Finalement on quitte l’Afrique avec seulement guère plus que lorsqu’on y est arrivé. Quelques centaines de photos, la peau brûlée par le soleil, une pile de vêtements poussiéreux et un peu moins de gomme sous la semelle de nos chaussures.
Que reste-il de ces routes parcourues, si ce n’est quelques souvenirs éblouissants que notre mémoire défaillante emportera tôt ou tard ?
C’est ce type de question que l’on a tout le loisir de se poser lorsqu’on quitte un continent et qu’un avion vous permet de traverser la moitié du monde sans lever une fois le pied.
« Tout peut arriver dans la vie, et surtout rien », raconte Houellebecq. C’est la même chose avec l’avion, on goûte au néant. On n’arrive pas à dormir parce que le gamin de derrière a décidé de tester les charnières de la tablette de votre siège durant toute la nuit et on s’ennuie ferme en regrettant déjà les brumes de Bonne Espérance et la piste de Kasane quelque part au Bostwana sur les rives du Chobe. Quelques trous d’air seulement pour vous rappeler à quel point vous aimez la vie et puis c’est tout.
On atterrit un matin sans ne plus vraiment avoir conscience du jour ni de l’heure qu’il peut bien être. Mais on touche le sol et marcher reste toujours un miracle.




C’est une escale attendue car nous avions combiné deux vols de manière à faire un arrêt suffisamment long pour pouvoir s’échapper quelques instants en Turquie. Nous passons la douane, coups de tampons, une heure à somnoler dans un bus en direction du centre et nous nous retrouvons, douze heures après avoir quitté la montagne de la Table du Cap, sur la place de l’Hippodrome de Constantinople à contempler les flèches des minarets de la mosquée bleue Sultanahmet. Elle fait face à la non moins reconnaissable et peut-être plus renommée Sainte Sophie.



Construction monumentale, chevauchée de coupoles qui se soutiennent entre elles, posée sur les berges du Bosphore, Sainte Sophie symbolise, tout comme la place de l’ancien cirque romain byzantin, l’histoire inouïe du bassin méditerranéen. Et sous sa coupole principale, la patine des murs en raconte tout autant que les noms d’Allah, de Mahomet, apposés sur d’immenses boucliers aux fonds verts ou que les peintures murales, fanées par le temps, des saints chrétiens de Constantinople. Dix-huit siècles témoignent des royaumes bâtis puis défaits, des gloires des uns et des humiliations des autres. Bruits d’épées byzantines de l’empire romain d’Orient, galops des chevaux chrétiens sur les pavés, vaisseaux ottomans chargés d’esclaves vaincus à la guerre sur les rives de la mer de Marmara. Tout résonne ici et nous raccroche à notre passé tumultueux d’européens.

On ressort dans les jardins du Sultan Ahmet poursuivi par la chaleur et l’Histoire, traqué par la mémoire d’une Rome déchue, d’une Byzance rayonnant sur le monde et des armées ottomanes bientôt en ordre de marche.





On s’adosse aux grilles du jardin pour ne pas chanceler, sous le coup de l’histoire ou peut-être plutôt sous celui de la fatigue qui s’accumule. On ne se souvient déjà plus de notre dernière nuit de sommeil africain et on ne sait pas encore où sera la prochaine. Un pied sur la rive européenne, l’autre sur la terre asiatique, la tête encore en Afrique, on fait le choix de l’inconnu qui tiraille.
Un second aéronef nous arrachait du sol quelques heures plus tard. Pourquoi perdre son temps à dormir finalement, puisqu’il y avait Istanbul ? Ensuite on ne se souvient plus précisément du décollage ni de cet autre gamin qui s’évertuait à nous taper consciencieusement dans le dos. C’était certainement un complot. Nous avions déjà fermé les yeux. De toute façon, en avion, il peut tout vous arriver, surtout rien.

Le Cap, Istanbul, pour atterrir deux jours plus tard en Asie, à Delhi. Quarante-huit heures hallucinées nous auront fait traverser la moitié du monde d’un coup de deux ricochets. C’est hagard que, le sac sur le dos, nous déambulons dans la ville. La chaleur mêlée aux multiples rencontres harassantes et plutôt malveillantes de personnes voulant libérer votre portefeuille de quelques roupies en échange d’une jolie arnaque bien empaquetée, achèvent de nous agacer.
Les sacs posés, et quelques heures de sommeils bienvenus nous permettent de repartir mieux disposés l’après-midi. Le quartier de Paharganj où nous nous sommes installés se trouve au cœur de la ville.

Tous les pâtés de maisons se ressemblent aux yeux des nouveaux arrivants. On distinguera plus tard Paharganj, Main bazar, point de chute animé des routards, proche de la gare, Chandi Chowk dans l’ancien Delhi, aux rues commerçantes se perdant dans des ruelles minuscules, étroites et sombres. En longeant la voie de chemin de fer, on traverse les quartiers de Narain Market, Rui Mandi, Mori Gate qui s’enchaînent dans une animation furieuse et sans repos. Chaque pas demande un effort d’orientation, on ne peut jamais aller droit, un obstacle se présente inévitablement devant vous.
S’ajoute régulièrement à la difficulté de déplacement, un homme qui vous abordera, le sourire enjôleur, assurant qu’il n’est pas un arnaqueur mais un étudiant qui souhaite seulement nous aider dans la ville. La suite est irrémédiablement la même. On nous explique la main sur le cœur, qu’il ne faut surtout pas faire un pas de plus dans cette direction car la rue n’est pas sûre et que nous ne serons plus en sécurité si l’on continuait. L’idée étant de nous placer dans une situation stressante pour ensuite nous emmener par la main dans un autre endroit certainement, pour le coup, peu recommandable. On continue. Au bout de quelques minutes, le rabatteur s’épuise et renonce. Nous serons repris en charge un peu plus tard par un autre escroc souriant. La difficulté ressentie avec ces rencontres inopportunes est qu’en cas de danger réel, nous aurons bien du mal à donner du crédit à la parole d’une personne sincère qui nous en avertira, tant nous sommes sollicités dans la rue par ce type de discours. On continue quoiqu’il en soit, trop occupé à ne pas se faire piétiner. Marcher tout droit nous a toujours semblé être une stratégie intéressante faute de savoir où on est.

