Quatre heures du matin, il fait encore nuit. On finit de boucler les sacs et on ferme la porte de la chambre en silence. Dans la rue, on reprend la route en compagnie de personne, si ce n’est quelques centaines de chiens courant en meutes dans une ville déserte. On quitte Udaipur ce matin, avant l’aube, où un train nous attend en gare.

C’est toujours comme ça. On arrive un soir nulle part, on sillonne en furie des rues inconnues dans tous les sens et on repart sans bruit, ailleurs. Tous les trois jours, quatre parfois quand un bus se fait attendre ou que les corps fatiguent un peu. Ça arrive aussi de temps à autres. Mais ce rythme semble correspondre à nos envies. Au bout de quelques jours passés au même endroit, quelque chose dans l’air s’électrise, nous anime et incite au départ. Rester plus longtemps ne fait plus sens dès lors que les rues se parent d’habitudes et de rituels quotidiens. Ce qu’on aime, c’est claquer des portes, pas installer des étagères aux murs. Plus maintenant. Lorsqu’on connaît par cœur notre adresse et celle du laitier, on s’enfuit.



Udaipur, ville d’eau des maharadjahs au Rajasthan, promettait le prospectus que l’on n’a jamais lu. Il n’aurait pas menti, si on l’avait reçu dans notre boîte aux lettres. C’est seulement qu’on a plus de boîte aux lettres. Trois lacs se succèdent autour desquels s’est bâtie la ville. L’ambiance contraste singulièrement avec les autres cités de la région. L’eau semble y avoir apaiser les esprits surchauffés et abaisser les décibels autorisés des klaxons assassins, même si ceci n’est pas tout à fait exact en périphérie ; le bruit n’est pas une discipline optionnelle en Inde. Mais autour des lacs de Udaipur, il semble que le Rajasthan se soit adoucit. On y marche aussi peut-être un peu plus qu’on ne roule et la proximité de l’eau offre un dégagement visuel nouveau et appréciable. Quelque chose a changé et c’est perceptible dès la descente du bus.



La cité princière du Mewar est relativement récente puisque le roi Udai Singh installa son clan, en fuite sous la pression moghole, en 1559 sur les rives du lac Pichola. Ses successeurs trouveront ensuite dans ce cadre verdoyant et vallonné, un lieu de villégiature privilégié pour fonder la capitale de l’état princier du Mewar.



Le palais de la ville, comme souvent, a été édifié et enrichi au fil des siècles et si son aspect architectural extérieur est cohérent, il dévoile à l’intérieur, un véritable labyrinthe reliant différents petits palais. On passe d’un étage à l’autre par un jeu d’escaliers très étroits et un labyrinthe d’interminables couloirs tout aussi exigus débouchant sur des pièces à vivre ou des cours extérieures, qui font perdre tout sens de l’orientation au promeneur. La dynastie princière du Mewar trône au bord de l’eau dans un somptueux palais de marbre et de granit, aux tons crème et aux façades en dentelles. Des balcons, des pigeonniers pour demoiselles en soies et flanelles, des arcades accrochées aux murs, offrent de vastes panoramas et permettent de contempler d’un côté le lac, de l’autre la ville. On aperçoit, depuis certains de ces perchoirs, l’autre célèbre palais blanc du lac, l’ancien lieu de villégiature des souverains d’Udaipur, occupant entièrement une île, éclairant de ses reflets la surface de l’eau.



Chaque pièce du palais ouverte sur une de ces excroissances architecturales est habillée de mosaïques colorées, de pastels et de miroirs.





Il faut ensuite se perdre dans les couloirs et passerelles pour déboucher sur des cours et places ombragées, coiffées par quelques arbres, offrant quiétude et discrétion aux courtisans. C’est beau et calme comme rarement en Inde. On resterait volontiers des heures à s’asseoir sur un banc à lire quelques poèmes s’étirant en longueur ou bien un roman si exaltant qu’on souhaiterait qu’il ne finisse jamais. Seulement pour profiter de la sérénité du lieu.


On retrouvera le soir l’Inde dans sa brutalité organique et ses excès incontrôlables, dans sa beauté fulgurante aussi. Depuis une dizaine de jours, le pays hindouiste célèbre le dieu Ganesh, le divin à tête d’éléphant capable de trouver solution à tout problème, le dieu de la sagesse et de l’intelligence, l’animal sacré, fort et puissant, qui a pour compagnon une souris, petite, agile et malicieuse. Ils sont capables à eux deux, de répondre aux prières et aux attentes de tous. Ganesh, qu’on investirait immédiatement comme le dieu préféré des indiens s’il passait dans une célèbre émission télévisée. Alors lorsque l’Inde le fête, la terre entière est en émoi. Devant les temples, on sort tous les soirs des caissons de basse capables de faire déferler dans les rues un son puissant comme un barrissement, comme une cavalcade d’éléphants perdus dans les ruelles étroites. Toute la ville vibre intensément durant la soirée sous le feu d’une musique alternant pop indienne et hymnes religieux. Ne comptez pas dormir avant l’heure dans cette période de l’année, Ganesh n’épargne personne.



