L’autre monde

On quitte l’Inde depuis Sonauli. C’est une des portes d’entrées du Népal qui se trouve à trois cents kilomètres au nord de Varanasi. Les frontières terrestres ouvertes depuis peu, restaient closes jusqu’alors pour cause de pandémie mondiale. Sans savoir si Sonauli a retrouvé son niveau d’activité antérieur, on ne peut qu’observer un trafic dense et joyeusement brouillon, si caractéristique de nombreux passages frontaliers terrestres. Ici, on marchande, on troque, on trafique, on passe d’un pays à l’autre en monnayant ce qu’on a, en discutant de ce qu’on veut, sous le regard complice des douaniers accoudés aux barrières de sécurité. Si les douanes aériennes sont d’un ennui administratif redoutable, celles passées à pieds sont souvent l’assurance d’un moment de vie intense. On se faufile entre les automobiles, les tuk-tuks, les vélos, les autres piétons népalais chargés de sacs, venus faire leurs courses dans les magasins frontaliers d’Inde. Un militaire nous interpelle après le passage d’une arche qui pourrait ressembler à un portique de frontière et nous dirige vers un autre adjudant installé sous une tente. Après consultation des passeports, il nous manque le tampon de sortie d’Inde. Nous devons rebrousser chemin sur un kilomètre à contresens de cette marée humaine motorisée que nous avons eu toutes les peines du monde à franchir une première fois. Une heure s’écoule et nous nous retrouvons face au même treillis à galon, avec le tampon de sortie affiché sur le passeport et quelques litres de sueurs sur le maillot. On passe enfin avec le salut réglementaire du douanier indien jusqu’au versant népalais qui s’avèrera être également un jeu de patience administratif. En fin de journée, nous avions changé de pays, des tampons pleins les passeports et le sourire jusqu’aux oreilles.

Une trentaine de kilomètres suffira pour atteindre Lumbini. Petit village perdu au milieu des rizières, presque oublié du reste du monde, il est pourtant célèbre aux yeux de nombres de personnes puisqu’il recèle un trésor inestimable. Il est le lieu de naissance de Siddhārtha Gautama qui deviendra plus tard le guide spirituel et premier Bouddha de l’histoire du bouddhisme.

Le Népal, suite à la reconnaissance par l’Unesco de ce site majeur pour les religions mondiales, tente d’y développer notamment un tourisme de pèlerinage en y créant un centre mondial du bouddhisme. Le site, s’il comprend quelques beaux exemplaires de monastères financés par différents pays, prend malgré tout en s’y promenant, quelques allures de « Bouddha land » qui manque cruellement à nos yeux de poésie et de spiritualité.

Les moines y brillent par leurs absences et l’ensemble donne plutôt l’aspect d’une coquille vide. La visite du temple dans lequel se trouve, comme le stipule une pancarte, le « lieu exact de la naissance de Bouddha » restera pour autant un moment qui nous touchera. Une simple pierre plate blanche au milieu des vestiges archéologiques d’un temple édifié à partir du troisième siècle avant notre ère, raconte en un regard l’histoire des croyances et des espoirs démesurés dont est capable l’humanité. Il y a quelque chose d’immanquablement simple et beau dans ce bout de caillou, comme une crèche perdue dans la nuit de Bethleem.

On souhaitait en sortant du temple, que l’aspect commercial ne remporte pas encore une fois la bataille dans ce qui devrait être juste un témoignage, parmi tant d’autres, d’une spiritualité inhérente à la condition humaine et de l’appétence intellectuelle de l’Homme face au vide.

On reprendra en fin de journée nos promenades dans les villages alentours sur des sentiers paysans tracés au milieu des rizières. C’était finalement ici, dans la nature plutôt que dans un temple, que nous trouvions souvent réponse à nos propres interrogations, peut-être simplement parce que nous y étions à notre place.