Nous restons longuement devant la façade d’un temple Sikh, Gurudwara Sis Ganj Sahib, à observer les fidèles y rentrer de manière cérémoniale. Un homme nous ayant repéré, nous invite à rentrer à notre tour. Nous nous couvrons la tête, lavons les mains et libérés de nos sandales, gravissons les marches. Une pièce unique, riches d’enluminures et de marbres éclatants accueille les croyants. Au centre une moquette épaisse permet de s’installer pour prier, écouter les musiciens et chanteurs qui s’exécutent sans interruption. Nous restons subjugués par le chatoiement des couleurs et la puissance des chants. Plus tard dans le silence retrouvé, notre guide expliquera sommairement les principes de la religion Sikh et nous fera visiter les cuisines, l’autre versant essentiel des temples de cette religion, où tout un chacun peut se rendre, pour partager un repas dans une salle commune. Nous retrouverons plus tard nos sandales, heureux de cette première approche d’une religion, jusqu’alors inconnue et bien mystérieuse.


Nous parcourons seulement dans l’après-midi une quinzaine de kilomètres à pied en ayant l’impression d’en avoir fait le double tant la circulation est délicate dans cette ville. Trottoirs impraticables lorsqu’ils existent, chaussées encombrées jusqu’à la saturation, si bien qu’il faut en permanence se faufiler entre les rickshaws et les cyclopousses, se contorsionner entre les cornes d’une vache et une charrette chargée de cartons hauts de deux mètres, poussée, tirée par deux ou trois hommes courbant le dos sous la peine. On attend parfois plusieurs minutes derrière une auto, un vélo, d’autres piétons coincés, que la voie se décongestionne par miracle. On ne sait plus très bien par quelle grâce nos orteils sont encore préservés de l’écrasement. Nos oreilles sont, elles, désormais inutilisables pour les prochaines vingt-quatre heures. Les concerts de klaxons sont une constante jusqu’à la nuit tombée. Les cris des uns et les hurlements des autres font aussi partie de l’empreinte sonore de la ville dans l’indifférence générale.

Sur les trottoirs, des femmes, des hommes, allongés sur le sol, à moitié nus, dorment sur le sol, inertes. Pas de mains tendues, pas de supplications, seulement des corps immobiles, à l’abandon dans la fureur et la moiteur de la ville. On marche, nos pieds à côté de leurs têtes, debout, vertical, en silence, feignant de ne rien voir alors qu’ils obsèdent d’un coup tout notre esprit.



Si la ville est bruyante, elle laisse aussi des impressions partagées dans nos mémoires olfactives. On apprécie les effluves délicieuses de pains en passant devant un tandoor d’où un homme transpirant extrait habilement les naans, décollés des parois brûlantes de terre cuite pour les lancer en l’air et les faire retomber dans un plat. On ne respire plus en passant par inadvertance dans des urinoirs, parce qu’ils étaient le seul endroit où il était possible de circuler dans la rue. On s’interroge enfin sur la part d’oxygène restant à se partager dans l’air quand on attend patiemment, derrière une dizaine de rickshaws au milieu d’un rond-point à l’arrêt.



Peut-on réellement mourir étouffé au milieu d’un boulevard saturé de moteurs à explosion, les doigts de pieds écrasés par la roue d’un cyclopousse bardé de parpaings, le dos encorné par une vache sacrée, dans l’indifférence hurlante d’indiens pressés, un klaxon greffé dans la main ?
C’est la question légitime que l’on se pose, le front suintant, dans ces moments désespérants. La seconde interrogation, la plus récurrente et la plus commune à tout voyageur se trouvant dans une passe délicate, partout dans le monde, restant le fameux « Qu’est-ce que je fais là ? »…


Et puis un filet d’encens nous raccroche à la vie, le parfum sucré d’un biscuit doré sur une plaque brûlante sur le trottoir suffit à nous convaincre que tout cela vaut bien quelques menus tracas. On en vient même à croire que le ciel gris chargé de particules polluantes et d’émanations toxiques laissera peut-être entrevoir un coin de ciel bleu. Douce illusion probablement.



Delhi semble vouloir se jouer de nos sentiments et de nos émotions. Elle brasse dans un même creuset l’infiniment sacré, le beau et toute la laideur humaine, elle propose sur un même trottoir la misère la plus ultime et les soies délicates, elle ne nous laisse pas choisir mais nous livre tout d’un seul bloc. Prenez tout ou bien fuyez. Delhi n’est certainement pas magique, n’est surtout pas non plus un enfer. Elle est une fête qui ne s’arrête jamais, toujours ivre de vie et sans répit.

Elle est la vie sans emballage, sans dentelle ni politesse excessive, superbe et parfois, terriblement cruelle.


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