Il y a quelque chose de marocain dans cette histoire. Les havelis, ces maisons de maîtres présentes dans la vieille ville ressemblent étrangement aux riads de Marrakech. Un patio central éclairé par un puit de lumière, deux ou trois étages et des balcons distribuant des pièces réduites et souvent sombres, à l’abri des regards et de la chaleur. Une terrasse, enfin, offrant une vue panoramique sur la ville entière. Les havelis sont des riads qui s’ignorent, et vice versa.

Il y a la couleur aussi, le bleu, comme à Chefchaouen dans les montagnes du rif, comme les barques d’Essaouira cabotants au large des murailles de la ville sur l’Atlantique. Le bleu comme celui, décidemment extraordinaire, de Majorelle, intense et envoûtant, concocté aux ultraviolets. Il y a quelque chose à Jodhpur qui nous rappelle un Maroc aimé.



Jodhpur tient sa réputation de ce ciel azuréen tombé un beau jour sur les murs. On en parle moins en revanche pour ses contrastes affichés, car à y regarder de près, la ville est également bien souvent rouge. La roche environnante, d’un pourpre assumé, a permis mécaniquement de façonner les grandes lignes de la ville. Le pavage des rues, les bassins de rétention d’eau, le fort surplombant la cité, les portes monumentales, la tour de l’horloge de facture britannique, la ville est taillée dans un grès rouge, au parfum d’amarante fanées.



Au seizième siècle, le bleu prend sa revanche et l’on décide de repeindre les murs des ruelles, inspiré par un ciel céleste, par goût du changement ou simplement par ennui du présent. On dit que cette couleur, propriété initiale des brahmanes, fût enviée par le reste de la population et que peu de temps suffit pour tapisser d’azur les murs de la ville.
Aujourd’hui, la cité a sans doute perdu ses atours d’antan. Il lui reste le charme désuet de ces dames qui furent, plus jeunes, très belles et un tant soit peu orgueilleuses. Un peu de fard aux joues, un trait bleu sur les paupières en mémoire du passé. C’est beau comme un souvenir, un rien poignant et finalement toujours troublant. Le bleu empreinte désormais plus ses teintes à l’isatis qu’à l’indigo, déclinant sa gamme du pastel jusqu’au blanc délavé.

La ville entière est patinée d’histoires passées sublimes, de poussières collantes et de sueurs. C’en est ainsi de tous les grands noms qui doivent tôt ou tard rendre armes et couleurs. Le rouge tient pourtant encore le haut du pavé car il n’est pas teint et est naturellement coloré dans la masse du grès. Alors la tour de l’horloge, les arches majestueuses par laquelle on peut pénétrer sur la belle place circulaire et les bâtiments alentours, continuent de résister au temps et d’afficher une couleur brique, brute et sans concession. Seuls la poussière et le gaz carbonique des moteurs à explosion lui font perdre un peu de son éclat.

Les commerçants du marché Sardar, aux étals de légumes alignés autour de la place, aux paniers suspendus de bijoux lumineux, carmins et ors, les belles élégantes drapées de voiles vaporeux et colorés et les tuk-tuks cabossés se fichent bien de tout cela. Ils affichent ostensiblement les couleurs du présent, infinies, somptueuses et bien vivantes.


Et puis, on vient à Jodhpur pour le fort Mehrangarh. Colosse pourpre de pierre, dont la construction débutera au quinzième siècle, il se fond littéralement dans les entrailles de la colline. Il semble un géant démesurément long embrassant sans partage l’horizon entier, la tête toute aussi haute, crevant un ciel désemparé et sans défense. Il impressionne par ses dimensions et puis en étant plus attentif, on distingue sur le côté, une partie plus finement sculptée, une dentelle de grès qui contraste avec le caractère guerrier et défensif de l’ouvrage.


Il faut ensuite passer les portes en ogive, lourdes arcades médiévales. La taille et les mesures impressionnent tant, que le sentiment ridicule de n’être subitement pas à l’échelle du décor nait dans nos cerveaux malingres. On relève la tête et le corps afin de paraître à la hauteur, puissant et indestructible, sans toutefois vraiment faire illusion. Le chemin pavé de lourdes dalles montant vers les habitations du palais est conçu pour des armées entières de cavaliers conquérants. Nous ne sommes que deux touristes dérisoires et sans armes face à un décor sublime et surdimensionné, taillé pour des gloires que l’on grave dans les livres d’histoire.



Les pièces encore meublées sont la mémoire matérielle de la dynastie Rajput qui domina l’ancienne région du Mârvar depuis les fenêtres du fort Mehrangarh durant cinq siècles. L’architecture est le reflet de cette longue dynastie où chaque maharadjah apporta au vaisseau de pierre, une note parfois militaire et technique ou bien une touche esthétique et fantaisiste, en fonction des besoins et des impératifs de chaque époque. Le fort fût évidemment un ouvrage de défense destiné à conserver ses positions dans une région souvent menacée par l’extérieur mais il fût aussi, comme c’est bien souvent le cas pour ce type de construction dans le monde, un centre de mécénat où artistes et artisans purent s’y épanouir. Les temples présents attestent également de l’importance cultuelle des lieux.




Au pieds des murailles vertigineuses, Jodhpur étale son voile de tulle sur la vallée, damier de teintes légèrement bleutées à peine posé sur le sable. Un coup de vent du proche désert de Thar suffirait presqu’à disperser ces minuscules constructions, empilement de cubes anarchiques sans fondations. Jodhpur est cette ville où le point de vue ravit autant les yeux et l’esprit depuis les ruelles des bas-fonds que perché dans le ciel à battre le pavé sur le chemin de ronde du château.


On redescend au bazar se faire frôler par les tuktuks, chercher le bruit et la poussière et puis acheter quelques piments verts, deux ou trois tomates et certainement un oignon rosé qui composeront la salade de ce soir. On y a repéré le matin aussi de la coriandre fraîche et quelques noix de cajou.

Jodhpur la bleue, a choisi une déclinaison de pastels pour conserver sa réputation. Mais elle ne dit pas non au rouge qui fût, il faut bien le reconnaitre, sa première couleur de prédilection. Comme elle a bon fond et qu’elle n’est pas pour un sou sectaire, la cité colorée laisse ses habitants se parer de la nuance qui saura les séduire. Et si d’aventure un insolent ou un illuminé s’entichait d’un jaune palpitant, d’un tendre vert ou bien de l’orange acidulé d’un œillet d’Inde pour repeindre la façade de sa demeure, personne ne viendrait lui chercher noise, car la seule chose qui importe vraiment au bout du compte, c’est que quiconque ne s’avise, à l’ombre des ruelles de la vieille cité de Jodhpur, de broyer du noir.
En redescendant à travers le lacis de ruelles, la lumière déclinait doucement, amenant son cortège d’ombres mouvantes, semant le trouble sur les murs bariolés de Jodhpur. Cela faisait décidemment beaucoup de bien de marcher en couleurs.


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