Avant de quitter le village de Saspol, nous irons explorer une dernière fois les montagnes environnantes. Nous visitons le monastère d’Alchi, dix siècles de briques de terres séchées, de peintures sacrées, de lectures étourdissantes et de méditations nichées sur les rives de l’Indus. On tourne autour du monastère en même temps que l’on fait tourner les moulins à prières, dans le silence des montagnes.



Et puis nous grimpons au milieu des éboulis, au-dessus de Saspol, jusqu’au grottes de Gon-Nila-Phuk. Ce sont d’anciens ermitages creusés dans une roche conglomérale meuble, composés de cavités minuscules qui, vues du pied de la falaise, semblent quelques trous de souris apparus naturellement au gré des éboulements et des infiltrations d’eau.

La réalité est tout autre quand nous les atteignons, après avoir ripé plus d’une fois dans la montée sur des colonies de maudits cailloux se dérobant sous les pieds. Les grottes cachent dans la noirceur de leurs antres un trésor presque oublié du reste du monde. Sur les murs, des fresques aux teintes passées, pour la plupart toujours très nettes, exécutées probablement à partir du onzième siècle, s’offrent à nos yeux piqués de sueurs.




Les peintures murales, évoquant les symboles ésotériques du bouddhisme tibétain, étaient alors des supports visuels destinés à aider les méditants. On y retrouvera des similitudes évidentes avec celles du monastère d’Alchi, de l’autre côté de la vallée, mais le caractère difficilement accessible et abandonné de ces œuvres picturales en donneront une valeur bien différente à nos yeux. Nous étions si habitués à voir préserver la moindre trace de notre passé sous les plaques de verre, dans les musées réfrigérés, derrière les cordons de sécurité, qu’il nous paraissait, à ce moment précis, totalement inconcevable de savoir abandonné un patrimoine d’une beauté si touchante. Nous resterons longtemps dans l’obscurité de la grotte principale, admirant ces dessins malgré la précarité évidente de la voûte de la caverne. L’instabilité de la structure du conglomérat mou nous pressait de sortir mais nous restions. Nous apprendrons que les grottes s’écroulaient les unes après les autres.




Par l’ouverture minuscule qui pouvait se fermer à l’aide de quelques planches pour l’hiver, on embrassait toute la vallée du regard. A l’intérieur, des signes de séjours y étaient visibles. Une photo jaunie du dalaï-lama, une lampe à huile, quelques poteries posées dans des excavations, la trace d’un feu, témoignaient du passage de pèlerins dans ces creux de falaise.
Nous nous retrouvions assis sur deux cailloux, à l’abri d’une voûte de roches instables noircies par le temps et le feu des hommes, à quelques centimètres d’œuvres picturales superbes. Et il nous semblait sentir la présence de ces centaines de pèlerins qui nous avaient devancés durant tant de siècles pour contempler, comme nous, les murs peints.



Les pensées agrippées à une grotte à flanc de falaise surplombant l’Indus, nous avions encore toutes les difficultés du monde à imaginer que ces peintures vouées probablement à une disparition prochaine étaient le fruit, dix siècles plus tôt, de la volonté créatrice d’un artiste érudit, armé d’un simple pinceau et de quelques pigments colorés.

La route nous emportait de nouveau ! On arrête un bus à la volée, le stoppant net en pleine course, à la sortie d’un virage. Il est rempli et nous nous retrouvons dans la travée en position latérale par rapport à la route. Nos sacs viennent d’être balancés sur la galerie du toit. La question n’est plus de savoir si on les retrouvera en arrivant, on ne les voit plus. En attendant, on fléchit légèrement les genoux, le corps souple, le regard porté loin devant en direction du pare-brise fissuré, on conserve l’équilibre avec les bras et puis…on surfe !
On surfe la route dans un bus bondé en prenant les virages à la corde. Nous sommes grisés de soleil, la musique pop ladakhi donne le rythme. Notre remonte-pente tourne au diesel poussif dans les côtes. Autour de nous, les femmes se repassent les enfants entre voisines quand elles en ont assez. Aux arrêts, on s’envoie les colis de pommes, les cartons éventrés, les sacs de grains jusqu’à ce que le dernier de la file trouve une place. A la porte, il y a le jeune épicier chez qui on achetait les yaourts au village de Saspol, d’un lait si gras qu’il servait de baume à lèvres pour le reste de la journée. Le jeune homme ne surfe pas, mais cramponné à la rambarde verticale et le rire en bandoulière, il élance son corps hors du bus et prend le vent à pleine vitesse dans les descentes. Son blouson se gonfle, on en est sûr, il vole. Nous expérimenterons à coup sûr cette technique de parapente en bus la prochaine fois.




Nous sautons du véhicule en arrivant à destination, en remarquant qu’il faudra farter nos chaussures, histoire d’accrocher dans les virages lors d’une éventuelle autre chevauchée. Et nos sacs ? On les avait presque oubliés. On monte à l’échelle sur le toit. Ils sont encore là, acoquinés à un cageot de tomates. On descend le tout, fin de la récréation. On rend les tomates, on chausse les sacs et puis on repart aussitôt à pied.
Ju, julley ! Que cette vie de glisse est belle !

