L’adieu aux Indes

Nous arpentons en fin de journée, la plage étendue de Chennai. Nous la pensions déserte en semaine, elle ressemble en réalité aux grands boulevards parisiens à la veille de Noël. Une fête foraine s’y est installée, les pieds enfouis dans le sable tiède. Des enfants crient de joie en s’envolant dans les airs, agrippés à un manège de petits chevaux tournant au diesel pétaradant. Des équidés, d’os et de chair, emportent au galop, le rire aux lèvres et les cheveux au vent, des jeunes gens au milieu d’une foule qui ne cesse de grossir. Ce soir, on ne verra plus le sable de la plage, recouvert d’une marée de saris colorés.


Des familles, assises sur un rebord de sable à la verticale de l’océan, observent tout en bavardant, les rouleaux d’écumes s’écraser à leurs pieds, tandis qu’une femme à proximité grille des épis de maïs dorés sur un brasero brûlant. On cuit à un château de sable de là, du poisson roulé dans une chapelure épicée et rougeâtre. Dans des cabanons de tôles et de toiles éphémères, des tatoueurs aux pieds nus, aux mains expertes, proposent d’encrer pour la vie sur des bras bruns, un nom d’amoureux, quelques lettres d’une jolie calligraphie tamoule, une arabesque élégante ou un dieu à tête d’éléphant dans l’espoir de s’adjoindre quelques heureux présages. Qu’importe, tant que ce dessin marque pour l’éternité à l’encre noire, cette journée merveilleuse passée à la plage.

L’effervescence et l’excitation sont criantes dans le regard pétillant des gens qui débarquent pieds nus depuis la rue. On y lit chez tous, cette gourmandise joyeuse que l’on ne trouve généralement plus que chez les enfants.

Un forain gonfle des ballons colorés condamnés à être explosés par une vieille carabine à plomb rouillée. Un jeune homme tente d’impressionner sa fiancée, la plus belle de la plage sans aucun doute, en décochant avec un arc en plastique délavé, des flèches à ventouse sur une cible en carton gondolée. Il rate si bien ses coups que la belle rit aux éclats. Son sourire accordera finalement sa plus jolie victoire au chevalier dépité. On attrape à la volée, comme une habitude presque maladive, tous ces moments d’existence savoureux, ces instants de grâce légers qui croisent et nourrissent chaque jour notre route. Avec toujours le sentiment persistant d’avoir cette chance déroutante de ne jamais rien chercher et de trouver malgré tout.     

Nous visitions ce matin le site archéologique de Mamallapuram, vestige extraordinaire d’une dynastie Pallava qui s’évertua, au septième siècle, à tailler des rocs gigantesques de granit rose au bord de l’eau. A contempler les éléphants superbes gravés dans la roche, les danseurs gracieux et les palais sculptés d’un seul tenant dans ces pierres rosées, il nous revenait en mémoire, signe annonciateur d’une fin certaine, ces noms fabuleux qui avaient jalonné notre parcours dans le sous-continent indien durant ces derniers mois.

Leh, Lamayuru, Saspul, Manali, Amritsar, Jodhpur, Jaipur et Udaipur, Agra, Varanasi et aussi Dehli, Goa, Pajani, Cochin, et puis  Munnar, Pondichéry, Mamallapuram, Madras enfin ou plutôt désormais Chennai, et puis d’autres aussi bien sûr. L’Inde aurait pu ressembler à une longue litanie de noms exotiques. Mais en trois mois, ce nom s’était chargé dans nos têtes incultes, de reliefs et de couleurs qui transformèrent une simple liste d’un atlas de géographie en un roman épique gravé dans les méandres de nos mémoires et sous la plante de nos pieds.

