Le spectacle de Bangkok

Nous quittons Penang et la Malaisie pour rejoindre la Thaïlande à sa frontière sud et passerons une nuit dans la ville de Trang où personne jamais ne s’arrête, si ce n’est pour effectuer un changement de véhicule avant de se rendre en bord de mer. Nous dînons comme souvent d’une soupe de nouilles sur un tabouret de bord de route, au milieu des odeurs de viandes bouillies et des vapeurs d’essence des tuks-tuks. La ville a quelque chose de nonchalant, les sandales traînent paresseusement dans les rues, les patronnes d’échoppes nous regardent loucher vers les plats sans chercher à nous retenir, l’œil déjà presqu’assoupi. Il y a de la lenteur dans les gestes du quotidien et un dédain affiché pour la vitesse dans ce coin du monde.

Nous repartons le lendemain vers le nord, victimes d’un excès de vitesse, remontant ainsi grisés et sans un seul arrêt la frange étroite de terre qui sépare le golfe de Thaïlande et la mer d’Andaman. On laisse filer de part et d’autres, et sans beaucoup de regrets, toutes les célèbres îles de paradis qui font toujours le succès de la Thaïlande. Elles furent terre de Robinsons et d’amoureux d’îles désertes aux eaux d’opale, de Koh Phi Phi à Koh Lanta. Elles ressemblent plutôt aujourd’hui à de luxueuses zones d’ennui pour vacanciers désœuvrés assassinant le temps à coups de cocktails colorés, les pieds dans une eau translucide défigurée par un béton triste et une surpopulation dorée à la crème solaire. L’épidémie aura permis à ces îles en majesté et à la nature de retrouver quelques couleurs durant deux ans mais la pression économique ne devrait pas mettre très longtemps à corriger le tir. On rejoint Bangkok sans sourciller.

Chaque passage dans cette ville est la promesse d’une émotion haut de gamme. Elle est brouillonne, énervée, toute asiatique et parfois aussi très occidentale, elle n’est pas vraiment folle, juste coquine et nous lui trouvons un charme ravageur. Le nom de Bangkok est à lui seul un étonnant voyage. La ville déborde d’une énergie lascive et cultive les paradoxes car s’il règne une ambiance presque provinciale dans ses ruelles animées, débordant de bistrots et de cantines, on ressent pourtant en permanence une électricité citadine qui circule en sous-main.

Le Chao Phraya, axe fluvial drainant sa flottille de commerce, ses embarcations de transports publics et ses longues pirogues aux drôles de moteurs, serpente et tranche la ville en deux. Des pontons d’embarcations recroquevillés au bout de ruelles sans issues permettent d’embarquer sur des navettes fluviales et d’éviter ainsi la cohue routière. On déjeune le midi à la cantine universitaire au milieu des tablées étudiantes, restant longtemps à nous interroger sur ce qui peut bien flotter dans notre bol de soupe tout en profitant de l’animation du fleuve. Le soir, on longe les discrets canaux aux eaux vertes et silencieuses, cachés en contrebas d’avenues éclairées au néon, tandis que sur les bas-côtés, les ateliers de coutures étroits, les chariots ambulants chargés de brochettes et les intérieurs des habitations s’éclairent de fragiles lumières jaunies. Des enfants jouent dans la pénombre, un ballon flotte dans les effluves d’huile de woks puis s’affale dans la fraîcheur des eaux immobiles devenues noires.

Le quartier chinois joue la carte de l’exubérance. Point de jonction du commerce entre la Chine et le royaume de Siam depuis plus de deux siècles, l’avenue principale Yaowarat road aligne à la verticale des sinogrammes majuscules taillés au néon dans une nuit de cendres. Sous cette déferlante électrique, tuk-tuks criards, automobiles nipponnes et taxis roses gourmands roulent au pas, se mêlent à une foule bigarrée d’affamés plus intéressés par la cuisine de rue exposée sur la chaussée plutôt que par les problèmes de circulations.

