Mille vies rêvées

Nous avons rencontré David le premier jour de notre arrivée en Afrique du Sud. Et nous étions heureux quelques jours plus tard de le retrouver pour qu’il nous emmène jusqu’au Cap de Bonne Espérance. David est congolais et avait fui les conflits de son pays il y a dix-huit ans. Temporairement, croyait-il alors.

Tout le long de la Chapman’s Peak drive, une des plus célèbres routes côtières au monde, il nous raconta son Congo, la jeunesse heureuse au pays puis son exil forcé en Afrique du Sud, ses douleurs d’émigré et son absence de vision d’avenir à Captown. Sa situation était le lot commun de ces gens qui se savaient exclus de leurs pays et qui ne pourraient probablement jamais être vraiment de celui où ils vivaient désormais. David se retrouvait condamné à vivre dans une espèce de zone grise où il fallait se battre un peu plus que les autres, qui tenaient précieusement, eux, une carte d’identité dans la poche.

Dans le roulis et les virages d’une route extraordinaire frôlant l’océan, flottaient des parfums de mangues sucrées et de routes sans asphalte tracées dans la jungle nostalgique du pays de notre ami. On passait alors toutes les frontières, sans visa, sans papiers ni tampons, la fenêtre ouverte aux embruns maritime, en riant des turbulences d’une enfance congolaise.

Bonne Espérance approchait, perdu dans les fynbos colorés du Cap.

C’est une péninsule qui prolonge le continent africain en l’effilant inexorablement jusqu’à la corde. Bout du monde qui a vu passer les Vasco de Gama dans un sens, le dernier vaisseau de Magellan dans l’autre, les esclaves malais et les trafiquants d’armes, les paysans néerlandais et les colons anglais, des navires chargés de denrées, d’épices et de containers chinois, des goélettes aux voiles tendues, et puis Bernard Moitessier, seul au monde à bord de Joshua, salué d’un vol de cormorans, qui ne voulait plus rentrer.

«Je continue parce que je suis heureux en mer et peut-être pour sauver mon âme.»

C’est le passage d’un océan à un autre, la fin d’un continent aux portes des quarantièmes rugissants.

Le Cap de Bonne Espérance ressemble à une plage de cailloux polis par la mer, bordée d’algues géantes et peuplé d’autruches fouillant désespérément les taillis. Au bout d’un long promontoire rocheux à Cap Point, qui semble être une lame de couteau posée sur l’eau, un simple phare blanc y est installé. Ultime bougie éclairant les environs avant l’Antarctique.

Plus bas, des manchots du Cap se sèchent sur une plage de sable fin, après une baignade dans des eaux limpides. Il n’y a pas un endroit qui ne mérite notre attention. Tout parle d’une nature éblouissante et d’un mythe sorti de nos livres d’aventures.


De Zanzibar au Cap de Bonne Espérance, nous aurons couru de l’Indien à l’Atlantique, avec une intensité émotionnelle jamais démentie pour finalement buter, dans un ultime souffle extatique, sur un caillou de bord de mer.

Nous aurons aimé cette vie rêvée, mille fois renouvelée, les parfums d’orange et de papaye, les eaux des lagons indiens, les bruines de Victoria, nous aurons aimé autant les brûlures du Namib que la fraîcheur des aurores Atlantiques.
Si nous ne regardions pas le calendrier, perdant ainsi la notion d’un temps décompté, nous pourrions sans mentir affirmer que nous avons vécu mille vies.

L’Afrique allait bientôt s’éloigner ou plutôt c’est nous qui allions nous laisser dériver vers d’autres continents. Le temps de la nostalgie s’annonçait et nous nous apprêtions à retourner la tête de temps à autre, avec l’illusion de prolonger encore un peu cet instant africain. Et puis le clic des fermetures de nos sacs, une carte de géographie posée sur la table, nous rappelleront que nous n’aimons rien d’autres autant que les départs. Nous claquerons la porte du continent une ultime fois. Nous avions vécu mille vies africaines, nous en étions convaincus.

Nous en espérions désormais mille autres, ailleurs, un peu plus loin, au large du Cap de Bonne Espérance.


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