Singapour, portrait d’une démesure

Des journées de douze heures à longueur d’année occasionnées par un très proche équateur, une température quasiment constante de trente degrés, Singapour ressemble à une tranquille bourgade de six millions d’habitants qui se targue à elle seule d’être un pays.

En débarquant sur les trottoirs de la ville, la nuit en début de soirée, nous nous attendions à rentrer dans un univers urbain trépidant à l’image d’une ville occidentale cadencée à un rythme soutenu, émaillée de publicités lumineuses, de ronronnements automobiles autant que d’invisibles nuages gazeux toxiques et d’habitants surexcités circulant sur les trottoirs à une vitesse outrancière, pressés de rentrer chez eux ou de débuter une soirée au bistrot du coin. Or il n’en fût rien, et nous arrivâmes, depuis notre quartier de banlieue, au centre de la ville à Marina Bay sans connaître la moindre bousculade ni un soupçon d’échauffement citadin d’usage. La ville paraissait presque déserte sur les trottoirs comme sur la chaussée et la première interrogation fût de savoir où se trouvait les six millions de résidents.

Ville lumière contemporaine comme il en existe désormais quelques unes à travers le monde, le centre urbain qui se concentre autour de la baie affiche un ensemble architectural de premier ordre où tout semble avoir été pensé de concert afin de créer une harmonie visuelle incomparable. Nous sommes éblouis par la qualité du spectacle et quelque soit notre angle de vue, la réussite esthétique est immanquablement au rendez-vous. Dans notre dos, la ligne d’horizon formée par une forêt de gratte-ciels originaux, mais désormais d’architecture relativement commune inspirée notamment par la plus célèbre d’entre elles, la skyline de New-York, renvoie le reflet d’un ciel d’encre illuminé par les milliers de fenêtres allumées, suspendues à ces tours vertigineuses.

Face à nous Marina Bay Sands, élevé désormais au rang d’icône de Singapour domine ce royaume d’illusion. Doté de trois tours cintrées et de courbes légères, lui octroyant une esthétique unique, cet empire du luxe est coiffé d’une terrasse extravagante en forme de vaisseau amiral accueillant une piscine à deux cents mètres du sol. A ses pieds un centre commercial éclairé de toute part et un nénuphar géant de métal achèvent la conception d’un sidérant complexe se détachant dans le ciel, inspiré par le remarquable architecte canadien Moshe Safdie.

A nos pieds le bassin de la baie, vaste étendue d’eau cernée par la ville, en absorbe toute l’énergie lumineuse. Et c’est un enchantement de rester immobile et muet, à contempler ce spectacle au cœur de la nuit tropicale.

La Galerie nationale de Singapour nous offrira le lendemain, la fraîcheur en plein après-midi et surtout la narration d’une histoire contemporaine du pays sous un biais artistique. Une histoire coloniale, du dix-neuvième siècle jusqu’à l’indépendance en 1965, exposée au regard des peintres nourris d’influences malaises, chinoises et européennes. On y découvre les photographies des chantiers des premiers gratte-ciels de la fin des années cinquante. L’autre aile de ce musée de marbre et d’espace est située dans l’ancien bâtiment de la cour suprême où le mobilier d’origine toujours présent nous introduit dans l’impressionnant prétoire, la sublime bibliothèque ou les couloirs en marbres à colonnades résonnant encore des pas lointains de la machine judiciaire. Il abrite désormais une collection remarquable d’œuvres d’arts modernes et contemporaines et nous fait naviguer cette fois-ci dans l’histoire tumultueuse et la géographie attachante de toute l’Asie du sud-est, grâce aux artistes du Cambodge, de Thaïlande, du Vietnam ou encore d’Indonésie. Colonisation, révolution, grandeur politique et misère sociale, instants de joies paysannes et développement urbain, rien n’échappe à l’art qui émeut, raconte et témoigne. On prend l’air et le soleil avant de quitter l’endroit, depuis la terrasse du musée, l’œil inexorablement cerné par les vues toujours éblouissantes de Singapour.

Coincée entre Marina Bay et le détroit de Singapour, une ancienne et vaste friche est désormais aménagée en jardin où une végétation luxuriante amène une note de verdure dans un décor tout de verre et de métal. C’est une particularité de cette ville que d’avoir multiplié les parterres d’herbes folles au milieu d’une débauche de ciment de luxe.


Curiosité devenu désormais « clou du spectacle », une vingtaine d’arbres artificiels y sont installées, espèces d’étonnants baobabs de métal et de béton, mêlant ainsi une végétation de chlorophylle à une autre artificielle, fruit délirant d’une imagination humaine débridée. Ceux-là s’illuminent alors pendant quelques heures dans la soirée pour offrir une cinéscénie moderne aux spectateurs conquis installés sous les palmes de vrais arbres.