Nous piétinons, éblouis sous les lampions, dans les odeurs de graillons, les fesses poussées par les pare-chocs des automobiles. Chacun se glisse où il peut sans y trouver quelque chose à redire. Sur les tabourets bleus, rouges, les plus rapides sont déjà à pied d’œuvre savourant une assiette de canard laqué débité en fines lamelles, un bouillon de porc épicé, des brochettes de poulpes grillés. Un cuisinier en équilibre sur le trottoir balance huile, poulet et soja dans un grand wok et fait jaillir des flammes endiablées dans la nuit. Tout est spectacle et l’on sait déjà que l’on ne pourra pas tout voir.


Dans les ruelles adjacentes, on rentre dans le secret des marchés. Une foule compacte se faufile le cabas à la main, sous les auvents, dans les épiceries chinoises. Nous circulons entre les échoppes d’offrandes liturgiques et les paniers de viandes ou de champignons séchés. Puis nous glissons sans prévenir sur les étals de poissons étincelants. Tout est là devant les yeux et nous connaissons si peu de ce que nous voyons. Mirage et miracle simultanés d’un marché chinois dans la nuit de Bangkok.

Dans le même temps à quelques rues de là, Khao san road attire une armada de jeunes touristes occidentaux pressés d’en découdre avec la nuit en buvant à la paille des bières Singha dans de grands seaux en plastiques colorés. A la question « Qu’avez-vous fait de vos vingt ans ? », il est fort probable que ceux présents ce soir dans cette rue répondront le lendemain matin « Je ne m’en souviens plus ». Peu importe les souvenirs, l’essentiel étant plutôt, contrairement à l’adage convenu, que jeunesse ne se passe pas, tout au moins pas trop vite.

Le palais royal de Bangkok représente la quintessence de l’architecture Thaï. Initié lors du déménagement de la royauté à Bangkok en 1782, il s’est enrichi de nouveaux bâtiments selon la volonté des successeurs du trône pour constituer aujourd’hui une résidence royale d’exception. Le temple du Bouddha d’émeraude reste le joyau de cette collection de constructions. Il abrite une petite statue de jaspe, datant probablement du quinzième siècle. Celle-ci est, depuis sa découverte légendaire par les Thaï dans une pagode de la région de Chang Raï du nord du pays, l’objet d’une dévotion sans faille de la part du roi et de son peuple. Pour l’abriter, la chapelle royale fût alors spécialement édifiée. C’est un écrin de haute volée où la stupeur est de mise lorsqu’on rentre dans l’enceinte du bâtiment. Les gardiens du temple à l’entrée, gigantesques, impressionnent par les expressions outrageantes des masques et la richesse des costumes colorés. Ils sont chargés de protéger le Bouddha d’émeraude des mauvais esprits rôdant alentour.

Ce sont les toits des différentes pagodes se chevauchant qui capte ensuite l’attention. Vagues de céramiques vertes, oranges, blanches, ourlées de liserés d’or, ils sont splendides lorsqu’éclairés par une lumière crue. Les chedis, ces constructions coniques bouddhistes nommées aussi ailleurs stupas ou prathats, se multiplient dans l’enceinte. Blancs ou dorés, ils sont parfois accompagnés par les figures mythologiques de gardiens effrayants soutenant de leurs bras le socle des édifices. Quelques arbres apportent une touche végétale dans ce décor éblouissant doré au luxe et à l’exubérance. Et l’on peut également apercevoir une fidèle reproduction miniature d’Angkor Vat, la merveille architecturale khmère du douzième siècle construite au Cambodge actuel.


La chapelle du Bouddha d’émeraude est la plus importante du temple. Elle est aussi la salle d’ordination des moines. Décorée presque exclusivement d’or, des mosaïques de verres colorés viennent compléter ce feu d’artifice baroque. A l’intérieur, les fidèles défilent, s’installent au sol pour prier quelques instants face à la minuscule statue verte de Bouddha, objet de toute les attentions Thaïes. Autour comme un écrin supplémentaire, des chapelles dressées par les rois successifs rivalisent de splendeurs et abritent d’autres figures sacrées ou des bibliothèques bouddhistes.

Nous ressortons les yeux brulés par cette déferlante de luxe. Et contrairement à un art baroque européen parfois indigeste, cet étalage de richesses est dans ce palais tout à fait réjouissant.

