« On part en randonnée ! », ou en trek, dit-on désormais, rendant alors une activité d’une banalité affligeante, plus internationale, moins désuète. Quoiqu’il en soit, on enfile les chaussures aux crampons déjà usés après quelques mois d’escapades. Et lorsqu’il s’agit d’imaginer jouer durant quelques jours avec le relief, on saute au lever du jour dans le premier bus pour quitter Pokhara. Au fronton du car coloré, une pancarte indique la destination en népali, « Pourvu que ça monte ».


Le destin, les bus sans amortisseurs, le poids des sacs et puis sans doute aussi un peu l’âge, ont fini dernièrement par user les corps. On s’y attendait un peu. Un lumbago nous avait conduits récemment à arpenter les couloirs d’un hôpital indien à Varanasi. Lorsque le médecin avait prescrit des anti-inflammatoires, du repos et quelques séances de kinésithérapeute, on avait seulement opté pour la solution chimique. Pour le reste, on avait choisi la fuite, l’ordonnance en poche, après avoir évidemment réglé les menus honoraires. On avait juste eu la mauvaise idée de laisser un vrai numéro de téléphone lors de l’enregistrement au comptoir de l’hôpital, ce qui occasionna quelques relances de la part de l’établissement à propos d’un futur rendez-vous.

Le Népal nous confrontait dès lors à une douloureuse question. Devions-nous seulement nous contenter de la vue du relief depuis le fond de la vallée pour cause de défaillance des corps ? On se tâtait au sens propre du terme, on s’interrogeait du regard, on faisait défiler compulsivement les courbes de niveaux sur les cartes d’état-major de nos téléphones et on se décidait finalement à partir. Le dos restait fragile mais il allait mieux, la montagne était sublime vu de Pokhara, elle effaçait les derniers doutes, elle soignerait les derniers maux. On se mentait un peu évidemment mais c’est ce dont à quoi on avait envie de croire.
On courait le matin au bureau de l’administration de la ville et une demi-heure plus tard, nous étions en possession de nos permis de treks et de ceux qui donnaient accès à l’aire des Annapurnas. On préparait deux petits sacs, remplis d’un t-shirt et d’une brosse à dents, de quelques paquets de raisins secs et d’amandes, d’une veste de pluie, d’une polaire et puis d’une gourde.

Nous avions opté pour un itinéraire qui ne nécessitait pas, en principe, de longues distances en bus pour l’atteindre. Nous connaîtrons deux heures de virages, ce qui correspond ici à un voyage express. Enfin, nous avions également décidé que plutôt que rester en montagne une dizaine de jours, nous préférerions débuter par une marche de trois jours afin de préserver et d’évaluer un dos en convalescence, encore bien fragile. On repartirait, si tout allait bien, un peu plus tard dans un autre endroit montagneux du Népal, ce qui ne manquait évidemment pas.

L’aire des Annapurnas est le paradis des randonneurs en ceci qu’elle offre une multitude de possibilités de parcours de montagne mais qu’elle est surtout truffée de villages et de hameaux qui permettent ainsi de trouver refuge où que ce soit et à n’importe quelle altitude. Les randonnées deviennent alors, si elles restent toujours des marches en montagne, très accessibles puisque chacun peut s’arrêter dans un hameau dès lors que la fatigue pointe son nez et que les muscles des jambes se tétanisent. Le niveau de difficulté de la randonnée tiendra alors presque uniquement de la longueur des étapes. Pour le reste, dans les Annapurnas, chacun peut y trouver son compte, pour peu qu’il soit physiquement en forme.




Les sentiers de ces contrées dévoilent un univers de marches de granit. Les villages des versants himalayens, isolés du reste du monde, y ont effectivement développé un impressionnant réseau de chemins afin de communiquer plus facilement entre eux. Des escaliers, de lourdes plaques de pierres grises taillées posées au sol, laissent ainsi ces tracés accessibles lors des intempéries et des mauvaises saisons. Les marches, extrêmement efficaces, sont néanmoins inégales et provoqueront quelques douleurs dans les cuisses à force de passer notre journée à monter les escaliers d’un immeuble sans fin.

