Les Backwaters, vaste réseau de canaux en retrait de la mer, deviennent pour deux jours notre nouveau terrain de jeu. Cette immense lagune longe la côte de Malabar depuis Cochin sur presque la moitié de l’état du Kerala.
L’eau salée rencontre dans ce labyrinthe liquide, une eau douce descendant des Ghats occidentaux, la chaîne de montagne longeant en arrière plan la côte du sud-ouest indien. Pays de lacs et de rivières, il dessine les contours d’une vie originale pour ses habitants, plus habitués à se déplacer en pirogues qu’en tuks-tuks.

Nous nous adaptons aussitôt à ce nouveau mode de voyage, trop heureux pour cette fois de troquer une route sans amortisseurs au profit de la douceur molle d’une eau d’un canal de campagne. Un système de bateau bus relie la myriade de villages installés le long des berges depuis la côte. Nous sautons dans le premier qui passe, direction terminus.



Alleppey, point d’entrée terrestre des marigots, affiche sur son canal principal les fameux houseboats, anciennes barges destinées au transport du riz de la région et transformées aujourd’hui en bateaux pour lunes de miel au bord de l’eau et romances de clair de lune. Leur forme est caractéristique de l’endroit et ressemble à un gros tatou glissant sur l’onde avec son tablier tressé en fibres de coco. Notre préférence porte malgré tout sur les populaires bateaux bus, certes moins esthétiques et un peu plus décatis, évoquant terriblement en cela leurs confrères terrestres à pneus lisses, mais ils nous semblent bien plus attrayants, peut-être parce qu’ils sont un concentré de vie des Backwaters.




Tout le monde s’assoit sur ces bancs publics nautiques dans le coin. On circule grâce à eux évidemment, mais on s’y croise aussi, on prend les dernières nouvelles du canal d’à côté, on y discute un peu affaire, on en profite pour plaisanter un instant et on emprunte aussi à l’occasion plus sérieusement ces bateaux bus pour rejoindre l’école distante de quelques encablures sur l’autre rive. Si le bruit du moteur empêche de se comprendre sans devoir crier la plupart du temps, il ne contrarie pourtant en rien les passagers qui continuent à bavarder en oscillant régulièrement la tête, comme pour signifier à leurs interlocuteurs, par politesse ou par amitié, qu’ils sont entendus. La compréhension ne semble pas si importante en fin de compte, l’essentiel étant après tout, de partager ensemble un bon moment de navigation.

Les oiseaux sont légions à vivre autour de ces méandres saumâtres et comme les hommes, exercent leurs regards tournés vers les ondulations de l’eau dans l’espoir d’une heureuse prise. Aigles pêcheurs au plumage brun et blanc, cormorans sombres et lumineux comme un hommage à Soulage, hérons, mouettes et hirondelles en bandes, sternes fines et gracieuses, martins-pêcheurs en équilibre sur les palmes des cocotiers, laissent passer notre barque d’un mauvais œil, nous tournent autour un instant avant de reprendre leurs activités de pêches et de voltiges aériennes.

A proximité, par delà les digues et les talus bordés de palmiers, les rizières survoltées forment un paysage plat, humide et fluorescent étendu jusqu’aux cocoteraies qui bouclent d’une verticale sombre la ligne d’horizon. L’eau des canaux y est dispensée régulièrement à des fins d’irrigations grâce à un système d’écluses ouvertes sur les champs.

Dans les villages insulaires, les minuscules hameaux, les maisons solitaires posées sur les fines berges de terre, on salue les enfants espiègles jouant au ballon dans l’eau. Les femmes se baignent en bas des maisons en même temps qu’elles battent le linge, tandis que les étroites pirogues individuelles croisent plus au large et vaquent à des activités de commerces, pêchent ou partent tout simplement rendre visite aux voisins.