En continuant nos promenades dans ce cœur de ville, il apparaît que la densité effective de ce pays, parmi une des plus importantes au monde ne correspond absolument pas à ce que nous voyons. Les rues sont très souvent désertes, et il nous semble parfois être quasiment seuls ou en petite compagnie dans ce show de lumière que présente la baie de Singapour. C’est incomparable avec des quartiers centraux comme ceux par exemple de capitales européennes qui sont généralement très animés de jour comme de nuit. Le centre est ici le jour un pôle de bureaux qui déverse à heures précises quelques attroupements de tailleurs et chemises blanches se dirigeant le matin vers les tours de verres et inversement le soir vers la bouche de métro. La nuit, les restaurants et les bars chics absorbent une clientèle économiquement aisée tandis que badauds et sportifs arpentent les planches de la marina. Mais la foule n’est jamais tout à fait au rendez-vous et c’est plutôt troublant.

Singapour nous fait penser au film « The Truman show », Jim Carrey évoluant dans un univers parfait où le soleil brille à heure fixe, les voisins forcément souriants se saluent avec joie chaque matin et où les ennuis ne sont que de menues contrariétés simplement destinées à pimenter légèrement la journée. La métropole tropicale, sous cette apparente décontraction et ces lumières exubérantes, sent curieusement sous cette angle le carton-pâte, bien que constituée de métal et de béton. Ville calme sans désordre apparent, sans un papier qui traîne ni un mot plus haut que l’autre, sans odeur désagréable où il fait toujours beau, cet état urbanisé à l’extrême de six millions d’habitants mais étrangement désert de jour comme de nuit, laisse inévitablement penser que derrière ce décor parfait, se trouve une machinerie lourde prompte à fabriquer du rêve.

Et c’est en s’éloignant de cette urbanité de luxe qu’à l’instar du film, on découvre comme le héros, derrière un ciel bleu limpide, une ville plus conforme à la réalité. Des immeubles dortoirs plus resserrés les uns des autres, aux couleurs délavées, le linge suspendu aux fenêtres étroites et les climatiseurs rouillés sur les bords, accueillent de ce côté de la barrière une population laborieuse et effectivement nombreuse sur quelques kilomètres carrés. Au pied des hautes tours d’habitations, équivalentes à celles des périphéries des villes françaises, de grandes cantines ouvertes sur la rue accueillent sans interruption les travailleurs de l’ombre. Les rues sont investies de petites épiceries qui étalent les marchandises sur les trottoirs. Les commerces de bouches, totalement inexistants dans le centre, reprennent vie dans ces quartiers. Et l’on croise soudainement plus de monde à vaquer aux occupations du quotidien. Ces rues qui ne sont pour autant absolument pas sordides, contrastent pourtant grandement avec le centre ville. Et si elles sont dotées de moins de lumières et de luxe d’apparat, elles conservent cette humanité précieuse qui manque à Marina Bay. Comme dans la plupart des métropoles mondiales, s’éloigner du centre luxueux permet de dévoiler souvent une réalité un peu moins idyllique. Singapour n’échappe pas à cette règle constante et se distingue au contraire par des inégalités conséquentes. La différence avec d’autres capitales réside dans le fait que ces différences sociales ont été consciencieusement effacées de la vitrine. Il faudra alors déambuler dans les faubourgs pour se rappeler que derrière le clinquant et cette débauche de lumière pas totalement honnête, il y a des petites mains invisibles souvent philippines ou indiennes qui travaillent en nombre à briquer les ampoules.

Et c’est pour nous, un contraste sidérant avec l’Inde que nous aurons pu habiter dernièrement quelques temps, où la vie débordait de toute part et primait sur toute autre considération. Quelque peu décontenancés par cette nouvelle proposition du monde, nous ne pourrons d’ailleurs nous empêcher d’aller humer l’air du côté de Little India, le quartier indien. Même s’il est bien plus policé et lisse que l’original, nous retrouvons grâce à l’odeur des chappatis dans la friture, les couleurs d’un temple dravidien ou le travail d’un homme s’activant sur sa machine à coudre en pleine rue, tout ce que nous avons perdu subitement à Singapour.

Il existe aussi quelques autres quartiers agréables où se promener, et qui établissent une liaison entre les deux mondes, habillés d’une architecture coloniale constituée de petits immeubles et de maisons individuelles. Elles accueillent une population plus aisée et des rues animées de bars et restaurants à la mode. Les couleurs passées des façades, les rénovations modernes réussies des établissements dédiés à la fête proposeront une alternative reposante aux paysages verticaux habituels obligeant sans cesse à nous tordre le cou.

A l’heure du départ, après trois jours à vivre jour et nuit dans le nouveau monde, nous garderons certainement les yeux brillants et un souvenir ébloui de cette débauche d’architecture de haut vol qui réussira à nous surprendre à chaque coin de rue. Et c’est certainement chose rare qu’une ville réalise une mise en scène aussi aboutie. Singapour est une œuvre d’art posée sur une île en bout de jetée du continent asiatique.

Et puis au-delà de ces considérations esthétiques, nous n’oublierons pas que derrière la chorégraphie sublime de la city, il y a aussi la vie, en vrai, presque invisible. C’est plutôt là-bas que nous préférions habiter.


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