Nous passons d’une vallée à l’autre en traversant les hameaux, descendant jusqu’à un torrent fougueux pour le franchir sur un pont de singe suspendu qui tremble de toute sa charpente métallique lorsque nous l’empruntons. Puis nous remontons de la même hauteur qu’en face, par un sentier de boue encore humide de la dernière pluie, par un escalier de pierres obligeant à délivrer des enjambées de géants. Les maisons aux toits bleus sont nos repères minuscules dans un paysage gigantesque de forêts en pentes abruptes et de rizières électriques étagées.





En fin de journée, nous entrons au hasard dans une maison de thé, qui n’est bien souvent pour les plus modestes que l’habitation d’une famille proposant gîte et couvert. Ce qui permet une activité économique supplémentaire en complément d’un travail agricole et d’un élevage de subsistance. Les chambres, monacales, ont pour mobilier un lit et une table de chevet. La douche quand elle est inexistante, est remplacée par un grand évier en pierre dans la cuisine doté d’un robinet d’eau glacé de montagne, ou simplement, en extérieur, par un tuyau branché directement dans le torrent voisin. Nous essaierons successivement toutes ces solutions.
Le soir on trouve naturellement notre place autour d’un gros poêle en métal rouillé, en compagnie des femmes affairées à débiter en fines lamelles des radis blancs géants, destinés à garnir la provision de vivres pour cet hiver. Quelques discussions éphémères avec nous ou entre elles viennent ponctuer de temps à autres un silence enveloppant et bienfaisant. On savoure allongé sur le banc presque collé à la tôle brûlante, les frasques de quelques anarchistes et hors la loi du livre de Maréchaux, déroulant les vies au galop du poète François Villon ou encore de l’écorchée vive Calamity Jane. Les odeurs de radis frais et les conversations népalaises se mélangent aux révoltes perdues de Bobby Sands, aux évasions maritimes d’Henry de Monfreid :
» N’ayez pas peur de la vie, n’ayez jamais peur de l’aventure. Faites confiance au hasard, à la chance, à la destinée. Partez conquérir d’autres espaces, d’autres expériences, le reste vous sera donné de surcroît. »
On somnole presque, assommé par la chaleur du bois, par les embruns des aventures passées. Dehors il fait nuit, la cloche d’un buffle signale le passage du retardataire dans la cour en terre. Et puis plus rien, plus un bruit. On s’endort au cœur d’un foyer himalayen, en rêvant de boutres trafiquants d’armes dans les eaux sulfureuses de la mer rouge. Le silence absolu des montagnes devenait le gardien fidèle de nos songes.



Le lendemain, on quitte les lieux à six heures, lorsque le jour nous permet de voir où placer les pieds sur le sentier. C’est certainement le moment le plus grisant de la journée. Les corps encore froids retrouvent les automatismes de la veille pour avancer. Et tout l’esprit est mobilisé dans la découverte d’un paysage inédit qui s’éveille. Les lumières douces s’infiltrent dans les sous-bois, au travers des entrelacs des troncs rosés des rhododendrons. Les torrents, les cascades polissent les pierres dans des fracas furieux d’écume blanche. Un buffle égaré émerge d’un fourré, quelques chiens effectuent une liaison de reconnaissance entre deux hameaux dès le réveil. Évoluer au milieu de cette nature est un privilège que nous ne nous lassons pas de revendiquer dans chacun de nos pas.




Nous nous retrouverons aux pieds de l’Annapurna I dont le sommet se confond aisément avec les nuages le noyant parfois. Il semble soudain si haut et massif, taillé à la mesure des dieux plutôt que celle des hommes. Le Machhapuchhre, montagne sacrée, interdite d’escalade, dresse aussi non loin de là, son pic enneigé en forme de fourche caractéristique. Les regards sont systématiquement aimantés par ces architectures de pierres. Elles imposent le silence et suscitent une admiration immédiate. On reprendra notre marche avec une pelletée de neiges éternelles dans les méandres de nos têtes.

Les trois jours prévus se seront finalement transformés en cinq. On aura aimé nos descentes qui tapent les genoux, on aura adoré et puis maudit et puis adoré de nouveau nos quelques cinq mille mètres de dénivelés positifs parce qu’à chaque pas, on gagnait en souplesse, en respiration, on s’allégeait de sueur et de la pesanteur des vallées. Parce que chaque fois que l’on se tordait le cou pour contempler les sommets des Annapurnas, on se grisait d’une liberté inouïe.


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