L’itinérance, maladie caractérisée par l’impossibilité de rester plus de deux jours au même endroit, complique parfois les choses en matière d’organisation. Cette fois-ci, notre goût pour le mouvement jouait en notre défaveur. Nous avions pour projet de trouver un moyen de transport afin de rejoindre Sessriem, à quatre cents kilomètres de la côte Atlantique, dans le désert du Namib. Le premier constat était qu’il nous fallait trouver un véhicule tout terrain pour trois jours car il n’existait pas de transport en commun. Le second fût, aussitôt après, de nous rendre compte qu’il n’y avait plus rien à louer en Namibie. La haute saison battait son plein pour les vacanciers européens et tout était réservé depuis plusieurs mois. S’en suivait une communication intensive tout azimut et une déferlante de bouteilles à la mer lancées dans l’espoir de dénicher la perle rare. Les réponses furent muettes, négatives ou au mieux ne correspondaient pas à notre attente. Le désert nous filait entre les doigts.

Pourtant, un jeune magicien réussit, à force de persévérance, à nous tirer d’embarras. Vilho travaille pour l’agence Damarana à Swakopmund, que nous avions, parmi tant d’autres, contacté au hasard. Malgré leur expertise, trouver un véhicule au débotté semblait, à ce moment précis, rester une affaire délicate.
Le lendemain, contre toute attente et après de nouveaux échecs, Vilho nous remettait les clés d’un drôle de fourgon tout terrain monté sur pneus flambants neufs. Ce véhicule professionnel, appartenant à une compagnie de voyages organisés, bardé de photos d’animaux sur ses flancs, servait en principe à transporter des touristes accompagnés d’un guide et n’était absolument pas destiné à la location pour des particuliers.
On lançait les sacs sur les sièges arrières sans mot dire et prenions la piste sans nous retourner, encore étonnés et trop heureux d’être au volant de cette navette du désert. Vilho ne savait pas quel cadeau il venait de nous faire.


La monotonie supposée du désert ne s’avère pas correspondre à la réalité de cette région du monde. Sur près de 400 kilomètres, le paysage transite effectivement par des zones blanches, désespérément planes, parsemées de rares buissons épineux. Mais cet infini aride est relayé plus tard par des étendues d’herbes rases. Elles sont jaunies de la même façon que celles que l’on croise en savane puis amorcent un changement de teinte, tirant ainsi sur un pâle anisé.



Sur ces étendues, le moindre mouvement attire aussitôt l’œil et on peut ainsi observer des petits groupes de springboks sur les prairies. De temps à autre un oryx solitaire à la robe fauve joliment dessinée, aux cornes pointant vers le ciel, nous dévisage placidement.

Après deux cents kilomètres de secousses, de tôles ondulées et de sable traître, condamnant le véhicule à glisser constamment, nous atteignons le canyon de Gaub. L’eau n’est plus présente actuellement, mais elle y a creusé son lit durant des millénaires au travers d’un massif rocheux découvrant aujourd’hui à ciel ouvert les strates colorées de roches sédimentaires de grès et de conglomérats, au milieu de vastes étendues d’herbes balayées par le vent. La route emprunte des virages, un pont qui traverse le lit de la rivière Gaub puis se relance quelques kilomètres plus loin dans un désert blanc.


Nous coupons le tropique du capricorne peu de temps après, matérialisé par un grand panneau indicateur planté sur le bord de la piste et siglé d’autocollants du monde entier. Ces franchissements symboliques feront toujours la joie des voyageurs, nous laissant croire être, le temps d’une photographie, un aventurier plutôt qu’un touriste. Le symbole doublé, nous redevenons aussitôt des routiers roulant frénétiquement sur une piste ensablée rectiligne. Derrière nous, un haut panache de poussière blanche avale et fait disparaitre la route. Devant nous, l’horizon inaccessible. Ne reste plus que le bruit des cailloux tapant sous le véhicule et le roulis d’une conduite sur sable sous un soleil immobile.

Le lieu-dit Solitaire permet en cours de route de faire le plein d’essence et de contrôler la pression des pneus, qui nous inquiète depuis qu’un voyant sur le tableau de bord nous sommait, une vingtaine de kilomètres auparavant, de se garer sur le bas côté afin de régler un problème encore non décelé. ll était certain que les secousses constantes de la piste ne devaient pas épargner la mécanique.



Après sept heures de navigation, d’arrêts photographiques, d’admiration sans fin et de dérapages incessants, nous atteignions Sessriem, porte d’entrée des dunes de Sossusvlei. La route, bien que remuante, avait été un enchantement de tous les instants et il était déjà difficile de penser que nous allions peut-être trouver plus impressionnant le lendemain matin.

Avant que le jour ne se lève, nous étions aux portes du parc, attendant impatiemment, en avalant notre petit déjeuner dans la voiture, que le garde ouvre la barrière. Nous empruntions ensuite, étrangement, une route bitumée au milieu du canyon de Sessriem sur près de soixante-dix kilomètres pour atteindre le site, puis lâchions la voiture pour filer à pied aux dunes.