Nous longeons le soir les hauts murs blancs crénelés du palais royal. Les larges avenues désertées nous laissent presque seuls avec les imposants bâtiments des ministères. Avant de rejoindre les rues plus étroites et chaleureuses d’un Bangkok qui commence à s’échauffer pour une nouvelle nuit étourdissante et certainement électrique.

Bangkok se livre facilement, elle est nonchalante, enjouée ou de braise selon ce vous souhaitez y trouver. Elle est la capitale mondiale de la cuisine de rue où c’est toujours un enchantement de s’installer au pied d’une roulotte pour y goûter un nouveau plat. Elle est la vie brouillonne idéale, un peu anarchique et bohème où il ne peut rien vous arriver mais qui arrive malgré tout à vous griser d’émotions. Bangkok est une ville lumière qui invite à se laisser aller sans freiner mais sans jamais avoir vraiment à le regretter.

Ayutthaya se trouve à quatre-vingts kilomètres au nord de Bangkok et fût la capitale majeure du royaume de Siam entre le quatorzième et le dix-huitième siècle. Nous nous y rendons pour quelques jours, laissant nos sacs à la capitale.

L’ambiance est provinciale en descendant du train. Nous nous enfonçons rapidement dans un dédale de ruelles, et grimpons dans un bateau pour traverser la rivière Pa Sak. La conductrice pilote l’embarcation à coups de pieds, tandis qu’elle enfouit le nez dans son bol de riz. Et lorsqu’elle relève la tête, elle nous gratifie d’un large sourire puis retourne aussitôt à ses baguettes. On accoste sur l’autre rive en tapant sèchement sur le ponton bordé de pneus.

Au début du dix-septième siècle, Ayuttayah comptait avec son million d’habitants, parmi les cités les plus grandes du monde. Coincée dans un méandre du fleuve à la croisée du Chao Phraya et du Pa Sak et refermée par un canal rectiligne, la ville d’origine est bâtie sur une île et découpée par des khlongs, les canaux destinés à faire circuler habitants et marchandises dans la cité.


Elle vécut paisible et riche durant une période de quatre cent ans jusqu’à l’invasion et son pillage par les birmans en 1767. Si l’ennemi fût rapidement repoussé, la ville fût malgré tout incendiée et ravagée. La royauté Thaï se déplaça alors plus au sud à Bangkok. Il reste aujourd’hui de ce passé glorieux, des temples encore debout, des bouddhas décapités, définitivement couchés et notre émotion intacte face à ces géants de briques.

On s’y promène à dos de vieilles bicyclettes qui grincent, celles qui comme d’habitude, laissent de rudes souvenirs aux fondements et une joie mémorable dans les têtes. Roulant d’un temple à l’autre sur les routes rectilignes ou les chemins de terre ombragés, nous retrouvons une émotion proche de celle connue lors de la visite des temples d’Angkor il y a quelques années au Cambodge. Ces vestiges du passé, tas de briques en presque décomposition, boudhas décapités au milieu d’un jardin d’eau et de verdure nous touchent plus qu’ailleurs.

Objet de vénération importante, les temples marquent le passé étincelant des thaïlandais et continuent d’attirer en nombre les familles. On y vient en costume d’apparat pour y prendre quelques photos, on y pose pour un mariage, pour une célébration importante et ces vieux chedis tout décrépis rentrent ainsi dans les intérieurs des maisons, dans l’intimité des familles.

En rentrant d’Ayuttaya, nous irons assister à un ballet au théâtre royal de Bangkok. La troupe costumée dresse un tableau éblouissant des danses traditionnelles régionales. Chatoiement des habits et élégance absolue des danseurs. On se perd à admirer les gestes gracieux des danseuses. On dilue le temps dans leurs sourires. On s’amuse des pas de deux et des espiègleries des comédiens. C’est à la fois drôle et léger, mais c’est emprunt d’une précision d’horloger et d’une grande solennité. C’est beau, envoûtant et finalement très addictif.


Ce sera toujours épatant d’admirer Bangkok, sur les trottoirs agités des rues de lumières, dans les venelles le long d’un canal par un soir de lune, ou bien lovés dans un fauteuil de théâtre en velours rouge. Bangkok est cet attrayant carrefour qu’il faut sans cesse revisiter.


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