Les deux cents kilomètres reliant Lumbini à Pokhara, plus au nord, s’effectueront en neuf heures de temps. Nous n’avions pas osé demander avant le départ, habitués désormais à ne plus poser de question quand il s’agissait de délais de transports. Vivre, se laisser rouler devenait la règle tacite pour avancer sereinement. On quittait rapidement après Butwal, les grandes étendues et les champs de rizières infinis pour s’engouffrer dans les montagnes du Népal. Loin de l’image des hauts sommets enneigés, la route sinueuse offrait au regard un paysage de basses montagnes boisées, bordées de bananiers, de rhododendrons et de buissons de bambous géants. Les ruisseaux et rivières déboulaient des hauteurs entre les reliefs verdoyants, pour libérer une énergie toute limoneuse et brouillonne. De minces ponts métalliques suspendus sur des distances parfois démesurées, reliaient les hommes et les versants.

Le bus et ses passagers se laissaient dériver ainsi, bercés de musiques modernes népalaises, essuyant virages en épingles et nids de poule, dans une atmosphère légère et joyeuse. Et lorsque l’un ou l’une se sentait malade, le copilote, rodé à l’exercice, se précipitait avec le sourire pour fournir un sac plastique à l’indisposé. Les traversées de villages s’effectuaient au pas, laissant à un candidat au voyage le temps de prendre place à bord. Ensuite le chauffeur reprenait la litanie des virages au milieu des rires et des discussions. Un enfant, faute de place, avait été placé à l’avant, le nez collé au pare-brise, juste à côté du conducteur. Durant tout le voyage, son regard ne démordra pas de la route qui filait dans un chaos de bosses et de flaques boueuses sans fond. Il devenait aisé de parier sur le métier que ce gamin rêvait d’exercer à cet instant. La route ne connaissait pas d’âge pour envouter, elle recrutait sans vergogne dès que des yeux brillaient.

La découverte de Pokhara commençait dans la soirée, après une journée de roulis et comme souvent dans d’autres villes du monde, dans une gare routière. Ce soir là, il pleuvait. La mousson n’épargnait ni Pokhara ni nos sacs.

Seconde ville du pays, elle ressemble à un lieu de villégiature, lové sur les rives du lac Fewa. Des collines végétales protègent cette cité du monde et au nord, le massif des Annapurnas, géant enneigé, se découpe dans le ciel quand il n’est pas noyé dans une mer de cumulus cotonneux.


Notre première aurore fût exclusivement consacrée à observer le lever du jour sur la chaîne de montagne. C’est toujours exaltant de contempler un nom que l’on connaît depuis son enfance. Les nuages ne nous permettaient pas d’embrasser intégralement tout le paysage mais les sommets se dévoilaient alternativement. A l’est, l’Annapurna Sud et l’Annapurna I, massifs et musclés contrastent avec le Machhapuchhre, queue de poisson en népali, élancé dans le ciel et reconnaissable effectivement par sa forme. A l’ouest Lamjung Kailas clôture cette chaîne de légende au côté des Annapurnas II et IV. L’altitude de huit mille mètres prenait soudainement relief dans nos pupilles. Observer le soleil éclairer dans sa course matinale chaque sommet puis les voir aussitôt après, un à un, engloutis dans la gueule de nuages terrifiants était un spectacle que l’on voulait connaitre chaque matin. Nous attendions déjà avec impatience l’aurore du lendemain.

Pokhara est une ville presque silencieuse, peuplée la nuit, de chants de grenouilles noctambules et le jour de vols d’oiseaux pêcheurs planant sur le lac. Une ville à la campagne, comme ironisait Alphonse Allais car l’air y était plus sain, que l’on quitte au premier virage sans prévenir pour se retrouver en pleine nature. On grimpe sur les sommets environnants par les sentiers abrupts à travers la forêt subtropicale où les bambous rivalisent de hauteur avec les châtaigniers, les chants stridents d’insectes invisibles emplissent les replis de la montagne verdoyante. On ne se voit plus, on se perd jusqu’au point culminant où s’affichent en bas le lac étale, ses barques minuscules, Pokhara et ses maisons colorées de quelques étages.

Le Népal venait en quelques jours seulement, de nous présenter un visage doux et souriant, offrant alors un contraste saisissant avec l’Inde du nord. Nous avions eu le sentiment, dès le franchissement de la frontière, de passer dans un autre monde. C’était étrange de constater que des pointillés sur une carte pouvaient parfois changer le visage de l’humanité.

Nous allions certainement rester un peu au Népal, le temps de savourer encore quelques aurores sur les sommets blancs himalayens.


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