Il pleut sur Munnar, sans arrêt, d’une de ces pluies fines dont personne ne se souviendrait vraiment quand elle a commencé, de ces averses interminables qu’aucun ne serait capable d’en prédire l’arrêt. Il pleut comme sur un village oublié dans la brume, embourbé dans les terres moites, dégoulinant de l’imagination fertile de Gabriel Garcia Marquez. Il pleut un gris interminable qui embrasse la solitude les bras grands ouverts. Le ciel laiteux laisse peu d’espoir, et du haut de notre balcon d’altitude, on survole les toits d’une bourgade luisante, engoncée dans les ondulations segmentées des collines de théiers. Nous sommes en montagne à 1600 mètres, de ces hauteurs suffisantes pour changer radicalement les contours d’un paysage. En quelques virages et dénivelés, nous sommes passés des marigots de Malabar aux reliefs verdoyants des Ghats occidentaux du Kerala.

Hier, nous marchions dans ces montagnes de basses altitudes, flottant au-dessus d’une mer de plantations de thé. C’est un paysage original pour nos regards d’européens, plus familiers des étendues de blés dorés ou des parcelles de ceps de vignes tortueux alignés sur les coteaux. Cette monoculture a quasiment grignoté l’entière surface des collines avoisinantes et ce sont des alignements de buissons de camellia sinensis, à l’origine du thé, entrecoupés de chemins de glaise rouge horizontaux qui en dessine ce tableau étudié.

Les plants, originalité de ces champs orientaux, forment de petits cubes légèrement espacés les uns des autres et dessinent ensemble une nappe en damier s’étalant sur les versants. Elle ondule au gré du relief, s’arrête soudain bordée du galon gris d’une route de bitume, puis se dresse sur les hauteurs comme soulevée par un coup de vent à l’approche d’une crête. Les couleurs réjouissent l’œil à chaque instant. Les jeunes pousses acidulées, matinées de pomme et de menthe, disputent la palette des verts aux teintes plus sombres de sapin, de tilleul ou d’émeraude. La lumière s’en mêle lorsque le soleil perce les nuages rapides et légers, et donne alors vie à une tablée de couleurs jusqu’alors inerte. Le paysage s’étiole dans la brume, se reconstruit en une fraction de rayon, ondule ou s’immobilise sous un ciel d’ombres furtives. On voudrait tout retenir de ce bal de nuances qui donne le tournis. On ne prend qu’une photo qui ne dit rien de la diversité de ce que nous venons de voir. Le mouvement ne se fige pas, il n’est bon qu’à vivre dans l’instant.

La difficulté réside dans le fait de pouvoir grimper à travers les théiers car tout est siglé « privé » et « interdit d’entrer » dans ce monde agricole qui n’aime pas partager. On trouve malgré tout en cherchant, têtus, un passage dérobé dans une partie escarpée non cultivée qui monte au sommet d’une des montagnes pointant au-dessus de nous. Sur une pente de broussailles plus hautes que nos têtes, il faut se hisser sur de gros rochers ronds et humides pour savoir si l’on progresse dans le bon sens, aveuglés par cette végétation exubérante. On regrette juste de ne pas s’être vêtu de manches longues afin d’éviter les coupures de fougères et de lianes effilées qui nous lacèrent les bras. A mi-chemin, ne voyant pas le bout de ce sillon ou plutôt nous imaginant aller très prochainement buter contre une falaise noire plaquée au-dessus de nous, on s’interroge sur la viabilité de l’ascension. Il faut deux secondes de plus pour conclure que ce n’est pas à la moitié de la route, même indécise, qu’il faut se demander si on doit faire demi-tour. On continue, en dérapant chacun son tour, sur une terre glaise damée et luisante, les bras levés au ciel pour ne pas finir cisaillé par les herbes acérées.

Passé le col, la vue sur Munnar et les autres versants de plantations se dilue dans un brouillard de mousseline. Nous pique-niquons d’un paquet de nouilles déshydratées et de quelques bananes minuscules, tout en détaillant scrupuleusement nos jambes. On se débarrasse des herbes collantes et d’une sangsue repue encore agrippée à un mollet. Des volutes de brumes aériennes filent depuis le col et amplifient une sensation de fraîcheur, oubliée depuis notre retour en Inde. Des eucalyptus isolés aux troncs verdâtres et pelés, plantent un décor vertical sur la crête que nous suivons, avant de rejoindre en contrebas les plantations.

