Toutes les villes ne se valent pas. Certaines métropoles connaissent une renommée d’envergure grâce à un monument surprenant, un héros sauveur de la patrie né dans ses murs, parfois encore pour une spécialité culinaire incontournable. Et puis il en existe d’autres qui s’épanouissent loin des grandes hordes voyageuses et qui racontent des histoires moins épatantes, moins extravagantes, des petites villes de province. Ipoh est de celles-ci, discrète et touchante.

C’est un trait d’union entre la jungle malaise et la mer d’Andaman, une croisée des chemins au milieu de nulle part dont les routes emmènent presque partout. A l’ouest, la vallée du thé des Cameron Highlands affiche sur une avenue principale ses bistrots proprets, ses fondues de poissons et son sachet de thé à emporter en souvenir d’une visite dans les plantations. A l’est, on file la bouée déjà autour de la taille, vers des plages en forme de cartes postales peinturlurées au jaune éblouissant, au bleu limpide et au vert coco. A Ipoh, on ne fait que regarder placidement partir les bus depuis la gare routière vers ces ailleurs plus brillants. On choisissait de rester dans l’ombre en laissant le dernier autocar quitter le quai sans nous.



C’est une ville de province qui connut la gloire lors de découvertes minières au dix-neuvième siècle puis qui périclita aussi vite qu’elle poussa, laissant ainsi une cité désertée mais riche d’une architecture rendue intacte aux visiteurs du vingt-et-unième siècle. Elle ressemble curieusement à un bourg chinois qui se serait égaré au milieu de la Malaisie.


Durant l’âge d’or, une immigration traditionnelle accompagna les soubresauts économiques de la région. D’abord utilisée comme main d’œuvre servile, elle y installa des commerces florissants et fonda une communauté culturelle conséquente. Et il est aujourd’hui commun de croiser le long des larges avenues parées d’anciennes bâtisses, des enseignes peintes de picturaux sinogrammes. Sous les arches étroites, les lanternes vermillon, suspentes légères de papiers et de soies, agrémentent régulièrement les trottoirs carrelés du centre ville. La cité conserve également la marque imposante d’un passé colonial dont la gare monumentale en reste un exemplaire remarquable. Blanche, massive, ostentatoire, elle affiche une démesure qui peut donner une idée de la magnificence d’antan.



Au milieu de ces témoignages du passé, Ipoh se cherche un présent. Alors non loin d’un marché couvert, sombre et humide, la commune a invité des artistes internationaux à conquérir les murs gris des rues. Ils nous font voyager en bande dessinée et rêver en regardant l’art de rue prendre d’assaut les briques et les crépis vacillants. Ils amènent un supplément d’humanité au béton, un peu comme des jeux et des cris d’enfants qui s’éparpilleraient dans les rues au milieu des gens sérieux. On respire en longeant ces murs.




Dans un autre quartier, une ruelle qui promettait jadis des fumeries d’opium et la luxure des maisons closes, qui voyait défiler les coureurs de jungle et de jupons, les mineurs aux mains calleuses, la paie de la semaine en poche, est désormais reconvertie en une traverse piétonnière placardée de boutiques de jouets pour gamins trop sages. La rue canaille a rajeuni sa clientèle, un peu moins sulfureuse, préférant le sucre raffiné aux fumées voyageuses de la fleur de pavot. La génération Z presqu’entièrement numérisée, en a définitivement fini avec les effrontés d’antan du début de l’alphabet.






Dans le quartier chinois, quelques boutiques revendiquent en lumières et parures vives, la paternité pour Ipoh du Kopi tarik, le fameux café blanc. C’est un grain torréfié à l’huile de palme et mélangé ensuite à un lait concentré sucré, le cauchemar de l’espresso italien en quelque sorte. Il faut pourtant avouer que la curiosité et la gourmandise firent peu cas de notre sens de l’abnégation et de la défense du ristretto. On baignait dans le café à l’huile de palme sucré sans honte aucune, c’était bon.



Repus, on cédait bientôt à la dictature du mouvement permanent et remontions dans un bus, laissant Ipoh retomber dans l’oubli d’une ville de province, avec l’idée malgré tout d’en dire plus tard un mot ou deux. Parce qu’on aimait bien cette ville sans trop savoir pour quelles raisons. Comme on aime parfois un lieu pour une bande de copines enjouées rencontrée le temps d’une photographie, pour cette émotion unique offerte par un dessin délavé, oublié sur le mur d’une ruelle. On aime peut-être une ville par la grâce de l’imagination et pour l’odeur de menthe qui s’échappe d’un balcon, pour un café au lait trop sucré avalé sur le comptoir bancal d’une échoppe. On aimait Ipoh un peu pour toutes ces petites choses de rien, et les grands monuments, les héros de la patrie et les restaurants étoilés nous semblaient alors sans grande importance.


