Allongés sur le sol, aux aurores, pratiquant quelques étirements matinaux, nous observons, la tête à l’envers, la crête des montagnes de l’Himalaya se profiler dans un ciel épinglé d’un soleil encore pale. On en distingue, à travers les petits carreaux de verres, les veines et rigoles sombres qui courent le long des pans massifs des roches caramel. Il fait doux et de la fenêtre ouverte, un vent timide agite les branches hautes des peupliers tandis qu’une vache meugle à un mètre de là. C’est toujours un étonnement de contempler le monde à l’envers, c’est un miracle inédit que de le regarder s’éveiller depuis les hauteurs du Ladakh.

« Tout le monde parle des couchers de soleil
Tous les voyageurs sont d’accord pour parler des couchers de soleil dans ces parages
Il y a plein de bouquins où l’on ne décrit que les couchers de soleil
Les couchers de soleil des tropiques
Oui c’est vrai c’est splendide
Mais je préfère de beaucoup les levers de soleil
L’aube
Je n’en rate pas une
Je suis toujours sur le pont
A poils
Et je suis toujours seul à les admirer
Mais je ne vais pas les décrire les aubes
Je vais les garder pour moi seul »

Cendrars aurait certainement aimé cette aurore sur la terrasse de notre maison face à la montagne qui s’éclaire et s’anime doucement. Plus haut, un son de cloche du monastère, enfantin et mutin, s’élève discrètement dans la vallée depuis le lever du jour. Ce sont les moines qui font tourner les moulins à prières, rituel immuable dès l’aube, exercice matinal pour saluer l’aurore.
Plus tôt, un enfant se réveillait dans la maison et débutait sa journée en pleurant. Ce sera bientôt notre tour de nous époumoner. Nous commençons à avoir, nous aussi, sérieusement faim.
Nous étions arrivés la veille dans le village de Lamayuru, à la nuit tombée par un de ces bus qui parcourent quotidiennement la vallée de l’Indus. Désormais presque habitués au chaos des routes de montagnes, nous avions profité pleinement de ce lent voyage. Les corps connaissaient désormais toutes les subtilités de ces sentiers cabossés. Et nous trouvions alors normal de voir la fumée noire épaisse des échappements s’engouffrer par la fenêtre aux carreaux gras puis ressortir par la porte arrière du véhicule qui avait cessé définitivement de se fermer. Nous trouvions presque rassurant d’entendre le moteur hurler dans les côtes et les virages, le camion à la peine ne dépassant pas les vingt kilomètres heures. Nous restions malgré tout encore étonnés que le haut parleur grésillard du bus arrive presqu’à couvrir ces explosions de pétroles démoniaques en délivrant des chants pop ladakhis.


Nos têtes tapaient parfois, lorsque nous nous relâchions, contre le montant des fenêtres en même temps que nous rentrions dans les virages. Nous surplombions, depuis les falaises effritées, les bouillonnements laiteux de l’Indus tandis qu’à l’aplomb, des monstres de granit parcourus de fissures menaçantes attendaient patiemment leurs heures pour s’écrouler sur la route. Nous vivions dans le chaos permanent du voyage et ceci développait curieusement chez nous, une conscience aigüe de la fragilité de nos vies qui nous enthousiasmait alors presque. Nous étions vivants et la route nous le rappelait, avec la plus grande énergie, à chaque soubresaut.

Nous nous demandions alors quels esprits tordus pouvaient bien avoir inventer ces affreux véhicules climatisés et insonorisés capable de vous emmener d’un point à un autre sur des rubans d’asphaltes lisses et sans âme, sur des routes mortifères marbrées de bitumes, sans vous laisser la moindre chance d’éprouver ni la joie d’être en mouvement ni le sentiment d’être vivant. Ce ne pouvait être le fait que de quelques sombres personnages qui préféraient ce drôle de mot de « confort » à la joie d’entendre le sang taper dans les veines. Travailler sa vie durant pour finalement avoir pour seul objectif de s’alanguir dans cette mollesse ordonnée semblait être décidément un drôle de métier et une étrange philosophie. Le bus tanguait fort dans un virage et nous rappelait à l’ordre, au présent brut et sans ornement. Le cœur battait au même rythme et cela seul importait.

Deux jeunes sœurs nous avaient proposé dans le village, hébergement et couverts. Et nous nous étions ainsi retrouvés, une demi-heure après être descendus de notre bus, les jambes en tailleur, devant une table basse, à diner d’une assiette composée de riz, d’épinards et d’une soupe de lentilles. Un thé au lait sonnait la fin de la journée à Lamayuru.