L’Inde nous aura appris tout ce que nous ne savions pas encore. Elle nous aura donné les montagnes étourdissantes de l’Himalaya et les déserts d’altitudes du Ladakh. Elle nous aura noyé dans un mysticisme désordonné et étourdissant dans la vallée du Gange. Nous aurons entendu et vu tous les chants sacrés, tous les rites profanes, toutes les prières hindous, bouddhistes, sikhs, jaïns, musulmanes ou chrétiennes. Nous nous serons assis dans toutes les gargotes, toutes les échoppes, les plus infâmes comme les plus réjouissantes. Nous aurons senti le feu du piment comme celui du sourire des montagnards de l’Himalaya de l’Inde au Népal. Nous nous serons rassasiés de sourires sucrés et de lassi onctueux. Ce coin du monde nous aura offert les palais des Maharadjahs, le temple d’or d’Amritsar et puis le Taj Mahal, les roches sculptées de Mamallapuram, le palais de Patan et la vieille cité de Kathmandu. Nous nous serons baignés dans les mers du sud sans avoir osé tremper un doigt de pied dans le Gange. Le grand sud aux noms si voyageurs de Goa, Cochin, Munnar, Madras, Pondichéry, résonnent comme autant de trésors emplis de couleurs, de sons et d’odeurs désormais ancrés au fond de ces éponges qui nous servent de têtes. L’Inde nous aura en peu de temps, poussé dans nos ultimes retranchements en exauçant tous nos vœux de voyageurs. Nous étions en arrivant, alors tellement inconscients, montés dans un manège qui s’est joué de nous chaque jour et qui nous aura fait perdre la tête à plus d’une reprise.

L’Inde est une fête qui se danse sur le sable, un théâtre de rue permanent, un incubateur d’émotions fortes. Elle est à l’image de ce que nous voyons ce soir sur la plage de Chennai. Elle est foutraque, bruyante et brouillonne. Elle fait n’importe quoi mais toujours en souriant. Elle hurle sans cesse du lever jusqu’au soir, elle chante des musiques à longueur de temps qui sentent bon la guimauve mais qui écœure dix minutes plus tard. Elle vit dehors, dehors, dehors ! Elle prie des dieux à têtes d’animaux et danse parce que, si rien ne va, ce n’est pas une raison pour s’arrêter de tourner. L’Inde est un monde qui n’est pas le notre. Elle casse les oreilles et révulse autant qu’elle séduit. Ses habitants sont parfois insupportables comme ils sont tout autant adorables. On rêve chaque jour d’en étrangler au moins un pour l’exemple et c’est pourtant tellement réjouissant de serrer une main dans la rue à un inconnu. L’Inde est capable de déclencher une colère sourde en un instant et de vous désarmer dans la seconde qui suit en une fraction de sourire. Elle est la joie et la peine réunies sur terre dans un même chaudron bouillonnant.

L’Inde est une vallée de larmes qui sait que cela ira mieux demain. Elle est un bouquet de roses rempli d’épines qui déchirent la peau et les âmes mais elle est également cette incomparable fleur fragile au parfum voluptueux. Elle se refuse à toute tiédeur qui gâcherait la fête. Elle est la vie déshabillée, offerte sans maquillage ni autre artifice qu’un grand sourire sincère. Elle est ce manège pétaradant hurlant de vie, posé sur le sable de la plage de Madras, que nous regardons à l’instant. Elle est un circuit « Grand prix » qui ne s’arrête jamais.

Notre histoire indienne s’achève sur une plage, comme s’y était également échouée une autre aventure africaine. Il faut partir, quitter désormais ce drôle de quartier du monde qui nous aura offert l’hospitalité pendant ces quatre derniers mois passés entre Inde et Népal. Jean-Paul Kauffmann expliquait que la nostalgie lui semblait curieusement être une impression plutôt éprouvée par les jeunes gens alors qu’ils n’avaient pourtant pas encore de souvenirs et qu’au contraire en vieillissant, ce sentiment lui apparaissait comme étranger bien que sa mémoire soit pourtant peuplée d’un trop grand passé. Il faut croire que nous avons vieilli car il n’existe pas l’ombre d’une nostalgie lorsque, rarement, nous nous retournons. Mais on quitte l’Inde, animé cependant d’un étrange sentiment qui nous laisse presque mal à l’aise, avec cette impression désagréable de devoir nous séparer de quelque chose qui nous manquera à coup sûr bientôt.

Nous avons rencontré hier à Mamallapuram, alors que nous étions perchés sur un rocher de granit rose, un groupe de jeunes filles en promenade. Sans aucune raison, elles se sont mises à battre des bras et nous faire de grands signes, à nous appeler en criant et riant, et puis finalement quand nous les avons regardé, elles ont arboré un éclatant sourire, simplement sublime. Elles étaient radieuses et l’énergie de ces inconnues magnifiques nous a immédiatement touchés en plein cœur. Ce pays ne nous aura vraiment rien épargné, pas même des adieux impromptus au détour d’un rocher de bord de mer, offerts par une troupe de jeunes femmes furieusement joyeuses et débordantes de vie. On nous avait prévenus, l’Inde n’avait jamais prévu de laisser quiconque traverser sa terre en paix.

En route pour la joie !


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