L’élégance de Pondichéry

Se promener dans les larges rues ombragées de Pondichéry revient à déambuler au milieu des fantômes d’un passé français sur les rives du golfe du Bengale.

Loin des côtes tropicales bordées de palmiers, la Compagnie des Indes Orientales créée par Colbert en 1664, s’installe à Port-Louis deux ans plus tard, en Bretagne, face à l’océan Atlantique afin d’ouvrir des voies commerciales d’envergure. Elle devait permettre ainsi de concurrencer d’autres entreprises maritimes européennes, comme celles des anglais et des néerlandais, alors très présentes sur les océans. Dans la rade bretonne, en face du siège commercial de la Compagnie, retranché derrière les murs de la citadelle de Port-Louis, un chantier naval destiné à bâtir l’armada qui déferlera sur les Indes, naît sur les bords du Scorff. Le premier navire mis à l’eau et baptisé « Soleil d’Orient » donnera son nom à la ville, Lorient, qui s’installera définitivement à ce même endroit.   

Jusqu’au dix-huitième siècle, plusieurs Compagnies des indes se succéderont dans la rade, recevant par la couronne de France, la charge de développer les échanges commerciaux avec l’Asie.

On quitte à cette époque Port-Louis et la rade de Lorient avec l’espoir de faire fortune, empruntant une route des Indes fantasmée, et laissant sous une brise de mer, une Bretagne que l’on ne reverra peut-être jamais. On part loin, des rêves exotiques dans la tête, avec la folle idée de rentrer chargé d’épices et d’étoffes colorées de cotons exotiques aux tons rouges très prisés, que l’on appelle indiennes.

Il faut compter jusqu’à huit mois d’une navigation délicate et périlleuse, où nombre de marins et passagers perdent la vie lors de fréquents naufrages ou à cause de maladies déclarées lors de ces voyages interminables. Les navires doivent contourner le cap de Bonne Espérance au large de l’Afrique, rejoindre Mahé, comptoir français en mer d’Arabie sur la côte ouest des Indes ou faire escale à Ceylan, le Sri Lanka actuel, pour apponter enfin, par un beau jour, à Pondichéry.
Tous ces noms d’illustres marins ou de rêveurs inconnus, résonnent dans cette ville comme autant d’aventures maritimes uniques et l’on peut toujours croiser leurs ombres, les yeux grands ouverts, dans le quartier de bord de mer de « White Town », où des demeures colorées et d’imposants bâtiments administratifs parés d’un hautain blanc colonial, furent élevés.

La ville blanche comme on nomme cet ancien quartier français est une parenthèse apaisée en Inde, à l’image de Cochin sur la côte de Malabar. Un réseau de rues parallèles et d’avenues perpendiculaires s’étend sur quelques kilomètres carrés le long d’une plage de sable. De petits immeubles de deux ou trois étages, quelques demeures bourgeoises entourées de parcs de verdures, constituent un ensemble architectural aux teintes parfois vives, jaunes, orangées, bleues ou roses fuchsia. Des arbres taillés pour laisser passer les véhicules, forment des arches végétales protégeant les rues d’un soleil agressif.

Le quartier français est désormais habité par une population bourgeoise issue des castes indiennes les plus élevées. Maisons rénovées et jardins entretenus marquent une aisance économique, invisible dans les autres périmètres de la ville. Les plaques de rues tamoules et françaises, évoquent quelques figures connues, Surcouf, Mahé de la Bourdonnais, Dumas, François Martin.

Pondichéry est une bulle de sérénité dans une Inde électrique que nous retrouvons dès que nous sortons des artères historiques. Et c’est amusant de franchir tout au long du jour, ces frontières invisibles. On croise ainsi en l’espace de deux pas, une basilique néogothique catholique très ordonnée, blanche et soulignée de rouge, puis un temple dravidien tamoul, fabuleuse pyramide multicolore sculptée dans un ciel qui paraît d’un coup très pâle. On se réjouit des chants hindous s’échappant de ces lieux de prières exubérants autant que de ceux, tout aussi fervents, qui accompagnent une messe en français célébrée dans l’église Notre Dame des Anges, aux étonnantes teintes pastels naïves rose bonbon et bleu ciel. D’une rue à l’autre, la circulation s’affole ou se dissipe sans prévenir. On passe soudainement d’une avenue émaillée de lumières et d’échoppes animées à une rue résidentielle où circule de temps à autres et sans aucun bruit, un vélo fantôme, un promeneur égaré. Ces deux ambiances si différentes semblent ici se compléter et donnent à la ville un équilibre subtil qui n’existe pas ailleurs.

En bord de mer, non loin d’une digue affaissée, la statue du marquis Dupleix, gouverneur de Pondichéry au dix-huitième siècle, remplacée par celle de Nehru en 1962 à la cession du territoire de Pondichéry à l’Inde, fût réinstallée dans ce nouvel endroit en 1982. Il faut croire que le temps était alors au revissage diplomatique des grands hommes quand aujourd’hui, en d’autres lieux, on semble plutôt avoir pris goût au déboulonnage des statues. Comme si l’histoire prouvait encore une fois qu’elle est constituée d’une matière vivante et qu’elle se fait et se défait au gré de l’humeur des hommes.

