L’avantage confortable lorsqu’on monte en avance dans un bus, c’est qu’on peut éventuellement obtenir une place assise. Ce qui rend la chose moins attrayante, c’est qu’il faut attendre parfois longtemps avant que celui-ci soit rempli jusqu’à ras bord et qu’il enclenche enfin la première vitesse. Les minutes passent, immobiles, dans un bus perché sur une colline du Népal…
Lundi matin, une journée de voyage s’annonce à Bandipur qui, si nous en estimons approximativement l’heure de départ, n’en reste pas moins mystérieuse quant à la finalité et la durée.

Nous venons de passer quelques jours dans ce petit village à mille mètres d’altitude qui surplombe la route principale reliant Pokhara à Katmandou. On avait lu que cette dernière était parfois présentée pompeusement sous la désignation « d’autoroute ». Il s’avère que cette voie qui relie les deux plus grandes villes du pays ressemble plus à une départementale en travaux par temps hivernal qu’à une quatre fois quatre voies asphaltée et dénuée de la moindre aspérité. La route longeait un cours d’eau en fond de vallée. Des files ininterrompues de véhicules automobiles, de deux roues boueux et de bus bondés tentaient tant bien que mal de se frayer un chemin sur une chaussée qui connaissait plus la terre et les trous abyssaux qu’un ruban de bitume sans histoire. Les pluies des derniers jours n’avaient évidemment pas arrangé la situation. Les cours d’eau enflaient dangereusement à vue d’œil et débordaient allègrement sur la route. Nous nous retrouvions ainsi bloqués plusieurs fois en compagnie de dizaines d’autres véhicules suite à des éboulis de terre et de gravas réduisant chaque fois sensiblement la largeur de la route.






Le lendemain de notre arrivée à Bandipur après cet épisode routier chaotique, nous recevions une alerte des autorités françaises déconseillant d’emprunter les moyens de transports locaux et de dormir à proximité des cours d’eau au Népal suite aux pluies importantes de mousson. Notre naïveté étant sans borne, nous avions successivement coché les deux propositions. Nous mettrons entre cinq et six heures pour parcourir soixante-dix kilomètres « d’autoroute ». Quant à notre dernière halte au bord de l’eau chez l’habitant quelques jours auparavant dans les Annapurnas, la fatigue de la marche nous avait empêché de nous en inquiéter outre mesure mais nous avions effectivement bien remarqué que le ruisseau franchi la veille en jonglant sur quelques cailloux alors émergés étaient, au petit matin, devenu infranchissables.


Bandipur est de ces villages qui connurent une gloire dans les siècles passés puis s’éclipsèrent dans l’ombre, victimes d’un soubresaut de l’histoire. En Europe, ces mêmes villages qui vécurent également quelques jours glorieux dans des temps révolus, alors riches centres bourgeois et industriels, se recyclent aujourd’hui en appât touristique afin d’éviter la ruine de quelques architectures remarquables du passé. Ils sont affublés du sobriquet de « Petite cité de caractère » ou de ”Villes d’arts et d’histoire » et continuent ainsi leurs carrières exemplaires en glissant d’une industrie laborieuse au monde féerique du spectacle d’un son et lumière. Les pierres comme les hommes en seront toujours là, cherchant à tout prix la lumière sous peine de disparaître trop tôt.

Bandipur aura connu ces mêmes aléas professionnels et historiques. Elle fût une cité qui prospéra au dix-huitième siècle en devenant une place commerciale réputée, accueillant les caravanes qui circulaient entre l’Inde des vallées et le Tibet des sommets. En équilibre sur une crête, surplombant deux vallées, le village offre, lorsque les nuages le permettent, un panorama verdoyant sur les collines rebondies alentours. En fond de tableau, la chaîne de l’Himalaya est visible à l’ouest avec la fin des Annapurnas et à l’est avec le massif du Manaslu. C’est drôle comme, bien qu’en fond de scène, ces montagnes semblent toujours immensément hautes, au point de souvent les confondre avec une quelconque masse nuageuse débonnaire.

Une longue rue principale pavée, encadrée par des immeubles de briques rouges d’une hauteur de deux ou trois étages suit le sommet de la colline sur laquelle le village s’étend. On s’y promène en famille, sans voiture, sans autre véhicule que sa paire de sandales. Des bougainvillées accrochés aux fils électriques abritent quelques tables installées dans la rue par des restaurateurs. Un peu plus loin, des bassines d’huiles bouillantes embaument la rue en y noyant pains tibétains et autres recettes de beignets frits. Les anciens, couvre-chefs traditionnels saumons vissés sur la tête, assis sur les marches hautes des immeubles laissent, immobiles, la vie s’écouler devant eux.


