Une route malaisienne

On quitte Singapour un matin, à bord d’un bus climatisé grand confort où nos bras tendus ne touchent pas le siège trop éloigné de devant. La frontière entièrement informatisée se franchit en quelques minutes avec une fluidité déconcertante. On en oubliera même de récupérer nos sacs à dos dans la soute du bus, du côté de Singapour. Etourderie fâcheuse que nous constaterons seulement sur le versant malaisien. Il nous faudra donc repasser la frontière dans le sens inverse pour récupérer nos affaires abandonnées sur un bout de trottoir de Singapour, puis retourner ensuite définitivement et au complet cette fois, en Malaisie. Ces derniers petits réglages effectués, on remonte dans notre vaisseau climatisé, installés pour quelques heures de routes et de lectures, ainsi affalés sur un ruban de bitume sans heurts ni surprises.

” Toutes ces nouvelles voitures sont un peu contre-nature… tous ces systèmes : ABS, ASR, TCS et tout le tintouin. Bientôt, elles vont se garer toutes seules, lire les panneaux, brancher les essuie glaces, regarder dans le rétroviseur, veiller à ce qu’on ne s’assoupisse pas, contrôler la distance, respecter la ligne continue, tout ça pour que le sommet de la création, ce petit con propret qu’est le conducteur du vingt et unième siècle ne se fasse surtout pas de mal… Aux chiottes, tout ça ! Autrefois, la route c’était un défi, de l’héroïsme. Maintenant, on se prend un nid de-poule et aussitôt tous les voyants s’allument, dix-huit airbags se déclenchent, le satellite annonce un danger mortel et en cinq minutes rappliquent une ambulance, les pompiers et une cellule psychologique… ”

Sur les conseils d’Andrzej Stasiuk, on surveille les voyants du tableau de bord pour passer le temps. Rien ne clignote, le temps s’étire. Cette douceur inhabituelle provoque chez nous quelques angoisses existentielles et pose question quant à l’ennui que pourrait devenir le voyage dans de pareilles conditions de confort si cela devait perdurer.

On débarque à Malacca, une ville qui a la couleur d’un dimanche de province. Les citadins y viennent de la capitale Kuala Lumpur, à un jet d’autoroute de là, en joyeux groupe organisé, en famille à bord d’une berline Toyota, en amoureux au volant d’un coupé Proton.

La cité fût colonie portugaise au seizième siècle, néerlandaise au dix-huitième, et l’on ne s’étonne pas de croiser dans la rue, les vestiges de ces incursions européennes. L’église Saint Paul teintée d’un rouge original annonce la Lusitanie, l’hôtel de ville quant à lui, trouve son origine dans la patrie des polders. On ne s’offusque pas non plus de croiser dans les vitrines des pâtisseries, les fameux pasteis, ce gâteau emblématique célèbre sur les rives du Tage. Il faut alors s’imaginer les moines du monastère des Hiéronymites traversant en soutanes amidonnées la rue principale de Bélem pour grimper à bord d’une de ces caravelles prêtes à prendre le large pour l’Asie, la recette de leur tartelette aux œufs sous le bras. La gourmandise est universelle et restera toujours une valeur partagée.

Nous ne sommes pas non plus surpris de croiser un moulin hollandais sur la place principale accompagné de vaches en papier mâché coloré. Plus loin un tigre de Malaisie domine un autre rond point, marquant un mélange des genres qui laisse le passant dubitatif et hésitant quant à l’endroit où il se trouve. Malacca ne s’encombre pas de réflexion trop compliquée. Elle accueille une foule populaire qui ne veut pas choisir entre la culture et la fête. Alors elle alterne avec une humeur égale lors de sa promenade dominicale, les prises de vues des vieilles pierres narrant une histoire en costume d’époque, classées au patrimoine mondial de l’Unesco, et les délirants rickshaws aux effigies de personnages de mangas promenant enfants et adultes au son d’une musique pop sucrée tonitruante. Le soir, les véhicules s’illuminent et défilent en procession dans les rues. Des grands-mères radieuses et ravies de cette journée en sucre et en couleur, blotties dans ces carrosses enfantins, dodelinent de la tête sur des sons électroniques et nous gratifient de larges gestes de la main en croisant notre chemin. « Oubliez les convenances et regardez comme je suis vivante », nous affirment-elles au travers de leurs sourires assurés.

Mais le charme de Malacca réside surtout dans son vieux quartier et le canal qui le ceinture. Et lorsqu’il fait chaud, rien n’est plus agréable de longer le cours d’eau maîtrisé en regardant défiler les vedettes touristiques chargées d’écoliers en uniformes, profitant d’une sortie scolaire pour poser un peu de relief sur ce qu’ils apprennent dans les livres.

Les rues étroites aux anciennes demeures s’emmêlent à l’abri du canal, sans ordre apparent. Des pagodes chinoises recèlent, sous des toits de tuiles recourbés des oratoires en bois laqués, des planchers vernis qui viennent taper contre des murs ornés d’enluminures exquises, d’idéogrammes d’ors et de mystères. Au plafond, des lanternes rouges sang en papier attendent la nuit pour faire dériver les regards et les esprits vers la Chine.

