas regarder sa montre. Il viendra. Il ne s’agit pas de savoir quand mais d’être seulement assuré de sa venue. Il viendra.

Et cet étirement du temps donne à la route une double fonction. Elle est classiquement un axe destiné à relier deux endroits mais elle représente également un lieu de rencontre essentiel. On achète, on vend, on discute affaires et on prend des nouvelles de la famille. On y joue quand on est un enfant, on y palabre lorsque l’âge vient. Deux jeunes gens se tournent autour. On comprend bien vite qu’ils n’attendent pas que le bus. Car accoudé au comptoir du bitume, si parfois l’on crie et l’on se querelle, il faut bien avouer que l’on s’aime, aussi, à l’ombre des manguiers.


Alors c’est une joie de sauter du dala dala et de dérouler à pied ce ruban de goudron même quand il est rectiligne, même quand il fait chaud, car il y a toujours quelque chose à voir, quelqu’un à saluer, un autre à croiser pour prendre de vos nouvelles.
On s’achète des graines de baobab enrobées de sucre à sucer, qui colorent durablement la langue et les doigts en rouge. Pour combien de temps ? Personne ne nous avait rien dit à ce sujet.

En fin d’après-midi, la marée haute a fait disparaitre la plage et vient lécher les balustrades des maisons en avant poste. C’est à cette heure que les pêcheurs se rendent jusqu’à la barrière de corail. Cinq hommes constituent l’équipage d’une pirogue. La lourde voile blanche triangulaire nécessite d’être hissée par trois d’entre eux. Ensuite le bateau file sur les vagues. On suit en se baignant, les yeux à la hauteur de l’eau, les frêles trimarans qui s’amenuisent à l’horizon. Toutes les voiles du monde offrent un spectacle extraordinaire lorsqu’elles sont chargées de vent. Celles de Zanzibar revêtent un caractère tout particulier car elles n’existaient à nos yeux que dans les documentaires des écrans de télévisions ou dans nos têtes peuplées d’évasions. Aujourd’hui notre main en caressait le drap de toile juste avant qu’elles ne prennent la mer.


Drôle de sentiment de vivre dans le cliché d’un magazine de voyage.

Fin de parcours, la nuit va s’emparer sous peu du village. Un camion citerne passe sur l’étroit chemin de terre afin d’alimenter notre quartier en eau potable. Moment essentiel de la journée et point de retrouvaille de la communauté. S’en suivra un défilé de seaux et de récipients multicolores pour se partager le précieux liquide. Femmes et enfants sont à la tâche. Deux gamins trainent une bonbonne de vingt litres sur une planche reliée par une ficelle. Une femme, un seau sur la tête prend le chemin du retour.

Avant d’arriver à la maison, nous croisons une assemblée de danseuses sur une place ouverte sur la rue. Trois percussionnistes accompagnent un chanteur au micro. La sono produit un son de piètre qualité mais les chants doux et sereins, les danses joyeuses, le sourire des femmes n’ont que faire de la technique. On reste longtemps dans la rue à se gaver d’émotions, conscient que demain effacera tout. Les chants nous accompagneront jusqu’à une heure avancée de la nuit, comme une berceuse rassurante, une prière apaisante.

Nous vivons chez Simon dans le village de Jambiani. Une chambre avec un lit, une table à l’extérieur sous un toit de paille, coincés entre le rouleau des vagues et celui de la route, réveillés par le chant du coq et bercés par celui des hommes, repus de fruits et de soleil, nous vivons au cœur du monde, précisément là où tout se passe.


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