» La jungle était maîtresse de tout. L’homme ne comptait pour rien au milieu des feuilles. Il devait se résigner à ne rien comprendre à l’énigme de la végétation qui l’entourait et être prêt à y perdre la vie. »
Il est inutile de passer beaucoup de temps dans la jungle pour réaliser ce qu’écrivait en 1930 le brésilien Ferreira de Castro sur les seringueiros de Manaus, ces forçats du caoutchouc amazonien. La jungle est un univers fascinant de beauté et un monde terrifiant pour l’homme dans tout ce qu’il contient d’incertitude dès lors que l’on y pose le pied. La comparaison avec la situation extrême des hommes de la « Selva » s’arrêtait dans notre cas à ce banal constat, en entrant dans la jungle de Taman Negara.

Nous étions arrivés la veille dans les terres de Malaisie par une route traversant d’interminables exploitations de palmiers depuis Kuala Lumpur. Le pays avait en quelques décennies réglé son compte à une forêt de près de 130 millions d’années, une des plus anciennes jungles tropicales du monde, l’Amazonie faisant en comparaison figure d’adolescente avec ses 55 millions de bougies. Les tracteurs et l’économie mondiale avaient eu raison de quelques arbres tordus et inutiles s’évertuant à chercher bêtement la lumière dans les entrelacs de lianes et de pourritures végétales, et avaient jugé bon de remplacer ce fouillis inextricable par de beaux alignements ordonnés de palmiers à huile destinés à entrer dans la composition des biscuits apéritifs et autres pâtes à tartiner, adulés par une partie de la planète. Victoire par knockout de la productivité et de notre appétit immodéré pour une consommation outrancière, la forêt reculait à coup de tractopelles. Nous en constations les dégâts et le désastre sans nom tout le long de notre route bordée par cette monoculture désolante d’arbres dupliqués.



La Malaisie eût l’heureuse idée dans la première moitié du vingtième siècle de protéger une partie de ce joyau végétal en le déclarant parc national. Et malgré quelques coups de boutoirs réguliers dus à l’appétit de certains promoteurs, il semble que cette forêt sanctuarisée résiste à la voracité entrepreneuriale de l’économie mondiale.

La chaleur écrasante présente sous ces latitudes est largement amplifiée lorsqu’on commence à progresser dans la forêt et c’est une sensation moite et lourde qui accable rapidement les corps. Il faut quelques temps alors avant d’accepter que l’état liquide et une transpiration permanente deviennent désormais une normalité. On suinte à haut débit.
Le mot qui germe immédiatement dans la tête lorsqu’il s’agit de décrire ce que l’on voit serait peut-être l’exubérance. Il y a de la générosité dans cette forêt où quelque dieu Pan brouillon aurait lâché la bride à une nature créative toute puissante. Ici tout pousse sur l’autre, grandit et meurt en compagnie de la branche d’à côté, chacun s’appuyant sur la liane voisine pour aller puiser la lumière et effleurer l’inaccessible étoile, cette divinité sublime commune aux hommes et aux arbres que l’on nomme le soleil.



Les arbres sont majestueux, les plus grands tualangs dépassent les soixante mètres de hauteur, dominant de leurs troncs rectilignes toutes les autres espèces. Les fruitiers sauvages plus modestes, arbres à pain, goyaviers, manguiers et autres durians croisent dans les sous-bois des arbustes à fleurs tandis que les lianes épaisses et agiles s’efforcent de relier ces mondes dans un désordre inextricable. D’une esthétique imparable, les palmes de volumineux massifs se balancent au moindre courant d’air et, frivoles, créent un théâtre d’ombres et de lumières jouant avec un soleil qui peine à toucher le sol. On peut, dit-on, distinguer une centaine d’espèces sur un seul hectare et si la note dominante reste le vert, la palette de nuances de cette couleur est vertigineuse et propose au regard un remède contre l’ennui et la monotonie.