Ce soir, dernier jour d’une fête qui en dure dix, des défilés sont organisés dans les rues de Udaipur. Des tracteurs attelés de remorques décorées sillonnent la ville avec à leurs bords, des hauts parleurs du diable, comme ceux que les occidentaux cantonnent généralement dans les prés durant les festivals d’été. Derrière, une foule bigarrée bombardée à la poudre colorée, forme cortège et danse au rythme des boites à cracher du son. Nous nous trouverons par hasard et fort heureusement dans cette mêlée, contraint de suivre le flot dense de cette foule qui, les bras levés, ne faisait plus qu’un, derrière les tracteurs. Le sol tremblait et les vibrations nous remontait par les jambes tandis que le son tonitruant se chargeait de réduire en charpie les oreilles et la tête.

La ville entière semblait répondre présent devant l’autel d’un Ganesh déchainé, le Dieu à tête d’éléphant. C’était alors sublime, formidablement excessif et anarchique comme seule une Inde indispensable au monde, sait le faire. Nous étions plus tard expulsés de la procession, devant la porte de notre chambre, sourds et joyeux d’être tombés dans ce guet-apens divin. L’Inde était capable de produire ces instants de grâce pure, juste parce que vous aviez naïvement décidé de sortir de chez vous pour aller acheter des tomates au vendeur ambulant voisin. Il fallait être fou pour ne pas aimer Ganesh.

Le lendemain, dans la gare et aux abords aussi, on croise les gens en attente d’un train, assis sur les bancs, allongés au sol, sur les trottoirs, sur les comptoirs, achevant leurs nuits sous les néons blafards des bâtiments. C’est étrangement calme. En Inde tout absence de bruit est remarquable et rare. La gare est paisible quand il fait encore nuit à 4h00 le matin.

Le train part presque vide, se remplit au compte-gouttes à chaque arrêt. Il fait désormais jour, chaud et gris. Un homme passe régulièrement avec des gobelets en carton et un thermos de thé ou de café. La campagne défile, commune, sans véritable intérêt visuel mais cela est agréable de voir autre chose que le béton et cette humanité grégaire, pourtant si individualiste, qui n’en finit pas de vivre ensemble. Si respirer est naturel chez l’être humain, jouir de la vision d’étendues végétales doit l’être tout autant. C’est drôle comme on se sent mieux à la vue d’un simple brin d’herbe après plusieurs jours passés à marcher dans la poussière du ciment et les déchets ménagers humains.

Le contrôleur passe avec son listing tout les quarts d’heure pour vérifier si nous sommes bien à notre place. On s’ennuie un peu dans ce train à vrai dire. Ce ne sont pas vraiment les standards de confort occidentaux mais la vie y a pourtant un peu déserté les travées. Chacun se tient à sa place sans presque manifester la moindre envie de bouger, pas où peu de commerçants à envahir le couloir central, pas de mouvements de foule intempestifs, rien ou presque. Reste seulement les indiens suspendus à leurs smartphones, le volume du haut parleur au plus haut afin de faire profiter tout le wagon, pour l’un, d’une conversation avec un ami, pour l’autre, d’un film d’action où les paroles sont une suite d’absurdes onomatopées. Un dernier haut parleur de téléphone décroche la timbale en nous offrant en visioconférence, un concours des plus beaux babillements entre une grand-mère installée dans son canapé dans la banlieue de Dehli et son petit-fils hurlant dans le wagon, deux sièges devant. La grand-mère est aux anges, le petit-fils commence à sérieusement nous casser les pieds dans une indifférence générale. La technologie n’a probablement pas modifié les comportements de communication des indiens mais elle a su les décupler. Ici comme ailleurs, la moitié de la terre continue à parler de choses insignifiantes avec l’autre moitié de la planète, mais plus bruyamment désormais. Les réseaux sociaux, sans grande ambition créatrice, n’ont servi qu’à amplifier des bruits stériles et parasites déjà existants. Le wagon qui file à petits pas vers Jaipur en est la parfaite illustration. On s’ennuie désormais tapageusement et sans joie apparente devant son écran. On se souvient avec envie, d’un fabuleux train sri lankais où les passagers chantaient alors hauts et forts en distribuant café et samossas dans les couloirs, au milieu d’un paysage sublime verdoyant. Les temps ont sans doute changé. On se surprend à prier Ganesh pour qu’il revienne mettre un peu de désordre dans tout cela.