C’est ferme et définitif, ici on tranche au couteau. On pose le bleu limpide sur le ciel, parfois trop lumineux, tirant sur l’aveuglant, souvent intense sans dilution aucune, dur et clair.
On installe le blanc, tomettes d’argile disposées au sol, fragiles, craquelées, dorées au four, réfléchissant dans les yeux, tout le soleil disponible.
Et au milieu enfin, on jette le sable, oxydé de cuivre, rouge brique ou orangé selon l’angle de vue, drapé de velours, bordé d’arrêtes sculptées au scalpel.

Sossusvlei est une hallucination graphique. La couleur autant que l’architecture font de ce coin du monde une œuvre d’art.
On marche toute la journée, pataugeant dans ce sable fin oxydé, s’immisçant partout dans les vêtements. Nos chaussures ont doublé de poids et disparaissent, enlisées dans les dunes. Nous grimpons sur le tas de sable le plus haut du monde, d’où un panorama à 360 degrés défit l’entendement. La couleur, les nuances des dunes plombées de soleil semblent tout droit émergés de l’univers de Moebius. Sublime autant qu’inconcevable.
Le vent sur les crêtes lève des volutes dorées de sable et met peu de temps à effacer nos pas. Nous ne sommes rien, le désert nous le rappelle soudain.



Et puis il y a Deadvlei, rêve de dessinateur bercé par des fumées hallucinogènes, décor improbable du story-board d’un réalisateur de science-fiction, méditation lunaire d’écrivain voyageur.
Deadvlei est une cuvette d’argile gigantesque gardée par des dunes monumentales aux crêtes aiguisées, peuplée d’arbres immobiles gravés de rides de vieillards superbes, projetant l’ombre de leurs bras tentaculaires sur un sol immaculé.




Les couleurs qui paraissaient tranchées en arrivant ne sont plus que mouvement et cassent nos certitudes. Le blanc devient crème, la brique vire à l’orange, le bleu du ciel s’éclaircit tandis que les ombres des arbres et des dunes reculent lorsque le soleil touche au zénith. Deadvlei, désert spectaculaire que l’on croyait sans vie est en réalité un théâtre vivant en représentation permanente. Nous arpentons longuement cette plaine retirée du monde, toujours étonnés, doutant presque de son existence.

Deadvlei est un tableau extraordinaire qui n’existe pas, le fruit de l’imagination collective de cerveaux brulés au soleil du désert du Namib.

En fin d’après-midi, nous retrouvons Yoann sur un terre-plein, avant de quitter les lieux. Yoann est une sorte d’espèce hybride, mi-toulousain, mi-munichois que l’on avait rencontré à Ganzhi au Bostwana. Nous avions alors partagé un bout de minibus, un morceau de taxico, un coin de banc pour un pique-nique dans le no man’s land et passé ensemble la frontière namibienne. Il nous avait tirés d’affaire lorsque nous n’avions plus d’argent pour payer le dernier transport puis chacun avait continué sa route.
La surprise fût alors belle quand nous sous sommes reconnus dans le désert, le teint un peu plus halé qu’il y a quelques jours. Il arrivait d’Amérique du sud et parcourait seul, les mêmes routes cabossées du monde que nous. Jovial et bavard, il semblait prêt à aller partout, à endurer tous les transports et toutes les misères avec une bonne humeur constante, contre la simple promesse d’un paysage à admirer quelque part. Ces arpenteurs de rêves, occupés à suivre leur boussole, étaient en fin de compte plutôt rares et nous étions alors toujours heureux d’en croiser.

Dans la douceur de cette fin de journée à Sessriem, chacun racontait ses dernières péripéties voyageuses, un pneu crevé, les dos cassés, quelques dérapages incontrôlés, des porte-clés ”tour Eiffel” offerts à la police, des blagues à quelques euros et à plusieurs dollars namibiens, et surtout la joie partagée d’être ici.
Et puis nos chemins se sont de nouveaux séparés. Les rencontres humaines sont à l’image des voyages nomades. Rien ne dure, tout passe à la vitesse de nos pas et doit être vécu dans l’immédiateté ou disparaître définitivement. Nous aurons eu la chance de croiser Yoann deux fois de suite et c’est chose rare. Gageons qu’une troisième fois arrivera, plus loin. Il faut bien quelques exceptions à des règles, qui ne sont d’ailleurs pas écrites.
Ces quelques jours dans le désert du Namib auront été d’une intensité redoutable. Le roulis interminable de la piste, les rencontres amicales furtives, la beauté rare et renversante de ces paysages auront laissé dans nos mémoires, une poignée de sable rouge et un petit morceau d’écorce d’acacia pétrifié, comme le souvenir inaltérable d’un extraordinaire instant d’éternité vieux de 80 millions d’années.

Sur les crêtes des hautes dunes ocres, on distinguait sous l’effet du vent, une myriade de paillettes de quartz s’élever dans le soleil couchant.
Rien de cela n’avait jamais existé.

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