Les marches de Varanasi

Alignés sur les dernières marches du ghât, face aux eaux boueuses du fleuve, les prêtres lèvent simultanément dans le ciel un bougeoir pyramidale enflammé. Des halos de lumières incandescentes évoluent dans les airs, fascinent les femmes, les hommes et nous emportent, toutes réticences défaites dans la bataille, au cœur d’un tourbillon de prières hypnotiques. Nous venons de perdre pied au beau milieu d’une cérémonie qui rend hommage chaque nuit au fleuve Gange, élevé par l’hindouisme au rang envié de déesse.

A la tombée du jour, une poignée de brahmanes en habits safran débutent l’office religieux, Ganga Ãrti, adressant au fleuve ainsi déifié, psaumes et prières. S’en suit un rituel mille fois renouvelés de gestes ancestraux, empreints de grâce et de solennité. L’encens diffusé dans l’assemblée imprègne l’air au dessus des quais. Les prêtres, d’une main, dessinent des arabesques élégantes au-dessus de l’eau tandis que de l’autre, ils agitent une petite cloche afin de manifester notre présence humaine auprès des divinités. Le Gange scintillant laisse miroiter à sa surface les lumières de la terre. Il est peuplé de feux follets.

Quelques minuscules barquettes d’offrandes éclairées de camphre ou de ghee enflammés, déposées par les croyants avant la cérémonie, cherchent une issue entre les embarcations de bois du fleuve. Les barques clapotent et donnent du relief à une eau sombre filant en cette saison à vive allure. La journée, on observait le courant rapide qui emportait branches arrachées, déchets plastiques abandonnés et carcasse bientôt défaite d’une vache qui dût certainement composer avec un drôle de destin.

C’est la course sacrée d’une eau sainte courant des montagnes himalayennes jusqu’au golfe du Bengale que nous avions à contempler sous un ciel menaçant de mousson. Prononcer seulement cette géographie de noms rêvés devant la page d’un atlas nous donnait le vertige, les voir s’écouler dans les eaux limoneuses du Gange depuis les marches polies d’un ghât de l’ancienne Bénarès devenait alors étourdissant.

Les chants sont étonnamment doux et calmes, contrastant très nettement avec l’activité et le bourdonnement incessant des rues voisines. Un autre monde se dessine devant nos yeux et c’est très beau. Nous émettions pourtant quelques doutes quant à l’émotion que pourrait provoquer cette cérémonie dans nos cœurs d’occidentaux parfois trop cartésiens, connaissant immanquablement cette appréhension de devoir aller assister finalement à une représentation ciné scénique d’un parc d’attraction quelconque plutôt qu’à quelque chose qui nous dépasserait. La crainte s’était dissipée, le spectacle n’en n’était plus tout à fait un et si nous ne connaissions pas l’ardente foi des croyants qui nous entouraient, la liturgie semblait distiller quelques gouttes de spiritualité dans nos têtes profanes embuées de rationalité. L’atmosphère bon enfant devenait légère et aérienne comme l’étaient les mouvements rituels et gracieux opérés par les prêtres. Les bâtiments éclairés par de puissants spots dominaient les ghâts, jaunissant la pierre et créant des jeux d’ombres sur l’eau. Ces murs d’une ville qui se voulait l’une des plus anciennes continuellement habitées dans le monde, nous paraissaient soudainement remparts de forteresse, à l’architecture illisible et anarchique et semblaient protéger le fleuve sacré et sa troupe mystique de pèlerins colorés, des tourments du reste du monde.

Le matin même, lors de ce rare moment de la journée où un semblant de fraîcheur planait encore sur la ville, habitants, touristes indiens ou pèlerins, s’installaient sur l’esplanade d’un ghât. Sous l’égide d’un maître de yoga, ces adeptes de la respiration libérée et du mouvement contrôlé prenaient position au sol afin d’éveiller les corps et les esprits devant un soleil naissant. Les clapotis du Gange, un cercle de feu à peine rouge dans le ciel, le souffle fluet d’une presque brise de mer sur les joues, justifiaient pleinement la présence de tout ce monde sur la rive du fleuve. Ouvrir les yeux. Se mettre en mouvement en plein air restera toujours la plus belle manière de prendre connaissance d’un monde qui nait.

Plus traditionnellement à Varanasi, on prie, on chante et l’on se baigne. Dans les rues étroites encore inanimées de la vieille cité, alors que les rideaux de fer des commerces sont encore baissés, tôt le matin, on croise déjà des habitants, un sac plastique à la main, se diriger pieds nus ou en sandales, vers un des quatre-vingt ghâts ouvrant la ville sur le fleuve.


La baignade est un rituel. Les hommes déposent les pagnes et descendent les marches. Et si on savonne ardemment les peaux encore chargées de sommeil comme dans toutes les salles d’eau du monde, on prend aussi le temps de regarder autour de soi ; un Gange qui charrie son lot de surprises parfois étranges, le ciel qui soudain égrène une mitraille de tourterelles attirées par une nourriture miraculeuse déposée par un homme à l’instant sur les gradins, une barque filante, entrainée par un courant qui ne fléchit pas en cette saison.

