En attendant Noël

En quittant Kathmandu, le Népal s’apprêtait à fêter Tihar, l’équivalent de Diwali, la fête hindoue qui célèbre la victoire de la lumière contre la nuit. En débarquant à Bogmalo, en Inde, des statues géantes illuminées défilaient la nuit dans les rues, devancées par des effusions de mitrailles pétaradantes et des feux d’artifice stridents. Les réjouissances battaient la mesure à toute force dans l’univers indien.

Diwali est une fête protéiforme, chargée de différentes symboliques et valeurs selon que l’on vient du Népal, d’Inde ou du Sri Lanka, que l’on soit hindou, sikh ou bien même parfois bouddhiste. Chacun célèbre un événement historique différent mais tous symbolisent lors de cette ode à la lumière face aux ténèbres, la victoire du bien sur le mal.

Cette déferlante de festivités, les guirlandes clignotantes pendues sur les façades des maisons, les bougies coulées dans des ramequins de terre cuite disposées sur les margelles des commerces, les dessins colorés composés de farine et de grains exposés sur les trottoirs, les explosions de pétards, de lumière et de joie, nous ramenaient dans une certaine mesure à l’ambiance particulière des Noëls Européens que nous connaissions. Il y avait une excitation joyeuse et universelle dans ces célébrations et dans tous ces pays, qui pouvait happer n’importe quel visiteur.

Aussi, nous laissions-nous emporter dans le courant de cette espérance lumineuse. Tout le monde profitait de ce moment joyeux pour prier les déesses et les dieux conciliants, en implorant le meilleur pour l’avenir. Nous en profitions alors pour exposer de la même façon que nos voisins, aux quatre vents et aux mille divinités présentes, notre liste de vœux pour l’avenir. Un peu comme les enfants à la veille de Noël, nous découpions dans une revue de voyages de papier glacé, les lieux où nous souhaitions nous rendre. Nous avions connu récemment les joies des chemins escarpés des montagnes de l’Himalaya, nous déposions cette fois devant l’autel de nos souhaits, les images d’une mer étale léchant patiemment des plages de sables blonds, balayées par l’ombre des palmes de cocotiers élancés vers un ciel azur. On rêvait en somme de différences et de contrastes qui pourraient continuer à piquer notre curiosité maladive.   

Bogmalo est un village échoué sur la côte de Malabar dans l’état de Goa en Inde, oublié dans une végétation de bord de mer. Nous y avions trouvé refuge en arrivant la nuit dans cette contrée du monde. Le lendemain matin, bien que levés, nous étions surpris d’entendre vers six heures une cloche s’époumoner au milieu des palmiers, suivie d’une messe rondement menée, alternant chants mélodieux et professions de foi, à quelques mètres de là. Notre unique voisine se trouvait être une église catholique et c’était bien la dernière chose que nous nous attendions à croiser dans cette végétation tropicale. Nous savions que les portugais avaient essaimé des édifices religieux un peu partout sur cette partie du continent. Nous ne savions pas en revanche qu’ils avaient été jusqu’à en édifier une au pied de notre lit.

La patience a chez nous des limites ténues que l’éducation et la retenue ne peuvent contenir bien longtemps. « Ite missa est » et nous filons en vitesse, toutes sandales lacées, en direction de la mer. Elle est à quelques centaines de mètres de notre presbytère du moment. L’océan déboule dans les yeux au détour d’une paillotte qui affiche poissons séchés et sodas sucrés cuisant au soleil.

C’est toujours un sentiment étrange et un plaisir formidable que d’arriver ailleurs alors que nous étions nulle part. Et c’est un véritable privilège de marcher pieds nus le matin sur une plage quasi déserte dans une eau déjà chaude, alors que nous descendons à peine d’un sentier tourmenté de montagnes enneigées.

Le soleil frappe vite et fort dès les premières heures. Les palmiers balancent sous le coup d’une légère brise matinale. Les corbeaux perchés sur les hautes palmes bruyantes, appellent compagnes et compères à entrer dans la danse de cette nouvelle journée. Si nous savions que nous ne pouvions plus nous passer des joies que procure la montagne, nous éprouvions désormais le plaisir de retrouver cette addiction à l’eau salée dont nous n’avions pu finalement nous débarrasser en s’éloignant du bord de mer. Cette planète si ridiculement petite était une source infinie de paysages devant lesquels il fallait que nous tombions chaque fois en pamoison. Notre curiosité nous faisait ressembler immanquablement à des adolescents rougissants devant la beauté brute et sans fard du monde. 