On se promène dans les layons, prenant garde aux racines traîtresses qui vous font chuter dans la boue en un pas de deux. On grimpe sur des collines pour aller chercher le point de vue sur un océan de cumulus formé de vaguelettes végétales puis l’on redescend en se retenant à des lianes colonisées parfois par des centaines de fourmis en procession, le dos chargé de victuailles plus grosses qu’elles. Les sangsues sont aussi l’inévitable rencontre de la jungle et il faut aux arrêts faire le point sur nos mollets en relevant les pantalons. Une simple pichenette suffit généralement à les renvoyer dans les fourrés. Mal négocié, le coup de pouce les déménagera de la jambe à votre main et il faut alors renouveler la procédure d’expulsion. On les voit plantées comme un ”I” carnivore, se trémousser sur le dos de la main, ne perdant pas de temps pour se mettre de nouveau à table et puis « Tchac ! », par la grâce du coup de pouce, c’est l’envol ! Pendant ce temps, de nos jambes hémophiles, s’écoule un sang tiède dégoulinant sur les chevilles.
La densité de la végétation empêche de porter le regard bien loin. En haut, un morceau de ciel bleu, comme une pièce de puzzle égarée, apparait à de rares occasions entre les arbres, et ce halo bienfaisant de lumière est réconfortant lorsqu’on vit sous une canopée opaque. Alentour, c’est l’oreille plutôt que l’œil qui avertit d’abord d’une éventuelle présence. Un bruit de feuilles au sol et notre attention se porte vers l’endroit supposé. Un varan préhistorique s’enfuit d’une rapide démarche chaloupée, impressionnant gros lézard gris né en même temps que la forêt. Des branches s’agitent et il faut cette fois toute notre attention pour distinguer des macaques évoluant d’arbres en arbres, agiles et doués comme personne pour les acrobaties d’exception. Et c’est une joie de devenir quelques instants les spectateurs d’une représentation unique en pleine nature.


La jungle de Malaisie est peuplée de mammifères certainement très impressionnants, tigres, tapirs ou éléphants mais il faut bien admettre que la règle veut que la discrétion soit de mise chez ces animaux et que les chances d’en croiser sont minimes.
Un faisan nous passe sous le nez, les ailes d’un grand papillon noir virevolte au-dessus des têtes, un dernier singe curieux nous fait signe de la main et puis plus rien.

De l’autre côté de la rive on entend coqs et cris d’enfants depuis le village aborigène des Orang Asli, qui est la seule population à avoir le droit d’exploiter pour ses besoins les ressources de la forêt. Villages indigènes des peuples des origines de la péninsule malaise, ils sont installés le long du fleuve où des paillottes sur les hauteurs et des pirogues sur la grève signalent leurs présences dans les parages. La rivière est cette ligne de vie commune à toutes les communautés vivant en forêt. Elle transporte, oriente et nourrit, elle est la porteuse de nouvelles et le lien liquide entre les mondes.

On emprunte la pirogue pour passer d’une rive à l’autre du Tembeling, laissant deux rimghits à chaque passage au pilote dans un bidon en plastique. Il faut y plonger le bras à l’intérieur pour y récupérer de la monnaie quand on manque d’appoint, sous le regard distrait du passeur occupé à négocier avec le courant.

Le village de Kuala Tahan est tout ce qu’il y a de plus paisible, vivant au rythme de la pêche et de ses piroguiers dérivant sur la rivière capricieuse. Le dégrad y accueille ces grandes embarcations effilées et alignées sur le sable. De larges barges carrées fabriquées avec des tonneaux en guise de flotteurs y sont également amarrées, et proposent une restauration fluviale clapotant au son des moteurs des pêcheurs et des effluves de fritures de la cuisine de plein air. La barge s’anime lorsqu’une pirogue passe trop prêt, et nos thés au lait ondulent alors dans les verres au rythme de celui de la rivière.



La rue principale avec ses quelques épiceries délivrant toutes les mêmes ordonnances de biscuits secs et de chips de tapioca, ses deux ou trois restaurants minuscules vendant sur des toiles cirées des beignets de viande frits et des poissons grillés perdus sous une chapelure grasse, achèvent ce tableau minimaliste du commerce de Kuala Tahan. Ici tout tourne autour de la forêt et de la rivière, et le reste semble accessoire dans ce village de quelques âmes, planté dans les broussailles au bord de l’eau trouble.



Le lendemain, nous embarquons pour un moment de navigation afin de remonter le Tembeling. Installés au fond de la pirogue sans siège, nous guettons les mouvements lointains d’une eau sur le moment lâchement calme. Et puis l’embarcation s’affole, balance dans les vagues, vrille un peu et s’enfonce dans les eaux vives. On passe alors les rapides à contre courant dans l’euphorie des premières fois, trop heureux de se prendre un paquet d’eau dans la tête au son du moteur beuglant dans l’effort. L’eau tiède est, une fois la surprise passée, la bienvenue dans cet univers moite où l’on se fait ordinairement suer à grosses gouttes sans avoir à esquisser le moindre geste. Les fesses baignent dans un bouillon au fond de la pirogue et le regard posté au raz de l’eau procure, ainsi installés, une impression grisante de vitesse et des sensations de glisses réjouissantes. On repère les rapides avant de connaître le tumulte. Le pilote choisit la voie, se positionne dans la rivière et lance son embarcation à l’assaut des remous. Tout autour de nous, la jungle opaque, imposante, inaccessible demeure une énigme. Un paquet d’eau surgit à l’instant, déferle sur les visages. Sur les cimes des arbres, des macaques agiles pendus aux branches souples d’une jungle écrasante se fichent de notre pitoyable maladresse à vivre la tête hors de l’eau.
Nous sommes définitivement trempés.




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