Il y a dans les monastères d’Hemis et de Thiksey, comme un apport de lumière en sus, en comparaison des plus austères et vénérables gompas de Lamayuru et d’Alchi. Ces impressionnants lieux sacrés du bouddhisme tibétain sont aussi plus récents, bâtis ou rénovés entre le quinzième et le dix-septième siècle, et semblent apporter, notamment par les éclairages et les couleurs, un vent de modernité. Sans vouloir comparer ce bouleversement avec celui, européen, de l’art brut roman à la folie artistique gothique, on sent comme un souffle de changement parcourir la vallée de l’Indus.




Alors on se promène en couleur et en hauteur. Hemis, le plus grand de tous au Ladakh, s’éloigne du regard de l’Indus en se cachant dans les dénivelés d’une faille montagneuse. Sa cour centrale emporte tous les suffrages à l’applaudimètre, tant elle est vaste et somptueuse. D’un côté le palais massif, éblouissant lorsque le soleil se jette sur ses murs chaulés, aux nombreuses fenêtres étroites, par lequel on accède aux deux temples principaux du site. En face, un bâtiment aux murs aveugles, parés de teintes ocres jaunes et vermeils, surélevé d’un étage où coure tout le long un balcon de bois, ferme l’esplanade. Les montagnes austères enserrent ce joyau et le mette à l’abri du reste du monde.



Et puis dans la vallée, planté sur un caillou à la vue de tous, Thiksey, village agrippé aux pentes d’un rocher et couvert en son sommet d’un gompas d’or et de sang. Toute l’histoire du petit Tibet affichée et racontée en un seul regard ! A l’intérieur, c’est une déferlante de couleurs chatoyantes. On passe d’un temple à un autre par une succession d’escaliers et de paliers, offrant à chaque fois un point de vue inédit sur le gompa et la vallée. Un bouddha géant de quinze mètres construit en 1970 en l’honneur du Dalaï-lama achève de conquérir le cœur des pèlerins et des visiteurs, venus en nombre pour le vénérer. Un petit groupe de jeunes ladakhis, visiblement excités à l’idée d’être présents dans ce haut lieu de spiritualité, tourne autour de la statue, tantôt silencieux, marmonnant des prières, tantôt exubérants, commentant, haut et fort, le moindre détail de l’œuvre, à l’aide de grands gestes enthousiastes. Nous faisons provisions de joie et de couleurs, assis dans la pièce, à les observer distraitement tout en continuant à laisser le regard porter sur la vallée de l’Indus et la chaîne de montagne de Stok Kangri.





On s’acharne chaque jour, où que l’on soit, où que nos pas et notre regard portent, à prélever méticuleusement des particules invisibles de beauté et d’émotions dans l’espoir d’en extraire quelques précieux instants d’éternité et parfois, il suffit de s’asseoir sur le rebord de la fenêtre d’un temple, hissé dans le ciel de l’Himalaya, pour faire moisson de jolies choses pour le reste de notre vie. C’est ainsi que les miracles arrivent.




Nous quitterons demain la vallée de l’Indus, les hauts plateaux et les déserts arides. Nous déserterons les ciels limpides, les pains cachemiris et le tintement perché d’une cloche tibétaine. Le mot que l’on entendait le plus aux Ladakh est certainement ”Julley”. Il donne le bonjour en croisant quelqu’un, il signale le départ lorsqu’on le quitte.
Ce soir, la fenêtre de la chambre ouverte laisse entrer les rumeurs de la ville. Les klaxons donnent la note de fond, une meuleuse crisse et s’acharne sur la matière dans la nuit, des frappes de lourds marteaux infatigables amènent la mesure, plus haut le Santi Stupa éclaire une des nombreuses collines de Leh. Des tambours résonnent dans le ciel, suivis de chants monotones qui filent entre les ombres des peupliers longilignes. En face, à travers les carreaux éclairés d’une maison basse, un homme assis en tailleur sur un tapis aux motifs persans, coupe des tomates, épluche les carottes, taille les oignons. Bientôt, les effluves de soupes monteront à notre étage. Nous partons demain, sans regret car ailleurs attend, avec le sentiment aigre-doux que nous quittons malgré tout un endroit aimé. On préfèrera toujours faire nos adieux en disant « Je vous ai tant aimé » plutôt qu’en soupirant de soulagement lorsque le train quitte la gare.






Tandis qu’en Europe à cette heure, les écoliers préparent les cartables, que les ouvriers achètent des abonnements de trains qui n’emmènent jamais bien loin, que l’été aux accords festifs rentre définitivement dans les malles, nous mesurerons encore une fois la chance inouïe de savoir, qu’en bouclant nos sacs, qu’en claquant une ultime fois la porte de la ville, qu’il ne restera demain, sur le palier, qu’un paquet d’incertitudes exaltantes dont nous nous emparerons sans la moindre hésitation.
Demain, nous n’avons pas prévu de faire notre rentrée, nous avons seulement décidé de partir.
Julley, bonjour, Julley, au-revoir ! Dit-on au Ladhak. Quelle importance ? C’est ainsi.




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