Un livreur de gaz s’échine à tirer sa lourde carriole ; une femme, lanière de tissu sur le front, porte sur son dos courbé une hotte en osier chargée de denrées. Des touristes népalais se prennent en photos devant un petit temple du seizième siècle, font tinter une cloche située au fronton pour se protéger d’un destin hasardeux, puis iront lorgner les ardoises appétentes des restaurants de rue. On est encore loin du tourisme de masse, car la route mauvaise pour accéder au village l’en préserve. Et l’on s’y sent bien parce que le rythme y est encore mesuré et le sourire aimable.

Plus tard, on atteindra le village de Ramkot par un sentier qui part de Bandipur et longe une colline voisine en s’élevant progressivement au-dessus d’un paysage verdoyant de champs et de rizières. On grimpe, on redescend, on change de versant pour remonter à travers les fougères, joie des escapades buissonnières en montagne, le relief joue avec nos jambes pour offrir à chaque virage un tableau de maître paysager.


Plus on monte, plus la vallée se découvre dans ses teintes floues impressionnistes, dans ses courbes douces qui se dessinent entre les montagnes l’encerclant. Une rivière au milieu flanque un trait brun clair sur cette palette à dominante verte. Il faut deux heures de marche au rythme d’une promenade dominicale et cinq cent mètres de dénivelés pour franchir l’arche traditionnelle qui marque l’entrée du village Magar. Ces derniers représentent une ethnie minoritaire au Népal, pratiquant essentiellement l’agriculture et vivent, à Ramkot, paisiblement loin de l’agitation de la vallée.

On n’entend plus ici les bruits citadins, le brouillon agité des rues trop denses de la ville. Les cris des enfants jouant sur une balançoire népalaise fabriquée à l’aide de bambous démesurés et installée au-dessus du chemin principal, les ont avantageusement remplacés. Des singes à proximité des maisons, s’accrochent aux branches des arbres voisins, nous observent un instant derrière la végétation et dans un bruit effrayant, s’élance au travers du feuillage dense vers un autre arbre, une autre conquête aérienne. Quelques poules et poussins nous suivent un instant en file indienne, des enfants s’ébrouent en déboulant d’un escalier et nous font face en riant, ralentissent soudainement en nous voyant, joignent les mains devant le visage en prononçant un Namasté joyeux et respectueux, puis reprennent leurs courses de plus belle en s’éparpillant dans les ruelles escarpées du village. Le silence retombera rapidement sur Ramkot, rendant au lieu, perdu dans les collines du Népal, ces airs de paradis perdus.


Nous aimerions vivre dans mille endroits sur terre, Ramkot s’ajoutait à cette longue liste de nos futures résidences. On se mentait toujours un peu, mais on aimait bien croire à ces haltes rêvées et improbables le temps d’une journée de promenade dans les montagnes.
Plutôt que prendre racine, on reprendra finalement la route, deux jours plus tard, après la pluie, jusqu’à Katmandou à la recherche d’une nouvelle habitation où y séjourner encore une fois le reste de notre vie. Ceci évidemment jusqu’au prochain départ à bord d’un bus aux fenêtres grandes ouvertes nous promettant un « plus loin » grandiloquent. Notre naïveté désarmante nous perdra bien un jour, c’est certain, mais ailleurs.

Il n’y avait dans ces routes ni quête de bonheur, ni promesses de développement personnel, ni assurances bien-être. Il y avait seulement les creux et les bosses d’un ruban de terres boueuses et d’asphalte dégradé que nous subissions tantôt dans la joie tantôt dans les grimaces des mauvais rebonds. Il y avait les commerces d’où s’échappaient des fumerolles de graisses recuites, les écoliers en uniformes et les travailleurs menant les bêtes dans les hauteurs, les femmes affairées à souffler les braises des foyers. Il y avait une musique népalaise s’échappant du bus, s’élevant dans la vallée de Katmandou, des rizières étagées survoltées grignotant la forêt et la rivière jaune qui souvent déboulait sous nos roues. Il y avait devant nos yeux insatiables, la vie et rien d’autre.

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