Capitale d’un royaume né au dixième siècle par la volonté du prince tibétain Nyoma Gone, le palais royal fût édifié au dix-septième siècle pour abriter la dynastie des Namgyal, à la même époque et sur le modèle inspiré par la résidence du Dalaï-lama, le Potala de Lhassa au Tibet voisin.

Ce n’est peut-être pas ce genre de réflexion qui devrait émerger naturellement lorsqu’on descend d’un bus après dix-huit heures passées sur une route d’anthologie, débarquant à minuit dans la nuit noire de Leh, la tête encore dans les rebonds violents du transport, marchant péniblement dans des rues invisibles et silencieuses, le sac plus pesant qu’à l’accoutumée sous le regards méfiants des chiens errants, mais c’est bien cette vision historique d’un royaume himalayen inaccessible à laquelle nos yeux se sont heurtés lorsque le palais du royaume du Ladakh à Leh est apparu entre ciel et terre. La fatigue et l’altitude n’iront pas jusqu’à nous laisser imaginer être des Alexandra David-Neel d’occasion découvrant pour la première fois le Potala, mais il faut tout de même avouer que cette apparition massive, semblant être éclairée à la lanterne, bâtiment de terre séchée aux ouvertures étroites émergeant dans une nuit d’encre, fût une révélation. Nous avions posé, cette nuit, le pied dans un royaume himalayen.
Nous nous écroulions une demi-heure plus tard dans une chambre parfaitement inconnue après avoir réveillé un gardien de nuit ahuri dormant au sol derrière le comptoir d’où il nous lança les clés. Les présentations d’usage attendraient.


Le Ladakh est une région du monde qui a connu de tout temps les tumultes et les fracas de la guerre, bien souvent communs à tous les carrefours stratégiques des grandes transhumances humaines. Ce coin de montagne perdu, situé entre le Cachemire et les hauts plateaux tibétains, était le nœud de nombreux passages commerciaux, notamment pour celui, essentiel, de la laine Pashmina qui descendait dans les vallées afin d’y trouver preneur. A cela s’ajoute les ambitions, à partir de la fin du dix-septième siècle, du Tibet, soucieux d’étendre son territoire vers l’ouest puis celles du puissant royaume Moghol régnant alors de Delhi au Cachemire voisin d’où circulaient sur leurs chevaux, les cavaliers, armes et Coran à la main, à travers les hauts déserts himalayens dans des rêves de puissance sans limite.
Depuis l’existence des routes et la découverte des cols de hautes altitudes, Leh accueillait traditionnellement les caravanes de marchands de la route de la soie et était relié ainsi au Tibet mais aussi à toute l’Asie centrale. Ces situations géographiques et historiques permettent de comprendre l’existence du creuset culturel original présent devant nos yeux.
Au pied du palais, le vieux Leh aux maisons de toits plats et de terres séchées grises, vieilles parfois de plus de quatre cents ans, ramassées autour de ruelles étroites en pente, n’est pas sans rappeler les villages d’Asie centrale, des vallées afghanes ou persanes.



Le palais édifié par le roi Sengge Namgyal au dix-septième siècle a échappé à l’oubli depuis seulement une trentaine d’année alors qu’il menaçait de s’écrouler. Construit à flanc de montagne, il comprend neuf étages se rétrécissant de manière pyramidale. Des terrasses à chaque niveau offrent un point de vue imprenable sur cette partie de la vallée de l’Indus. Des portes étroites et très basses permettent de circuler et d’accéder aux pièces plutôt mesurées de vie et de réception de la royauté. Il fût abandonné par le roi déchu au dix-neuvième siècle jusqu’à aujourd’hui où il connaît une restauration d’envergure.





Un peu plus haut, le Gompa de Namgyal Tsemo, ancien fort du seizième siècle surplombant Leh, abrite plusieurs temples où les croyants viennent y demander les bénédictions des Dieux, notamment dans le monastère accolé du quatorzième siècle où figure un Bouddha d’une hauteur de huit mètres.


Les Gompas, signifiant lieux solitaires en Ladakh, sont ces nombreux monastères présents dans la région. Edifiés entre le dixième et le dix-huitième siècle, ils apportent une forte empreinte bouddhiste au pays et sont aujourd’hui encore souvent habités par les moines et visités par les pèlerins de l’Himalaya.

La communauté musulmane est aussi historiquement présente et c’est proche de l’avenue principale qui tranche la ville en deux, que sied la mosquée Jama Masjid construite par le roi ladakhi Deldan Namgyal après une entente avec l’empereur Moghol Aurangzeb au dix-septième siècle. Les commerces de bouches sont présents et dans les restaurants du quartier, les plats proposés ont des saveurs cachemiris ou même persane. On ira y boire régulièrement un lait fermenté, le lassi, aromatisé au sharbat, sirop de fruit répandu notamment en Asie occidentale, tandis qu’on entendait parler l’Ourdou dans les rues, langue du Pakistan voisin et des musulmans de cette région.




Les réfugiés tibétains forment également une communauté très présente dans la région. Ayant fui en même temps que le Dalaï-lama, en 1959, la mainmise chinoise sur le Tibet, les exilés ont retrouvé à Leh un environnement proche de celui qu’il venait de quitter. Les photos du Dalaï-lama sont présentes dans tous les commerces et les gompas du pays. Nous apprendrons d’ailleurs que ce dernier était venu rendre visite à la ville quelques jours avant notre arrivée, dans une liesse et une ferveur populaire certaine.

Dans les rues de Leh sont installés de grands moulins à prières colorés que les croyants contournent toujours par la gauche en le faisant tourner avant de continuer leurs routes. Ecolier sur le chemin de la classe, ouvrier partant au chantier ou mère de famille se rendant au marché, tous font tourner le moulin à prières.

Les trottoirs de la rue principale accueillent toute la journée, en cette période climatique clémente, les paysannes étalant sur le sol leur production agricole. Les petits abricots juteux et les pommes sucrées sont actuellement les fruits iconiques de la saison.


Nous arpentons avec une joie non dissimulée les ruelles tordues de Leh, empruntées autant par les vaches, les chiens errants que par les hommes. Nous rentrons dans toutes les échoppes afin de goûter à des plats inconnus dont nous prononçons maladroitement le nom sans vraiment savoir ce qu’ils recèlent comme saveurs. Nous nous engageons sur les sentiers aux reliefs lunaires, offrant des points de vue toujours exceptionnels sur la vallée de l’Indus. Chaque jour, notre corps s’acclimate un peu plus à l’altitude et permet de repousser les distances parcourues en montagne. Dans les derniers jours passés à Leh, nous remonterons une dernière fois au delà des quatre mille mètres par un sentier improvisé, pour contempler ce royaume perché de l’Himalaya que l’on appelle toujours ici le petit Tibet.


Où que porte le regard, la beauté minérale, les lumières d’altitudes du Ladakh grisent invariablement les yeux comme les cœurs, et lorsque nous croisons les couleurs tranchées des drapeaux à prières flottant dans les montagnes comme sur les stupas blanchis à la chaux, on se dit que notre présence dans ce bout du monde atteste sans doute de l’efficacité magique de ces bouts de tissus portés au vent de l’Himalaya. Ce soir, dans la vallée de l’Indus, le vent se levait, les drapeaux claquaient dans le ciel. Des milliers de rêves allaient encore une fois prendre leur envol dans le monde. Les vœux se réalisent parfois, nous en savions quelque chose.

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