Nous rejoignons le lendemain la capitale de l’état de Goa, Panjani, ville majuscule depuis la désertion et le déménagement de l’ancien Goa, à quelques kilomètres de là, par les portugais au dix-huitième siècle. Elle est aujourd’hui une ville animée de bord de mer. Les commerces y sont florissants, la noix de cajou, joyau de la région, s’arroge la plus belle place dans les vitrines. Au bout de l’avenue principale, l’église blanche de l’immaculée conception domine la ville.

Une longue plage rectiligne ouverte sur la mer d’Arabie laisse place aux touristes indiens arrivant du nord pour y tremper les pieds. Dans le centre, le vieux quartier évoque curieusement en s’y promenant, d’anciens souvenirs européens. On y perd facilement nos repères indiens en maraudant dans ce lieu, qui peut parfois ressembler à un de ces quartiers si attachant de Lisbonne que nous aimons.

Des maisons colorées aux toits de tuiles, ramassées dans un défilé de ruelles, témoignent d’un temps lisboète révolu. Les indiens se prennent en photos devant des murs fraîchement repeints de couleurs prononcées. On y croise au détour d’une venelle, le charme calme et désuet d’un quartier de la capitale lusitanienne, teinté de l’ambiance nonchalante d’un village montmartrois isolé au cœur du tumulte de la ville, le regard tourné vers son église blanche. On s’y installe pour la nuit, le temps de respirer quelques effluves exotiques d’une Europe bien lointaine.

La visite de l’ancienne Goa, à un jet de bus d’une vingtaine de minutes, se résume à la découverte d’un immense sanctuaire catholique ancré sur les bords de la rivière Mandovi. Cathédrale immaculée, basilique de basalte, églises massives et chapelles plantées sur les collines voisines se trouvent étonnamment disséminées sur un large périmètre, dans un paysage de palmiers et de bananiers, assommés par une chaleur tropicale. Le royaume du Portugal avait décidé de consacrer ce lieu en tant que capitale de sa nouvelle colonie du continent, au seizième siècle, après en avoir délogé le sultan Yusuf Adil Shah, originaire de Perse. Commerçants et fermiers portugais, esclaves et journaliers s’affairent alors à bâtir, de gré ou de force, la perle de l’Orient.

Les églises y rivalisent de taille et d’exubérance. Couvents et monastères prennent possession des terres disponibles et convertissent une géographie qui ne connaît pas encore l’homme de Judée. La cité ira jusqu’à compter près de soixante mille âmes. Devant l’ampleur des constructions, Saint François-Xavier, missionné par le pape pour évangéliser cette région du globe, évoquera l’image d’une « Goa dorée ». Un proverbe circulera même, affirmant que « Quiconque a vu Goa, peut se dispenser d’aller à Lisbonne ».

La légende de Goa, perle de l’Orient, est née. Elle perdure jusqu’au dix-septième siècle, où un lent déclin inéluctable dû aux convoitises voisines, à une épidémie de choléra et aux décisions politiques de Lisbonne signe la fin de l’âge d’or. En 1961, Nehru annexe le territoire sans coup férir et le déclare comme le plus petit état de la fédération indienne. Aujourd’hui, ne reste plus que des monuments catholiques démesurés, visités par des indiens catholiques, des touristes hindous et quelques portugais curieux, tous en quête d’un passé qui, s’il pût être douloureux, reste finalement désormais le symbole d’une histoire commune.

On reprenait le lendemain la route en direction du sud, déjà emportés par un désir d’ailleurs. Le soleil assommait, la végétation luxuriante grignotait inexorablement les routes de bitume, on connaissait des brises de mer matinales et les couleurs lumineuses des murs des habitations de Goa, riches d’un passé mouvementé, d’une culture vivante, voyageuse, originale et passionnante.

Avant de partir pour une prochaine destination aux contours encore bien flous, on reprenait notre paire de ciseaux, une revue de voyage en papier glacé et continuions à découper les belles images qui nous donnaient tant à rêver et qui peut-être, demain, croiseraient notre route. On fêtait ainsi à notre manière les lumières de Diwal. Et en attendant Noël, on se fabriquait des vœux lumineux à usage unique, à consommer sur place.

Notre bus déboulait au détour d’un virage, brinquebalant dans un bruit de ferraille et de tonnerre ! L’Inde du Sud semblait riche de promesses qui nous enthousiasmaient déjà.


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