La ruée vers le ciel

Recevoir, lors de la montée dans un bus, un sachet destiné à vomir peut en dire long sur la qualité du futur trajet. On ne partait plus vers un ailleurs, mais il nous semblait subitement devoir s’installer dans la dernière attraction à sensation d’une fête foraine. On quittait Delhi avec un ticket de manège et une poche de papier à la main.

Nous mettrons plus de deux heures à sortir de la ville. En regard d’autres grandes mégapoles mondiales, la ville n’y est pas plus dense. New Delhi comptant environ 6000 habitants au km² quand Paris en dénombre 20000. Mais le tumulte brouillon et une certaine exubérance nous livrent pourtant sur un plateau cette conviction. La réalité est surtout que la capitale Delhi étend son emprise sur les anciennes campagnes environnantes et quitter la ville devient alors une aventure sans fin.

Sur la route, les phares des camions Tata, véritables forteresses roulantes, reconnaissables à leurs couleurs vives et à leurs fenêtres de cabines si étroites, qu’on croirait des meurtrières, laissaient entrevoir un brouillard épais. Cette purée de pois reflétait la pollution stagnante, chargée des particules toxiques combinées des industries, des véhicules et des brûlis agricoles environnants, rendant les gorges irritées en quelques jours.

Une nouvelle route se construisait, des ouvriers avaient installé leur campement de toile au pied même de la pile du pont qu’ils édifiaient. Des équipes continuaient à travailler sous les projecteurs, coincés entre deux autres chaussées saturées, tandis que vaches et zébus traquaient une herbe disparue au milieu des étincelles et des feux d’artifices des soudeurs.

Plus loin, une décharge à ciel ouvert jouxtait la route. On restait longtemps devant ce gigantesque amoncellement de détritus, coincé dans les embouteillages d’une ville qui ne cachait rien d’une vie crue et sans fard.

Nous mettrons dix-huit heures pour atteindre Manali sur une route de lacets et d’éboulis, creusés par la pluie. Parfois bloqués par des rochers qui venaient de prendre possession de la route, nous pouvions observer à loisir le magma de terre et de cailloux descendre progressivement dans notre direction, comme une coulée de lave qu’il paraissait vain de combattre. Nous n’en pensions plus grand chose et notre capacité d’analyse avait déserté depuis quelques heures les têtes. La pollution de Delhi, son environnement exubérant et bruyant, conjugués à la longueur de cette route avait fini de nous transformer en colis postaux à livrer à l’adresse indiquée.

Nous étions malades, la gorge irritée, la tête engoncée dans un brouillard toxique épais et le ventre hésitant sans cesse entre ces deux cousins du lexique français, ingurgiter et dégurgiter. Nous arrivions à Manali comme on sort au petit matin d’une boite de nuit, l’air idiot et l’œil vitreux, ne sachant pas encore expliquer ce qu’il venait de se passer durant les dernières heures mais certains que les prochaines seraient douloureuses.

Manali était étonnamment paisible, loin de la folie de Delhi. C’est un village de montagne qui se remplissait l’hiver pour les touristes indiens venus voir la neige et le reste de l’année, pour les congés des citadins ou les célébrations festives comme les lunes de miel.

A la croisée des rivières Manaslu et Beâs, le bourg se loge au pied de falaises abruptes et végétales où les cèdres disputent l’espace aux pins géants de l’Himalaya. De la place principale qui descend sur la longueur du bourg, des ruelles recèlent les commerces de bouches, les artisans habiles et les magasins de vêtements colorés. Les chiens, nombreux, s’affalent l’après-midi sur les placettes tandis que de petites vaches, descendues de la montagne, ruminent devant les étals des marchands de beignets.

Les klaxons se sont presque tus, remplacés par le fracas de la rivière descendant en gros bouillons. Nous y passerons quelques jours de plus qu’initialement prévu afin de retrouver bonne forme.

La lecture permet alors d’oublier notre inertie relative et nous fait passer au hasard de nos envies, du Maroc colonial de Slimani à une Sibérie dystopique de Théroux, on se laisse balloter entre le breton Failler et une Nativité revue par De Luca. Si le corps est au repos, on laisse l’esprit sans chaîne afin de continuer à respirer.

Et puis dans la journée quand on n’y tient plus, on claque la porte pour emprunter le premier sentier de montagne. On avance à la peine, sans aller bien loin, mais nous sommes simplement heureux de marcher sans avoir rien d’autres à penser que de réfléchir où poser le pied.