La gare de Jaipur, grande au front large, déverse ses centaines de passagers à la chaine. On chausse les sacs, quittant rapidement un lieu qui ne manque pas d’attirer son lot d’enquiquineurs dont le métier est de pêcher le touriste à la ligne afin de lui vendre du service tout azimut au prix de gros. La maille n’est pas assez fine, on file après seulement quelques escarmouches plutôt inoffensives. Le temps est à l’orage, une chaleur moite nous tombe sur les épaules. Pour contrer l’attaque de température, on file à Hawa Mahal.



Le palais des vents est un drôle de bâtiment, célèbre pour sa façade rose originale. Construit à la fin du dix-huitième siècle dans le prolongement de celui du maharadjah de Jaipur, il possède pour principale caractéristique, une façade élevée sur cinq étages en nid d’abeille. Il était destiné aux femmes du harem qui n’avaient pas le droit de sortir dans la rue, selon les règles hindouistes du purdah qui empêche les hommes de voir les femmes. Le mur donnant sur l’extérieur est doté, dit-on, de près de mille petites fenêtres et claustras leurs permettant ainsi d’observer l’agitation de la vie citadine sans être remarquées. Ces ouvertures avaient pour autre effet bénéfique de diffuser dans le palais un air frais lorsque les températures y devenaient difficilement supportables. En se mettant à la place de ces femmes et en observant la rue, ainsi masqués, nous profitons effectivement des courants d’air frais projetés à travers les claustras. On les imagine y rester des heures à se rafraîchir tandis qu’elles rêvaient peut-être de se promener comme les hommes, libres dans la rue.



Vu de l’exterieur, Hawa Mahal présente un mur aux teintes rosées truffées de fenêtres aux volets verts minuscules. Le bâtiment, s’il n’est pas imposant par sa taille, est sublime et reste un chef d’œuvre architecturale mêlant le savoir faire hindouiste de la dynastie rajput et l’art islamiste moghol.

Le corps bombardé d’air frais, nous restons debouts à détailler la rue derrière les fenêtres ajourées.

Ces quelques derniers jours passés à parcourir l’état du Rajasthan ont éveillé des sentiments ambivalents. Cet endroit qui, paradoxalement, est le plus touristique d’Inde, nous laisse plutôt perplexe quant à l’intérêt que les visiteurs internationaux peuvent lui porter. Il semble que cette région convienne plus à un tourisme de tour opérateur ou à un circuit en voiture climatisée avec chauffeur plutôt qu’à un voyage itinérant passé à mettre les pieds dans le plat en permanence. Les villes traversées ne sont bien souvent ni agréables, ni réellement intéressantes à visiter en tant que piéton. Elles sont bruyantes, sales et sans répit. Curieusement, tout ces qualificatifs de villes anarchiques, sans concessions et explosives, que nous allons justement d’ordinaire chercher partout dans le monde et que nous trouvons pour notre plus grande joie, ne sont plus devenus au Rajasthan que des adjectifs négatifs et rédhibitoires. Lorsque vous marchez toute la journée depuis le matin jusqu’au soir dans les ordures, au milieu des klaxons et d’une foule dense mais au bout du compte très individualiste, il devient délicat d’en tirer des conclusions positives. C’est cet espèce de goût amer que nous laisse à l’instant cette région du monde.

Alors lorsque que nous croisons sur notre route des palais comme Hawa Mahal, le plaisir de la découverte est décuplé et il nous semble dénicher un joyau au milieu d’un océan gris de médiocrité. Nos itinérances vagabondes ne valent que parcequ’elles nous offrent la possibilité de goûter à toutes les routes du monde. Et parfois, il faut admettre qu’il est nécessaire de connaître quelques déconvenues avant de voir passer devant les yeux un cadeau comme le palais du vent.

Un peu plus tard, après nous être gavés des couleurs de Hawa Mahal, nous nous jetterons de nouveau dans la mêlée des klaxons, les pieds dans les ordures en quête d’un nouveau bijou à porter au fronton de nos rêves réalisés. La route, tout comme le Rajasthan nous offrait tout en vrac, le pire comme l’excellence. Nous prenions tout sans choisir et sans hésiter un seul instant.


Le fort Amber, niché dans les collines au-dessus de Jaipur, semblait déjà annoncer une éclaircie dans le ciel mouvementé du Rajasthan. Il fallait déjà se remettre en route.

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