Nous rejoignons la côte ouest en quelques longueurs de bitumes et sommes déchargés dans la journée sur le quai d’une jetée maritime. Un bateau aux allures de sous-marin jaune prend le relais et laissent penser que les Beatles sont passés avant nous à Lumut. Une demi-heure plus tard, le « Yellow submarine » appontait sur l’île de Pangkor.

Comme Ipoh, elle semble plutôt délaissée par le circuit touristique idéal. A tel point, que le gouvernement l’avait déclaré zone franche en 2020 pour en soutenir l’économie. Mais deux années d’épidémies ont retardé un essor annoncé et l’inéluctable bétonisation des lieux. Alors nous débarquons dans un endroit paisible qui ne sait pas que le monde a changé ou qui préfère peut-être simplement l’ignorer.



Pangkor est avant tout une île de pêcheurs. Les bateaux à étages aux dominantes jaunes et bleues fleurissent sur les pontons de bois. Dans les entrepôts sombres, on tri le poisson, on répare les filets. A midi, marins et ouvriers retrouvent en traversant la route qui tourne autour de l’île, les restaurants du quotidien. Tables rondes et chaises en métal aux peintures écaillées servent de décor à la cantine du port. Dans une vitrine ouverte, les plats attendent qu’on y plonge la louche. On nous donne une assiette en plastique. Des têtes de poissons lardées de piments, émergent d’une sauce figée, des espèces d’épinards patientent à côté des choux blancs saupoudrés de tiges vertes suspectes qui se noient dans une épaisse sauce soja, du porc en lamelle, des morceaux de poulet bardés d’os, finissent sangs mêlés dans les gamelles. Dans un tonneau en plastique isotherme, le riz blanc objet du désir pour les ventres affamés, attend au chaud.

On lit ici le journal chinois et l’on parle fort en buvant du thé glacé au lait dans une poche plastique percée d’une paille en s’interpellant d’une table à l’autre. Et on fume en silence, le regard vague, sous un grand panneau évoquant le montant de l’amende si l’on était pris la nicotine au bec. Ici, on est marins, ouvriers, patrons ou retraités, et c’est autour de ces tables de cantines rythmées par le « flonflon » des ventilateurs qu’on fait les lois, loin des assemblées sèches de Kuala Lumpur.


Nous donnons un billet, quelques pièces à la patronne qui demande si c’était bon. Il y a dans cet antre, l’esprit des tavernes de routiers, les gueules de bourlingueurs qui ont tout vu et plus encore, le sentiment d’un vaste monde qui se joue autour des tables rondes sans nappes. Et puis sur les quais de l’autre côté de la rue, il y a les noms des bateaux de pêche alignés, forts et tranquilles, comme une longue litanie chargée d’un labeur éreintant, d’une poésie rude et sans fard.

Sur la route unique qui encercle l’île, les deux roues, montures insulaires d’un royaume du grand large, glissent sur l’asphalte éthéré, fendant un air chaud adouci par la brise de mer. On dirait des gros bourdons filant droit on ne sait où dans un ronronnement sourd. Nous aimons observer ces électrons dissipés se dérober sous les yeux. Seul ou en couple, en bermuda ou en abaya, rentrant de l’école un enfant sur les genoux, partant au marché avec trois autres gaillards à la queue sur l’unique siège, ces mobylettes à tout faire sont chacune un morceau de poème à savourer sans freins. On suit un équipage rigolard traînant une plaque de métal démesurée qui se gondole dans le vent, on s’étonne d’un autre croulant sous les cartons, plus large qu’une automobile et puis on admire l’adresse du marchand de gaz qui porte en guise de sacoches de lourdes bonbonnes jaunes. Une famille nous croise sur le retour, étriquée dans un side-car bricolé. Les sourires s’échangent de part et d’autres du fossé. Une unique photo est prise, en vitesse, pour que l’enthousiasme du moment reste encore longtemps ancré dans les têtes. Nous continuerons notre route à pied et finirons la journée le cœur léger.