Face à l’océan, un surprenant monument aux morts de la Grande Guerre de 1914 est éclairé aux couleurs françaises. Les touristes indiens s’arrêtent un instant pour s’y prendre en photo. Et dans l’hétéroclite album de famille indien, le soldat inconnu succède désormais au cliché de la statue de Gandhi, située un peu en amont sur la promenade.

Sur une des artères animées du centre, il y a une boulangerie qui s’évertue à fabriquer un pain qui aurait toute sa place sur l’étagère d’une de ses consœurs en France. Nous en profitons pour faire provision de saveurs boulangères. Non pas que cela nous manque particulièrement, mais quand l’occasion se présente, il nous semble malvenu de ne pas céder à cette honnête proposition. L’autre plaisir imprévu sera d’entendre les clients s’exprimer dans notre idiome maternel. C’est presque déstabilisant d’écouter sa propre langue au bout du monde. Si l’anglais est devenu une norme de communication universelle à vocation essentiellement commerciale et utilitaire, le français relève d’une autre sensibilité. Elle fût la langue des ambassades et de la diplomatie, le signe distinctif d’une noblesse puis d’une bourgeoisie qui souhaitaient se démarquer. Elle fût un temps, langue universelle des intellectuels dans le monde. Et c’est un peu cet esprit léger, inutile mais ravissant que l’on a cru retrouver à Pondichéry, au cœur de la boulangerie française de la ville. Nous éprouvons, en sirotant ce premier café depuis notre départ de France, un plaisir formidable à épier les conversations entre employés et clients de l’établissement. Tous indiens, la plupart passe pourtant commande et bavarde en français, bien que le Tamoul demeure majoritairement leur langue maternelle. Alors on savoure à pleines oreilles des commandes de « Deux croissants, s’il vous plait » de « Une baguette bien cuite, Madame » ou encore « Un café noir sans sucre, merci », prononcées dans un élégant français, accompagné d’une diction chantante et d’un discret accent indien. Acheter une chocolatine doublée d’un thé au lait devient un exercice de style, un poème improvisé sur l’estrade de la boulangerie, qui envoûte et nous laisse sous le charme. Si bien qu’il faut nous appliquer à notre tour lors des échanges, et éviter ainsi d’être trop ridicules au milieu de cette remarquable confrérie indienne, littéraire et gourmande, cette aristocratie de la miche de pain et du bon mot.

Nous sortirons de la ville, le temps d’une escapade à Auroville, à une quinzaine de kilomètres de là. Cité qui se rêva un temps idéale, et qui se perdit dans un réalisme d’une banalité affligeante. Elle fût conceptualisée en 1954 par une française, Mirra Richard, pour devenir un lieu communautaire universel où chacun pourrait s’établir libre sans se revendiquer d’une nation ou d’une religion, « en obéissant à une seule autorité, celle de la vérité ».
Reste aujourd’hui une espèce de géode, boule de golfe géante dorée, au milieu d’une campagne soignée, entretenue par une armée de paysans indiens. Les habitants, occidentaux pour nombre d’entre eux, vivent dissimulés dans des maisons derrière les arbres, roulent à scooter ou à vélo électrique sur des pistes de latérites ocre, le visage pâle et les mains manucurées. Et ils ne paraissent plus beaucoup aimer se courber vers la terre, comme du temps des pionniers, préférant plutôt gérer leurs chambres d’hôtes et disserter sur les bienfaits du yoga intégral ou de l’aromathérapie plutôt que travailler les champs aux côté des ouvriers tamouls, à qui ils ont abandonné cette trop rude activité.

Le soir, comme tout Pondichéry, on se promène le long d’une large avenue piétonne, sur un front de mer qui se donne inévitablement des airs de « Promenade des anglais » niçoise. Le vent y souffle souvent et la brise du grand large rafraîchit un air lourd encore chargé du soleil de la journée. Il n’existe à ce moment précis, rien de plus agréable que d’entendre les vagues s’échouer dans l’ombre d’une fin de journée entre deux lampadaires diffusant une lumière tiède orangée.

A Port-Louis en Bretagne, au même instant, on peut toujours longer les fortifications en suivant le chemin de ronde qui surplombe la ville, surveiller Groix d’un œil distrait en laissant la pointe de Gâvres dans le dos. On peut y croiser, sans étonnement aucun, une médiathèque appelée Pondichéry. Et on remonte ensuite jusqu’à la citadelle qui ferme la rade de la ville de ce bout du monde que l’on nomme encore Lorient. Derrière les hauts murs fortifiés, s’abrite toujours naturellement le musée de la Compagnie des Indes Orientales. Depuis la proche jetée de granit qui plonge dans l’Atlantique, Il fallait huit mois pour rejoindre une Asie rêvée. Lorsqu’on arrivait.

C’est un drôle de sentiment que de penser à Port-Louis en Bretagne, lorsqu’on marche la nuit dans les rues polychromes de Pondichéry.


En savoir plus sur Ribines et Godillots

Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.