Le soir, dans la rue principale, des stands minuscules prennent place sur les trottoirs, la fumée des grillades de poissons, de brochettes d’œufs de caille s’empare du ciel qui s’éteint en retour, tandis que les lanternes de crépon prennent le relais. La foule se lance dans un marathon culinaire, pressée de tester les curiosités plus ou moins alléchantes proposées. Fruits de mers en sauce, beignets frits, glaces au durian et jus de fruits de goyave ou de rambutan, toutes les saveurs sont à portée de bouche et de porte-monnaie. On se laisse aller dans ce courant, baguenaudant en compagnie d’un monde en goguette, d’une table à l’autre, laissant le nez et les yeux guider nos choix. On goûte nos premiers pas en Malaisie dans les fumées suffocantes des grillades, dans l’euphorie légère et suave d’un village à l’abri de l’agitation du monde.


Kuala Lumpur se charge de nous replonger le lendemain dans l’énergie électrique des capitales de la planète. Débarqués dans une gare routière de premier plan du sud de la ville, où tout le pays se croise dans un grand hall semblable à celui d’un aéroport, nous rejoignons le cœur de ville par le métro aérien. Nous logeons dans un quartier dédié, semble-t-il, au commerce du textile où de grands magasins proposent presqu’uniquement et en nombre, abayas et hijabs, les tenues traditionnelles des malaisiennes musulmanes, quand sur les trottoirs défile une mode débridée, du short échancré adulé par les femmes d’origine chinoise au justaucorps fluorescent des sportives dynamiques trentenaires citadines. Si la foi musulmane est déclarée religion d’état, elle n’en est pas moins tolérante à l’égard de l’autre moitié de la population, bouddhiste, taoïste, chrétienne ou hindouiste. Et l’on retrouve naturellement cette volonté affichée d’ouverture sur les trottoirs de la capitale.

L’emblème de Kuala Lumpur est depuis 1998, le duo architectural des tours Petronas. Situées dans un quartier de bureaux hérissés de gratte-ciels gris, les tours d’argent se démarquent de leurs consœurs par une originalité marquée. Mélange réussi d’une architecture postmoderniste et d’une symbolique islamique, elles furent quelques années durant les tours les plus hautes du monde. Les quatre cent cinquante mètres de l’ensemble s’imposent avec une élégance affirmée au milieu d’un univers de tours de bureaux classiques paraissant soudain bien fades. Et même si nous sommes loin de l’exception singapourienne, les tours illuminées, habillées d’un costume blanc glacé laissent le soir, les spectateurs enthousiastes. La tour de télécommunication Menara, est l’autre fierté de la ville, moins remarquable en terme d’esthétique mais toujours appréciée pour profiter au sommet d’un panorama d’exception sur la ville de KL. 

Au sud le quartier chinois vit en vase clos autour de quelques rues animées couvertes où les vêtements alignés sur les portants des boutiquiers s’imprègnent sans ciller de la fumée des brochettes acres du brûlot voisin. Des tables en plastique piqué et décoloré servent de grands bols de soupes de nouilles à toute heure de la journée. On y mange dans la rue ou dans des restaurants qui ressemblent à des entrepôts, au milieu des fûts de bière et des réserves de riz.  

Nous rentrons le soir chez nous dans l’ombre des boulevards moins animés, où des sans domiciles s’apprêtent à passer une nouvelle nuit sur les bancs de la ville et qui, s’ils ne sont pas criminalisés comme à Singapour, n’en restent pas moins invisibles aux yeux de ceux possédant un logis. Les tours Petronas continuent de briller à quatre cent mètres au dessus de ces trottoirs sombres, tellement loin du monde lunaire des hydrocarbures et de la finance.

En début de soirée un ensemble de jazz se produisait sur les bords du fleuve Klang. Les spectateurs installés sur des palettes surélevées vibraient au son d’un jazz classique, chaleureux et enlevé, indifférents au ciel gris menaçant de s’écrouler à tout instant.

A quelques mètres de là quelques jeunes gens, d’une génération Tiktok rêvant de podiums et d’étoiles, se filmaient lors d’une chorégraphie soignée sur la place de l’indépendance. Jamais enfants n’avaient paru si adultes, répétant inlassablement gestes et pas de danses, et semblant n’accorder aucune place à l’insouciance. En fond de scène, cadraient-ils probablement dans le viseur de leur caméra la majestueuse mosquée Masjid Negara. « KL » la cosmopolite vibrait ce soir, d’une rue à l’autre, aux sons d’une Internationale de la musique.

Kula Lumpur est ce mélange de générations et d’horizons variés, teintés de culture malaise, chinoise et indienne. C’est un univers hétéroclite finalement plutôt calme et apaisé où il est agréable de vivre quelques jours. C’est une ville de son temps, sans un caractère réellement affirmé, rêvant certainement la nuit d’un devant de scène lumineux sans vraiment savoir par où commencer.   

Entrés dans Kuala Lumpur par la porte sud, nous quittions la ville par l’autoroute du nord, le matin, à bord d’un bus climatisé tout confort aux sièges larges, inclinables, molletonnés. On voyageait dans un silence poli, sans remous, sans l’espoir d’un incident quelconque qui modifierait le cours de notre route. On attendait le nez à la fenêtre une surprise qui n’arrivait pas. Pas un nid de poule, aucun clignotant à s’affoler sur le tableau de bord. Ce monde ouaté était parfois vraiment angoissant.

« Tout peut arriver dans la vie, et surtout rien » avait prévenu Houellebecq.

« Aux chiottes tout ça ! » disait Stasiuk

Au moins pouvions-nous continuer à lire tout en roulant et aller chercher les bosses et les coups dans les pages de nos livres, faute de les croiser sur la route.


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