On écoute le chant d’un groupe de pèlerins rythmé par des mains usées, installé plus haut sur les gradins, rendant hommage à Shiva, à la lumière naissante ou bien à la déesse Ganga. On jette un œil sur les femmes en saris colorés également à moitié immergées dans l’eau, occupées comme les hommes aux ablutions matinales ou s’évertuant à rincer des vêtements gorgés de teintes jaunes, oranges, ensoleillées. Sur les esplanades, les balustrades ou les parapets des maisons, des singes espiègles savourent aussi le moment privilégié du réveil de Varanasi. On les suit se balançant aux fils déjà trop entremêlés de poteaux électriques trempant les pieds dans l’eau. On aime particulièrement les observer s’immobiliser subitement, toute affaire et jeux cessants, pour contempler, comme subjugués, le fleuve qui s’éveille. Comme les femmes et les hommes, sortant la tête de l’eau, les cheveux encore blanchis de savon, interrompant leurs activités pour seulement savourer l’instant. C’est fascinant de gestes simples, de longues pauses et de contemplations, de mouvements lents qui ne comptent pas sur le temps pour dicter les conduites.

La ville laisse à voir aussi en d’autres endroits, un visage différent.
Car Varanasi ne sait pas s’arrêter de vivre, même à l’approche de la mort. Quelques rangées de marches plus loin, au nord, sur les marches de Manikarnika, on découvre les crémations en plein air. On reconnaît les ghats funéraires aux tas de bois entreposés dans les ruelles, dans les renfoncements des immeubles, avant d’atteindre le fleuve. Vendu à la pesée, il est admis qu’un bûcher nécessite deux cents kilos de bois.

Le défunt traversera dans un linceul le dédale des ruelles de la ville avant d’atteindre les gradins. Une cloche doit en principe avertir les habitants du convoi mortuaire. Plus tard une fumée blanche s’échappera dans le ciel tandis que les cendres seront remises au Gange. C’est une étrange atmosphère qui règne dans ce quartier, mélange de solennité et de gestes quotidiens d’une vie sur les ghâts. On se lave, on déjeune, on prie, on vit et puis l’on y meurt aussi. On vient de loin pour se fondre définitivement dans la ville sainte. Près de deux cents personnes parcourront le chemin chaque jour pour disparaître en fumée sur les gradins de Varanasi. On y vient en pèlerins d’un ultime voyage, espérant s’affranchir enfin des cycles répétés des affres de la vie sur terre, en souhaitant conjurer le sort maudit des réincarnations et en être définitivement libéré. La mort est au cœur de la vie et c’est ce que l’on ressent ici, sur ces marches millénaires, peut-être plus qu’ailleurs dans le monde.

On se perdra chaque jour dans le dédale de ruelles qui longe les ghâts. Des temples par centaines, grands ou d’une taille enfantine sont entretenus et sollicités en permanence par les pèlerins.


Des commerces tout le long de la voie principale proposent objets religieux ou nourritures terrestres. On jongle entre les bassines bouillantes d’huiles de fritures et les cornes des vaches lascives circulant dans la mêlée. On évite les chiens affalés sur les pavés et les sadhus nomades au pieds nus, vagabonds célestes en quête d’une rencontre divine, tendant la main devant des pèlerins plongés dans les délices d’une foi qui, enfin, donne un début de sens à leurs présences sur cette drôle de terre.


Varanasi sur Gange, ville majeure de la spiritualité en Inde, fourmille de brahmanes éclairés, de mendiants en pagnes délabrés, errants sans buts dans des ruelles étroites aux pavés luisants de crasse. Les vêtements sont imprégnés de la friture des étals minuscules, de la moiteur terrible de l’air et des cendres des corps brûlés.

Varanasi, ville affairée depuis presque trois millénaires, est un concentré de cette Inde fantasmée que nous parcourons depuis quelques semaines. Elle vous jette tout à la figure, tout ce dont l’humanité est capable de produire, le pire comme le meilleur en disant « Débrouillez-vous ! »

Ce soir, les prêtres perdus dans les volutes d’encens, tendant dans le ciel sombre de Varanasi, une coupe enflammée à tête de cobra, venaient d’apporter ce qui nous manquait parfois cruellement dans cette partie du monde, l’apaisement des corps souvent malmenés et le silence des cœurs parfois trop furieux. Il y avait de la poésie dans l’air de Varanasi et nous en avions pleinement profité le temps d’un hommage à la divinité du Gange. 

La rumeur des klaxons de la ville allait bientôt de nouveau nous rattraper, il faudrait alors repartir sans tarder, avant que le jour ne tape une fois encore aux portes de la cité sacrée.

« Débrouillez-vous ! » disait l’Inde.


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