Dans la descente, nous croisons un guide qui nous demande si nous sommes seuls, fait qu’il ne considère évidemment pas d’un très bon œil. Nous sommes alors sermonnés, et avertis que nous risquons de croiser des éléphants et des tigres, en marchant seuls dans cette région. Nous nous interrogeons sur ces menaces à peine voilées et nous demandons ce que la présence d’un guide en t-shirt et désarmé pourra bien venir changer lorsque nous croiserons le félin en question. Quant aux éléphants, nous avions effectivement bien repérés des excréments de pachydermes, secs de plusieurs jours, sur la crête et savions qu’il y en avait dans la région. Nous avions aussi connaissance que le moment le plus probable pour en croiser était le matin ou le soir. Et qu’à midi, il y avait peu d’éventualités pour que notre guide en aperçoive un aujourd’hui, bien qu’il l’ait très certainement fait miroiter au deux touristes présents avec lui. Un tigre avait été en revanche effectivement capturé dans les parages une semaine plus tôt et nous l’ignorions. Il avait semé la terreur alentour car vieillissant et affaibli. Et il s’était attaqué à plusieurs reprises à des vaches isolées. Ses congénères étaient bien présents dans la région en petit nombre mais nous n’aurions certainement pas la chance, ou peut-être la malchance, d’en rencontrer. Ceux-ci préférant généralement s’éloigner de toute activité humaine. On continuait notre chemin en saluant ce guide de mauvais augure qui avait essayé de nous faire passer l’envie de marcher seuls et surtout sans lui, dans ces montagnes du Kerala. Cela nous rappelait d’autres escapades au Bostwana, il y a quelques mois, où nous espérions secrètement croiser derrière chaque baobab géant, un animal sauvage. En réalité, il avait fallu chercher longuement avant de pouvoir approcher un éléphant ou un hippopotame gazouillant dans les eaux du fleuve. Les animaux ont souvent le talent de nous apercevoir bien avant que notre œil réagisse et cette intelligence innée de choisir la fuite plutôt que vouloir faire plus ample connaissance.



On retrouve plus tard une route que nous empruntons et qui mènera à un cul-de-sac au bout de cinq kilomètres. Une grille et un panneau rouge invitent à faire prestement demi-tour. L’usine de thé Tata dégage une fumée blanche en fond de vallée. Une cheminée qui dépasse les toits de tôles brûlées, embaume les environs d’une odeur prégnante de thé et donne l’impression que ce parfum provient directement des plants agrippés aux collines voisines.

Tata, conglomérat gigantesque, est présent partout en Inde, dans les secteurs de l’automobile, de l’électronique, des industries lourdes, du bâtiment ou de l’agro-alimentaire. Toute l’Inde semble être « Tata » tant la marque est incontournable dans le quotidien des indiens. Et dans la vallée de Munnar qui n’échappe pas à la règle, l’essentiel des plantations visibles sur les collines appartient à l’entreprise tentaculaire, sous différentes entités, Tata tea, Tetley, Kanan Devan…

Un village, des hameaux sur la propriété, logent les employés. Des petites maisons, bleues délavées pour nombre d’entre elles, sont posées en grappes au beau milieu d’une mer végétale. On y trouve tous les attributs d’une communauté classique dotée d’un temple ou d’une église, d’une école, d’une cantine ouvrière ou bien par exemple d’une épicerie. La différence majeure avec d’autres villages réside dans le fait qu’ici tout appartient à Tata. Les employés peuvent y vivre en quasi autarcie. La contrepartie de ce modèle patriarcal où l’emploi, le logement et le quotidien sont organisés entièrement par l’employeur, réside évidemment dans la marge de liberté des salariés. En 2015, six mille ouvrières tamoules travaillant sur les plantations déclenchèrent une grève pour protester contre la baisse annoncée d’un bonus à la récolte. Elles dénonçaient en réalité une situation très dégradée et opaque, derrière les barrières et les barbelés des plantations, et elles soulignaient l’existence d’une différence de traitement flagrante en comparaison du niveau de vie du reste du Kerala.




Les femmes ont depuis repris le travail en ayant réussi à conserver le peu de droits qu’elles possédaient. Nous les croisons dans les champs, arrachant une à une les feuilles de thé pour en remplir des sacs de jute. Ce soir, elles feront la chasse aux sangsues agrippées sur les bras et remercieront certainement une très sainte divinité pour ne pas avoir croisé aujourd’hui le regard de serpents, présents en nombre dans les parcelles.

Munnar, en début de soirée. La ville est indienne, épanouie dans une anarchie luxuriante. Les tuk-tuks font des bruits de casseroles s’élevant jusque dans les premières travées de théiers. Les femmes en saris glissent toutes les couleurs du monde dans les rues en pentes grises.



Des véhicules tous terrains déversent les derniers clients avant de filer dans les chemins boueux des plantations. Sur les bas-côtés, les échoppes de rues minuscules fourbissent leurs thés au lait fumant où nous aimons nous arrêter pour regarder le monde défiler devant soi. Une grande gamelle ébouillante en plein air des beignets d’épices et d’herbes dans une huile mordorée qui laisse un film brillant sur les doigts. On sent les effluves de gras des cuisines et les fumées des diesels qui filent à travers le bourg. Un temple hindou diffuse des chants à plein volume. La mosquée sur les hauteurs du bourg prendra le relais un peu plus tard en lançant un appel aux fidèles quand l’église, elle-même, célèbrera une dernière messe, un ultime cantique. La ville hurle de chants et déborde de vie, comme toute l’Inde en fin de journée. On repose nos verres vides sur le rebord en fer blanc de l’échoppe, accompagnés de quelques roupies.

Il pleut toujours sur Munnar, d’une pluie fine et triste qui voudrait célébrer les solitudes humaines, comme dans un roman de Garcia Marquez. On repart pourtant, coupant une foule désordonnée, les mains encore luisantes d’huile, une joie terriblement indienne dans les cœurs, lumineuse et sonore.
La pluie, cette fois, a changé de camp.

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