Nous nous installons le midi au bord de l’eau, adossés au mur d’une maison, les fesses posées par inadvertance sur le passage d’une colonie de fourmis affairée à déménager. Quelques personnes passeront silencieuses, observant du coin de l’œil notre repas frugal. La voisine souriante et curieuse de la maison d’à côté nous surveillera également en faisant mine durant notre pause d’aller, toutes les cinq minutes, chercher de l’eau au canal.
Paysages dessinés pour les enfants du marais, tout est motif à divagation pour les yeux et l’esprit. Les eaux vertes ou bien brunes, parsemées de nénuphars immobiles et de lotus dérivant au rythme du courant faible de la lagune appellent à l’inaction physique, en proposant avantageusement à la place une rêverie somnolente. Une grenouille étrangement rouge rejoint les fourrés d’un saut paresseux. Un serpent d’eau, la tête en l’air, remonte à contre courant le canal et attire vivement notre attention quelques instants. Et puis en fond de tableau, le ballet régulier d’embarcations de toutes sortes transforme un vulgaire paquet de chips de tapioca et quelques gâteaux secs au ghee en un festin ciné scénique de premier ordre. Nous en concluons une nouvelle fois qu’il n’y a finalement rien de mieux qu’un pique-nique et une séance de cinéma en plein air. Notre voisine nous souriant avant le départ, l’œil un peu commère, semble le confirmer également.

Des pirogues font des allers-retours d’une rive à l’autre quand ce n’est pas une passerelle métallique qui enjambe les canaux plus étroits. La lagune est ici évidemment surnommée la Venise indienne comme partout dans le monde où ce nom célébrissime est emprunté chaque fois qu’une localité est sillonnée par un ou deux cours d’eaux aménagés. Si l’eau est partout présente, les Backwaters ne sont pourtant pas Venise car la proche ville d’Alleppey, laide et sans aucun attrait, ne ressemble en rien à la cité des Doges. Quant aux canaux, ils sont bien trop ruraux et champêtres pour évoquer le moindre commencement de labyrinthe vénitien. Il n’y aura toujours qu’une Sérénissime quand il n’existe certainement des Backwaters qu’au Kerala, espace unique de vastes étendues d’eaux saumâtres coincé entre ghâts et mer d’Oman, une rivière serpentant au milieu des rizières.

Les gens y vivent peut-être plus paisiblement qu’ailleurs. Et se laisser glisser au fil des eaux sombres, portés par une barge ancestrale qui ne conserve le titre de bateau que parce qu’il flotte encore un peu, nous communique très certainement quelques bribes de leur bonhomie apparente.

Ce qui attire l’œil également est la présence parfois surprenante d’églises chrétiennes de tailles plutôt imposantes sur ces rives. Ces lieux de cultes soulignent l’histoire du christianisme dans le Kerala. Si on sait que les européens au début du seizième siècle débarquèrent la bible en même temps que leurs charpentiers et soldats dans cette région du monde, il s’avère que cette terre porte une tradition ancestrale chrétienne bien antérieure. L’Eglise de Malabar fait effectivement remonter traditionnellement ses origines à Saint Thomas qui serait arrivé sur ces côtes en 52. Il semble probable en tout cas que le christianisme ait touché cette terre au deuxième siècle en même temps que les échanges commerciaux se développaient entre l’Inde et le Moyen-Orient. Cette Eglise orientale des origines, utilisant dans sa liturgie un dialecte de l’araméen, la langue du Christ, se diluera à l’arrivée des portugais, non sans heurts, dans le giron de l’Eglise apostolique romaine. Ces monuments visibles en nombre dans le Kerala restent alors, même s’ils sont postérieurs à l’arrivée européenne, la marque d’une tradition cultuelle fortement ancrée bien plus ancienne.

Le lendemain, nous embarquons à nouveau, cette fois sacs aux dos de backpackers pour une prochaine destination, Kottayam, à l’est des Backwaters. Trois heures d’errance fluviale nous séparent de la ville. Au fur à mesure de notre avancée, les voyageurs quittent le navire, parti bondé d’Alleppey, pour rejoindre les hameaux insulaires et nous nous retrouvons bientôt en petit comité, silencieux, dans un univers liquide plat bercé par le ronronnement tapageur du diesel. Il y a rien à faire d’autre que surveiller les berges, en quête d’une vie quelconque, humaine ou animale.

Ce paysage nous laissait isolés, condamnés à scruter l’eau, à divaguer en attendant l’improbable passage d’une jonque tressée de coco que manœuvrerait un légendaire Crabe-tambour, figure du soldat perdu de Pierre Schoendoerffer dans les méandres d’une jungle liquide, un chat noir dans les bras et un jeune trompette déluré à ses côtés. Le ronronnement d’un diesel noyé dans la moiteur tropicale d’un dédale d’eaux saumâtres faisait parfois prendre à nos songes de curieuses voies aventureuses.
Nous voguions en Asie, ce vaste continent dont on comprenait soudain aisément que certains préféraient s’y noyer plutôt que de devoir le quitter.

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