D’une cité l’autre

Si nous y déménagions nos sacs tous les deux jours, la Tanzanie aura pourtant été cet idéal de transition dont nous rêvions, entre une vie sédentaire et une autre qui ne serait bientôt plus que mouvement. Une parenthèse de lenteur et de vacances entre deux mondes. Mais si Zanzibar était un rêve d’île fabuleux, il fallait bien un jour s’en détacher.

La suite de notre voyage africain se voulait une course effrénée sur des routes australes dont nous ne connaissions rien. Sans moyen de transport autre que notre paire de chaussures, nous souhaitions trouver, bon gré mal gré, tout ce qui nous permettrait d’avancer sur les cinq mille kilomètres nous séparant alors de notre destination finale sur ce continent.
Nous étions aussi très conscients que notre condition de bipèdes nous ferait passer parfois à côté de sites touristiques emblématiques, parce qu’impossible à rejoindre sans véhicule personnel. Mais nous préférions la liberté de notre cavalerie légère et à vrai dire, le chemin à parcourir nous faisait vibrer autant que la destination. Nous voulions que la route nous cabosse et nous tanne le cuir, nous voulions qu’elle nous apprenne tout ce que nous ne savions pas, qu’elle nous chante les vies que nous croisions, qu’elle nous grise de vitesse et qu’elle nous berce la nuit. Ce chaos génial n’existe pas quand on est coincé, seul, dans son automobile.

Avant le départ du bus à la sortie d’Harare, c’est une multitude de vendeurs qui défilent dans le couloir central. Des paquets de chips, succèdent à des batteries pour téléphone, des bananes très mûres courent au-dessus de nos têtes, des sodas volent la vedette aux bijoux fantaisies, des bonbons et des stylos, du maquillage et des montres s’échangent contre une poignée de billets verts. Une jeune vendeuse négocie un paquet de sucreries et réajuste la tresse d’une autre passagère en attendant d’être payé. Défilé d’un marché enjoué avec la complicité des passagers, trop heureux de passer le temps. Nous quittons Harare ce matin.

La capitale du Zimbabwe est une drôle de ville parce qu’elle ne ressemble peut-être pas à ce que nous connaissions alors des grande citées africaines. En grimpant sur une colline proche, on peut l’embrasser d’un regard. Et c’est une vision inattendue de hauts immeubles aux allures de gratte-ciel qui en dessine l’affiche.

Le centre est taillé au cordeau, de larges avenues tranchent la ville en quartier. Des hommes d’affaires en costumes élégants, des écoliers aux couleurs de leurs établissements, côtoient des marchands de rues étalant des rangées de chaussures, des vêtements, du gingembre et des bananes sur les trottoirs. Capitale de deux millions d’habitants pour un pays en comptant une quinzaine, Harare ne connaît pas les affres des villes denses. Le rythme y est lent et fluide, sans heurt. Des parcs verdoyants où les étudiants révisent les cours et les travailleurs s’octroient une sieste sur l’herbe le midi, en ponctuent le décor.


Mais ses allures de capitale sereine d’un pays bonhomme restent trompeuses. Harare est la capitale d’un état exsangue. Devant les banques, nombreuses, des files d’attente, nombreuses, sont formées dès l’ouverture des établissements. Les dernières années de crises sanitaires ont fini de mettre à terre une économie en lambeaux. L’embargo international sans fin du pays lié à une politique outrancière de l’ancien président Mugabe a ruiné les espoirs d’une population qui vit désormais essentiellement d’une économie de subsistance. Et pourtant, à s’y promener, Harare ne semble pas dire cela. Mais nous restons seulement des voyageurs en fuite et nous ne livrons qu’impressions fugaces, rien de plus qu’une inspiration, l’émotion d’un instant.

La route est une longue ligne droite qui coupe la savane du Zimbabwe. On croise les quartiers résidentiels des faubourgs. Les quartiers les plus pauvres semblent ne plus exister depuis que l’ancien président les avait fait raser sans préavis sous prétexte qu’ils étaient source de violence. A la sortie de la ville, des champs de maïs bordent le bitume, et puis rapidement c’est un paysage de brousse qui s’installe durablement. Cette voie est surtout empruntée par des cars de lignes, des camions de marchandises et quelques rares voitures particulières. Elle ne connait pas le chaos des embouteillages.

On traverse Chegutu, kwekwe, Gweru au pas de charge, les amortisseurs dans le dos. On récupère de nouveaux compagnons de route, on en perd aussi, on ne regarde pas nos montres, on ne s’ennuie jamais, on observe sans se lasser un seul instant, on prend tout en bloc. C’est vif, chaleureux, en technicolor. Quelques singes vervet aux visages noirs, installés sur un tas de cailloux, nous regardent passer. Le long de la route, une voie ferrée que nous aurions aimé emprunter, n’en finit pas de rouiller.

Passent les maisons rondes en briques de boue séchée, aux toits de chaume, posées sur la plaine, passent les troupeaux de quelques chèvres, passe une vache esseulée que l’on klaxonne sur la route, passe le temps dont on se fiche éperdument. Le soleil s’incline derrière les acacias et les bosquets gris. Deux policiers s’installent sur les sièges voisins et consultent consciencieusement des clips musicaux sur leurs téléphones. On traverse la savane brûlée de soleil sur un fond de pop africaine.

On atteint Bulawayo, étape du jour, en fin d’après-midi. Nous traversons la ville à pied pour rejoindre les faubourgs avant que la nuit ne vienne. Au-delà, on nous prévient que notre sécurité n’était plus assurée. On fait provision de quelques bananes chez une vendeuse de rue et on pose les sacs au coucher du soleil.

Bulawayo est la seconde ville du pays. Son passé colonial s’affiche dans l’architecture de nombre de ses bâtiments. Balcons à colonnades, façades d’inspiration britannique, la fonction de ces ouvrages a peut-être changé avec le temps mais l’élégance demeure. On se promène, nonchalant, dans une ville aux larges avenues, qui ne connaît pas les encombrements. Une des belles maisons abrite des ateliers d’artistes, on se pose derrière leurs épaules pour les regarder dessiner.


En périphérie, une zone industrielle recèle un curieux musée du rail. S’y exposent des trains de l’époque rhodésienne jusqu’à celle plus récente du Zimbabwe. Wagons en bois dévolus au confort colonial, chaudières monstrueuses des locomotives croqueuses de charbon, guichets élégants peuplés de machines à écrire qui semblent des enclumes et de téléphones à cadran que l’on croit taillés en ébène, sont désormais posés dans un jardin minuscule à l’abri du monde. A la sortie, le créateur du musée, nous offre une enveloppe de timbres du Zimbabwe. Car le vieil homme rhodésien, forcené du rail, aime aussi ces vignettes crénelées qui évoquent son pays, quelque soit le nom donné à cette terre africaine. Sa table de travail en est recouverte.

Bulawayo est cette ville de province où l’on aime trainer des pieds en regardant autour de soi les mains dans les poches, où l’on se pose à l’intérieur d’une épicerie contre le rebord de la vitrine pour y manger le sadza, une boule de pâte de maïs blanc, accompagné d’une part de légumes verts et d’un petit morceau de viande. On pourrait y rester des heures à regarder les clients passer pour acheter quelque chose ou pour simplement discuter.

Dans le centre, la sortie des écoliers sonnait également pour nous la fin de cette jolie récréation. La cloche avait tinté, il était l’heure d’emprunter à nouveau les chemins de traverses.

Nous regardions la route qui sortait de la ville avec toujours le même étonnement et la même envie.   


En savoir plus sur Ribines et Godillots

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.