Des plages idylliques achèvent le tableau de ce morceau de terre à la dérive. On y trouve la panoplie idéale de nombre de vacanciers, le prêt à porter du rêve ensoleillé de l’européen frigorifié par un matin de décembre. Alors on en profite, on se roule dans les vagues tièdes de la mer d’Andaman, laissant le regard divaguer en haut des cocotiers cambrés ou vers les îlots verdoyants voisins. Nous restons sur le dos, choisissant une dérive éternelle, condamnés à contempler un ciel paresseux.

Ces cartes postales de plages sont en réalité idéales dans les boîtes aux lettres mais ne suffiront pas à nous retenir plus longtemps qu’une baignade. On reprend la fuite, un goût de sel sur les lèvres et les sandales trempées.


Deux jours plus tard, changement d’île, de caractère, de perspective, de port, Penang accueille les nouveaux arrivants sur la jetée d’une imposante capitainerie rose qui marque l’entrée dans l’histoire des lieux. George Town respire la ville en lettres capitales. C’est grand.



A la sortie du port, l’avenue principale qui longe la mer, est bordée de beaux bâtiments coloniaux blancs entièrement restaurés et donnent à la ville une austère prestance bourgeoise. Nous nous engouffrons dans les ruelles adjacentes, sacs aux dos, pour retrouver cette architecture sino-portugaise désormais familière depuis Singapour, constituée de petites maisons d’un étage, aux persiennes en bois sur le haut et habillées d’arches courant le long des trottoirs au rez-de-chaussée.


Nous longeons ces bâtisses presque idéales à l’ombre des tunnels d’arcades, enjambant les marchandises, escaladant des marches de hauteurs inégales, évitant les bouches d’égout à ciel ouvert, les caniveaux coupant la voie sans prévenir. Ornés de larges stores en lattes de bois, ces passages couverts protègent les promeneurs des pluies tropicales et du soleil. On y entrepose parfois quelques scooters, on y expose de belles plantes ornementales, on y dispose les tables des bistrots, on y vit beaucoup.





Un quartier du centre a acquis une certaine renommée grâce à des fresques murales mettant en scène des objets exposés sur la chaussée. Et elles font le bonheur des touristes qui prennent la pose pour la photo.

On lui préfère le village lacustre du dix-neuvième siècle, posé sur pilotis, de la jetée de Chew. Il est le vestige d’une autre vie, de planches et de pêcheries. La reconnaissance par l’Unesco du lieu comme patrimoine vivant aurait pu le transformer en musée mais le culte du passé se conjugue toujours au présent dans ce village du bout du monde. Et c’est surprenant comme l’agitation citadine s’enlise dans la vase et le clapotis de l’eau salée dès lors qu’on pose le pied entre ces habitations de planches noires. Le bois craque sous les pas du ponton mal ajusté.





Dans l’entrée des maisons, on aperçoit toujours l’autel réservé aux esprits des anciens. Un bâton d’encens, une offrande, une respectueuse inclinaison du corps en passant le matin. Ça ne coûte presque rien de saluer le passé, un signe de la main chaque jour avant de filer vers l’avenir. Au bout de la passerelle, un temple taoïste est installé face à la mer. On s’assoit sur le banc rouge, près de l’autel. Les visiteurs s’inclinent, se recueillent en croisant humblement le regard des dieux puis se tournent vers l’océan, l’autre divinité du lieu. Le silence de la mer se conjugue parfaitement avec les lumières du temple. Dans l’air flotte quelques effluves d’encens salés et puis l’idée que la nature offre bien souvent le meilleur des refuges.



Au loin les immeubles verticaux de bureaux et de logements luxueux imposent d’autres considérations plus modernes, une vie sans doute moins compliquée. Une existence trépidante avec peut-être un peu moins de poésie aussi.

Nous clôturons cette escale maritime dans la jungle. Elle est la maîtresse du centre de l’île et on y accède à pied depuis la ville. Il y a un marché du samedi dédié aux plantes près du jardin botanique que l’on traverse en admirant les orchidées et puis il y a la forêt à portée de pieds. C’est toujours très rassurant de pouvoir compter sur une vieille branche, une liane fidèle. La jungle est cette amie indispensable au monde et à Penang. Nous savourons une ultime promenade au milieu de ce dédale végétal, convaincus que toutes les haltes sont heureuses lorsqu’elles permettent de croiser l’humanité au travers d’un détail anodin, d’une rencontre furtive ou d’observations silencieuses. Elles sont d’autant plus remarquables si la nature s’en mêle.
C’est alors un sacré morceau de chance que de vivre d’îles et d’escales.




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