Le regard du koudou

Kasane, ville plantée dans la savane, à la lisière du Zimbabwe, de la Zambie et du Botswana, coincée entre le Zambèze et la rivière Chobe, exactement nulle part entre l’océan indien et l’Atlantique Sud. C’est dans ces endroits que reviennent en tête les vers du Transsibérien de Cendrars,

« Dis Blaise, sommes nous loin de Montmartre,
Nous sommes loin Jeanne, tu roules depuis sept jours… ».

Kasane, cité oubliée où « les lointains sont par trop loin ».

Le premier jour on sillonne vingt-cinq kilomètres de piste de sable rouge, nos pieds deviennent brique à force de s’y enfoncer. On achète quatre oignons et quatre tomates sur un étal de marché pour le soir. Le midi on se pose sur un morceau de trottoir pour se jeter sur une assiette de nshima, doublée d’une côte de porc cuisinée dans une roulotte de coin de rue. Le ventre plein on fomente des plans pour les prochaines heures. On marche, sans arrêt.

Le lendemain on se retrouve sur une barquette en aluminium en compagnie d’un solide gaillard d’une vingtaine d’années, au nom de Chess, qui sera notre capitaine d’un jour sur la rivière Chobe. On prend l’eau, comme on prend le train, avec délectation, le nez collé au carreau, les yeux pétillants. Chess ne mettra pas longtemps à nous surprendre, après vingt minutes de navigation dans un paysage taillés de roseaux et de talus embroussaillés, il laisse glisser l’avant de l’embarcation sur la terre ferme.

A cinq mètres devant nous, un crocodile qui lui, en fait bien trois, s’octroie une sieste, affalé sur une langue de sable et d’herbes folles. Il serait certainement imbattable dans les cours de récréation au jeu du « un, deux, trois, soleil », tant sa passivité est époustouflante. Mais ça ne fonctionnerait pas, les enfants courraient partout en hurlant. L’œil reste cependant vigilant et nous sommes bien dans son champ de vision. Nous gardons nos cinq mètres comme ligne de vie et n’allons pas plus loin.

Tout le long de notre progression, ce sont des myriades d’oiseaux dans les airs ou sur la grève, que nous observons à loisir. Festival de couleurs, ballets étudiés, travaillés et transmis depuis dix, vingt générations, au-dessus de nos têtes. Jacasseries et conversations volages de volatiles rouges et ors, émeraudes et pourpres, de déclinaisons de gris jusqu’au blanc immaculé de la tête d’un aigle pêcheur dans les herbes hautes.


Émergeant des broussailles, des koudous rejoignent une grève de sable. Nous nous retrouvons face à eux et restons tous aussi surpris les uns que les autres par cette rencontre inattendue. Fascination des deux côtés de l’eau, séparés seulement de quelques mètres. L’un d’eux nous observe, immobile. Ce moment où nos regards se seront plantés dans les yeux sombres de l’animal, sera d’une rare intensité. On devine qu’au moindre geste, qu’au plus ridicule et insignifiant bruit, les koudous s’enfuiront en même temps que s’évanouira définitivement cet instant figé. Alors on cesse de respirer pour garder encore ce temps, devenu subitement fragile et si précieux, suspendu au regard de l’autre.
Et si ce n’est pas l’animal le plus emblématique, ni le plus rare que nous aurons eu le loisir d’approcher, le regard du koudou aura été une des rencontres les plus émouvantes de la journée.

Des buffles aux cornes imposantes, planes et tarabiscotées défilent en file indienne pour disparaître derrière une dune dans les marais.

Des girafes sur un plateau herbu se penchent en écartant leurs longues canes, plient leurs cous roux tachetés de jaunes et lorsqu’elles se relèvent, marchent sur la pointe des pieds, comme pour un défilé superbe, empreint de grâce et d’élégance offert au peuple de la rivière.

Les hippopotames, monstres du fleuve, les plus dangereux aussi, prévient Chess, sont présents à fleur d’eau et nous fixent de leurs regards ronds et sombres. Et lorsqu’ils baillent, c’est une gueule effrayante qui nous tasse sur les sièges de la barque, soudainement bien fragile. Quand ils disparaissent sous l’eau, notre pilote redémarre rapidement et recule vers le milieu de la rivière. Il est impossible de les repérer et rester devient vite un jeu dangereux. On ne joue pas, on recule, fasciné.

La rivière à cette heure, aimante la savane entière et c’est toute sa faune extraordinaire qui vient s’y abreuver, chacun y trouvant place sur la rive. Des éléphants se pressent pour franchir un gué et rejoindre ainsi un îlot de broussailles. Un groupe de femelle avec des petits se resserre tandis qu’un mâle à l’arrière chasse un buffle trop curieux.

Au loin sur la ligne d’horizon, nous pourrons observer, quelques minutes, les silhouettes de deux lions se découpant dans le soleil couchant.

Le paysage à lui seul est un spectacle sidérant. La rivière qui sépare le Bostwana et la Namibie, sortie du bourg de Kasane s’élargit aussitôt pour laisser champ libre à des roselières sur la berge en Namibie et des marais de broussailles, côté Bostwana.



Nous avons parcouru sans nous en rendre compte une vingtaine de kilomètres. A glisser entre les roseaux et les berges de sables sur une eau de soie, à petits pas, presque en silence, nous avions cessé de compter des bornes de toute façon invisibles. Avant que la nuit ne tombe définitivement sur les rives africaines, nous opérons un demi-tour et repartons vers Kasane. Chess cabre son bateau et le lance sans retenue sur l’eau qui se transforme en tôle ondulée. Le vent et le froid nous saisissent tandis que sur le bord de la rivière, on voit se dessiner les silhouettes des éléphants, des girafes. A la surface de l’eau, le dos sombre d’un hippopotame, dans le ciel, un dernier vol d’hirondelles pour saluer cette fin de journée.

La nuit, on retrouve notre hollandais volant, aventurier au long cours, rencontré la veille, sillonnant le continent depuis un an avec un scooter ridé et une vieille estafette verte ornée d’un pochoir géant de Maradona. Tout cela roule le soir au whisky, à la cigarette et aux histoires improbables, le triptyque fondamental pour devenir un véritable aventurier. Il y a des légendes qu’il ne faudrait jamais déboulonner. Il nous raconte qu’après son périple africain, il retournera d’ici un mois aux Pays-Bas où il emménagera dans une nouvelle maison et explique qu’il compte y rester le temps de décorer les murs. Ensuite, il repartira pour le Japon, pour se fabriquer de nouvelles histoires à dormir debout. La décoration, ça ne racontera jamais rien à un aventurier, mais le Japon, évidemment, ça excite l’imagination. Sur son haut-parleur de poche, où il diffuse pour nous distraire quelques classiques de la chanson française, il y a cette vieille rengaine des années soixante-dix des Poppies :

 » C’est l’histoire d’une trêve
Que j’avais demandée
C’est l’histoire d’un soleil
Que j’avais espéré…
Non, non, rien n’a changé, tout a continué… « 

C’était peut-être cela l’aventure, même si on la savait dérisoire et toute provisoire, une trêve espérée l’espace d’un ultime instant, pour plonger, le temps d’un silence étincelant, dans le regard noir d’un koudou, sur les rives du Chobe, avant que la nuit vienne définitivement.

Dieu que c’était beau.

L’expression prenait là, tout son sens.


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