Lorsqu’on entre dans le temple du monastère du village, un des gompas les plus anciens du Ladakh, nous trouvons une grande salle où les tentures et les bannières colorées occupent les murs et descendent en guirlande du plafond. Aucun espace ne reste libre. Au centre, des estrades habillés de tapis, devant lesquelles sont disposées des tables basses, accueillent les moines lors des prières et des lectures sacrées. On longe les murs par la gauche. Des statues de bouddhas et de personnages saints s’y alignent, attendant silencieux, que les pélerins viennent les solliciter et laisser quelques offrandes. On y dépose des billets sur les rebords des statues, dans des coupelles déjà pleines ou faute de trouver une place, sur les genoux des vénérés saints. Dans une pièce adjacente, un moine récite la liturgie d’une voix grave, d’un ton monocorde étudié. Sa récitation sacrée est scandée au rythme d’un grand tambour suspendu vertical et est ponctuée par le tintement régulier d’une petite cloche rituelle, symbole féminin de la sagesse, tenue dans sa main gauche. La monotonie du phrasé destinée à créer un état de méditation chez le récitant et chez le pèlerin fait son office.




Nous resterons quelques temps dans cette ambiance feutrée, à écouter ce chant d’outre-tombe et à regarder les croyants défiler devant les statuaires, jetant parfois un œil vague sur la montagne qui apparaissait par l’ouverture de la fenêtre. Ce mysticisme, quelque soit son origine, appelle souvent à une espèce d’introspection, qui n’a d’ailleurs souvent rien de spirituel mais qui est l’occasion simplement de réfléchir à notre propre condition humaine. C’est peut-être la force de ces prières où chacun y trouve ce qu’il souhaite. Le moine y apprend une philosophie pour se libérer justement de cette drôle de difficulté d’être, le paysan du village espère être épargné par les mauvais esprits qui rôdent dans les montagnes en récitant quelques mantras et les voyageurs se regardent souvent le nombril en se croyant spirituels.



Quoiqu’il en soit, le décorum sacré de ces monastères ne laisse, à la sortie, pas totalement indemne car il donne à chacun l’occasion d’arrêter le temps qui passe trop vite et permet de s’accorder une pause essentielle à notre équilibre pour prier, méditer ou plus simplement rêver en contemplant l’Himalaya par la fenêtre.

Lorsqu’en fin de journée, la fatigue se fait sentir, qu’au retour d’une route de dénivelés, les pieds peinent dans la descente et que le soleil s’est trop acharné sur les têtes, on connaît parfois cet abattement qui nous renverrait bien illico dans nos pénates, en fond de vallée. Alors on s’accroche à la vue envoûtante des sommets encore éclairés, on se souvient du goût sucré des abricots du coin, on se répète le « Julley » strident et enthousiaste d’une paysanne lancé à notre passage, le salut ladakhi.


On repense à ce moment précieux où après une progression lente sur des sentiers arides, nous sommes arrivés sur des hauts plateaux. Les nuages modifiaient sans cesse les teintes des versants de la montagne. Le nuancier sidérant de pastels accordait avec talent toutes ces couleurs, des contreforts jusqu’aux cimes de cette géographie du relief. Nous restions longtemps, comme dans le monastère, immobiles et silencieux à nous repaitre de ce point de vue incomparable. Il importait alors peu qu’il soit d’ordre divin ou né d’une géologie hasardeuse.



Mais nous éprouvions encore une fois, perdus dans l’immensité d’un univers trop grand pour nous, ce sentiment troublant d’être presque rien, une brindille de paille, fragile, poussée par le vent. On se croyait fort d’avoir gravi ces derniers mètres de dénivelés, le front suant et le souffle court. Et puis soudain, face à l’immensité d’un monde qui nous dépassait encore une fois, il fallait admettre que nous n’avions rien accompli. Les plateaux de l’Himalaya étaient écrasants de beauté et nous en étions les victimes conciliantes. Lorsque le cœur s’apaisait et que son battement bruyant s’étouffait enfin, ne restait alors plus qu’un silence assourdissant dans une cathédrale de granit élancée vers le ciel.

Voyager est un drôle de métier qui, alors que l’aurore vous offre chaque jour un monde parfaitement inconnu auquel il faudra bien se confronter, vous oblige non seulement à accepter le fait que vous ne savez rien mais vous contraint également à livrer la seule chose que vous possédez au bout du compte, la fragilité du voyageur.

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