Le soir, on file dans une gargote du centre. Une table et deux bancs dans une pièce ouverte sur la rue où on ne peut plus circuler une fois assis. Le patron joue avec ses gamelles, son réchaud, sa poêle et sa bassine de nouille en attente. Des épices, des pois chiches et légumes hachés dans un bouillon sont servis dans l’instant. On se serre lorsque d’autres clients arrivent. Ce n’est pas un restaurant, on mange plutôt dans la cuisine d’un gars qui aurait oublié de fermer sa porte et fait un peu trop de soupe pour lui seul. On y est bien parce qu’on nous ne demande rien d’autre que de s’asseoir. On ressort les doigts gras et le palais tapissé de saveurs, se promettant de revenir le lendemain, comme pour suivre une prescription médicale.

Nous reprenons notre second bus cinq jours plus tard pour une nouvelle étape. La Transhimalayenne débute à Manali pour progresser jusqu’aux plus hautes altitudes en passant par Leh. L’emprunter nous ravissait tout autant que cela nous effrayait. Nous avions éprouvé les premiers soubresauts de cette route depuis Delhi, nous pouvions désormais nous attendre à en connaître le chaos.

Nous embarquons une première journée pour une courte étape qui nous dépose à Keylong, petit village niché dans une vallée encaissée au bord de la rivière Bhaga. Sitôt débarqués, nous arpentons ce paysage sublime, où l’homme y pratique la culture en étage. Les femmes sont occupées ce soir à effeuiller les choux fleurs dans les champs. En devers de la route principale destinée au passage des camions et des bus, un autre axe dessert le village. Ébénistes, échoppes de restaurations, épiceries minuscules s’y alignent. Le soir on y discute sur les trottoirs, entre voisins en partageant un thé masala.

On s’assoit longuement sur un promontoire, d’où flotte un drapeau à prière du bouddhisme tibétain. Le temps de profiter d’un paysage, pour nous, inédit. Le temps de s’imprégner des cimes enneigées à l’horizon, de suivre l’ombre des nuages courant sur les plis des flancs encore verts des montagnes et celui de réaliser que nous naviguons depuis quelques jours dans les méandres de l’Himalaya. On donne soudainement du relief à des mots jusqu’alors rêvés et une épaisseur supplémentaire à nos littératures épiques.

Le lendemain notre bus, qui doit nous conduire jusqu’à Leh par la célèbre Transhimalayenne, démarre aux aurores dans les aboiements des chiens de keylong et le réveil des commerçants. Cette route restera certainement comme une des plus fabuleuses voies empruntées dans notre vie de nomade.

Nous mettrons à nouveau dix-huit heures pour parcourir à peine quatre cents kilomètres, entre les passes étroites dans les canyons encaissés et les cols sidéraux nous élevant jusqu’à cinq mille trois cent mètres d’altitude.

Nous voyagerons dans un de ces vieux camions ramassés et hauts sur pattes qui, boitent, hurlent et vocifèrent dans cet univers minéral écrasant mais qui se refuse à mourir, excepté peut-être lorsqu’épuisé, il loupera un ultime virage. En attendant ce jour maudit, sa rage à s’obstiner à franchir les côtes et les cols laissent ses passagers confiants. Un moteur qui hurle dans ces contrées est une assurance vie précieuse.

Nous croiserons des militaires en nombre, gardant cette zone du monde sensible, défilant par convois entiers de dizaines de véhicules bâchés. Nous ne compterons plus les camionneurs d’expérience au volant de leurs forteresses du désert, grimées de symboles sacrés et de pompons scintillants, ravitaillant les rives de l’Indus depuis la vallée de Delhi, frôlant à peine les tôles de notre vaisseau lorsqu’ils nous croiseront sur une voie ne pouvant laisser passer en principe qu’un seul gabarit, les roues dans le vide abyssal et l’œil noir, immobile, soudé au miroir du rétroviseur.

Nous tutoierons en conscience cette folie qui fait construire des routes impossibles à des femmes et des hommes courbés sous le soleil aride, cantonniers des hauteurs sans oxygène, dans les lieux les plus étourdissants et inhospitaliers du monde.

Nous aurons connu cette impensable cavalcade vers le ciel, le vent sifflant à cinq mille dans les reliques effilées des drapeaux à prières et resterons désormais convaincu que si le Ladakh dans l’Himalaya est le royaume des Dieux, il est indubitablement celui d’une route à la beauté éblouissante.

« Autrefois, le voyage était un mystère et on se disait adieu avant de partir comme si on n’allait pas revenir. » expliquait Andrzej Stasiuk dans ses voyages à l’Est. C’est peut-être aussi ce sentiment de fragilité que l’on souhaite aller trouver en grimpant sur la haute marche d’un bus en partance pour Leh. Car, que vous tombiez du ravin pour quelques centimètres d’inadvertance ou plus probablement que vous en réchappiez, épuisés et heureux d’être enfin arrivés au Ladhak, soyez assurés que vous ne sortirez pas indemnes de cette ruée vers le ciel.


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