Se souvenir de Phnom Penh

Son nom claque comme un coup de feu ! Battambang ! Elle est la seconde ville de ce petit pays du Cambodge où nous venons d’arriver dans une voiture chargée de rouleaux de moquettes et de cartons cognant sur les épaules. Partis six heures plus tôt en bus de Bangkok, nous avions franchi la frontière à pied puis de l’autre côté de la ligne de démarcation, une voiture nous avait ensuite pris en charge pour rejoindre notre destination finale. Marchandises dociles et encore un peu souples, nous nous glissions au milieu des sacs et des colis, transitant d’un véhicule à l’autre, attendant ainsi d’être livrés à notre tour.

Battambang n’exprime pas à priori un charme désarmant mais elle nous plaît comme cela, à l’image d’autres bourgades croisées, juste pour l’ombre d’un presque rien. D’anciens immeubles de quelques étages aux balcons ajourés, deux marchés centraux, des rues taillées au cordeau inventées par une administration coloniale tatillonne et un peu ennuyeuse, une circulation brouillonne, animée et bon enfant où il est aisé de se glisser à pied comme à vélo, Battambang est une cambodgienne comme les autres qui ne laisse pas indifférent.

Vers onze heures ou midi, nous allons déjeuner au marché sur un bord de comptoir au carrelage émaillé, fissuré de longue date. La jeune femme qui officie derrière la vitrine dispose dans un bol une poignée de nouilles de riz fines et froides, une cuillère d’arachides pilées, des feuilles de menthes, un rouleau de printemps translucide et un beignet de viande frit coupé en morceaux. Elle y ajoute une brassée de germe de soja puis verse enfin un filet d’une sauce sucrée en guise d’accompagnement. C’est frais, délicieux et l’on prend tout autant de plaisir à se débattre avec notre paquet de nouilles agglutinées qu’à profiter de l’activité bouillonnante du marché.

Une épaisse feuille de bananier, roulée et noircie par le feu, posée dans un panier sur le coin du comptoir nous fait de l’œil. Nous demandons à y goûter après s’être assuré que la gourmandise serait bien sucrée. Malgré le sourire de la vendeuse promettant nectars et douceurs fruitées, il s’avère que l’objet en question recèle en réalité une pâte de viande salée. Nous achevons ce repas avec un goût de chair à saucisse faisandée dans la bouche. C’est finalement toujours drôle de rentrer dans un marché comme on joue au casino. Il faut juste accepter de perdre de temps à autre.

On découvre plus tard la campagne à bicyclettes, circulant sur des routes étroites habitées tous les cent mètres, traversant en ligne droite des champs de cultures mûries sous une lumière crue sans concession, vaste et plat paysage de terres agraires. L’air est frais malgré un soleil sans voile. On roule à petite vitesse sur des vélos cambodgiens, le dos courbé, le roulis d’une roue voilée dans les jambes.

Des pagodes dorées, élancées vers le ciel, émergent des rizières et ponctuent une ligne d’horizon monotone. D’anciens temples Khmers rappelant la proximité de la renversante cité d’Angkor, visitée il y a quelques années, nous replongent nostalgiques, dans cette fascinante civilisation d’architectes et d’artistes qui établit sa capitale entre le neuvième et le quinzième siècle au nord du Tonlé Sap, plus vaste réservoir d’eau douce d’Asie du sud-est.

On se régale d’un pot au feu pris dans une échoppe de bord de route où la patronne étonnée et amusée de nous voir arriver, nous laisse soulever les couvercles des gamelles afin d’établir un menu. Elle nous regardera déjeuner tandis que nous découvrons dans nos assiettes de légumes cuisinés des saveurs sucrées, aigres-douces et gourmandes qui rappellent étonnamment les tables hivernales françaises. On pourrait rester des heures à l’ombre de la fragile tonnelle rouillée, suivre ainsi la vie filer devant nous. La propriétaire propose d’essayer les hamacs de la famille disposés entre deux arbres. Nous enfourchons prestement les bicyclettes avant de céder à la tentation, la vie n’attend pas et nous sommes surtout encore loin de chez nous.


On se perd dans les chemins de terre creusés par la saison des pluies. Des enfants, un filet lesté sur l’épaule, surveillent l’eau d’un étang et lancent au moindre frémissement le piège maillé sur un invisible poisson. Le jeune pêcheur dans un même élan, se jette également aussitôt dans l’eau saumâtre pour relever le filet d’un geste sûr. Les regards d’abord curieux virent aux sourires radieux lorsque nous faisons un signe de la main ou lorsque nous nous arrêtons un instant dans cette campagne amicale.

De retour à Battambang, nous franchissons le pont pour rejoindre l’autre rive où se trouve le monastère Wat Po Veal qui regroupe sur un vaste domaine un lycée bouddhiste de six cents moines et une kyrielle d’autres pagodes et chedis dans un environnement exceptionnel. En plein cœur de ville, la fureur se dissout dans des sentiers de poussière qui cheminent autour des stupas. Au milieu, une cuisine ouverte s’affaire à préparer les repas collectifs. A un pas de là, de jeunes moines assis sur un banc conversent devant une mare bleue pétrole tandis qu’un autre allongé dans un hamac rêve d’ailleurs en regardant des vidéos sur un écran. L’ambiance y est extraordinairement sereine et nous errons sans fin autour des édifices patinés par le temps, suivis par des chiens méfiants qui grognent lorsque nous les croisons, rassurés par le sourire clair des moines en robe safran.

Rassasiés d’un silence monastique et léger, nous relançons nos bécanes du diable dans la mêlée citadine. La seule règle essentielle dans cette circulation sans feux ni priorité clairement établie, est de ne jamais s’arrêter tout à fait et de prendre garde malgré tout à laisser passer l’autre.
Ces routes réinventent la fluidité permanente couplée à une excitante circulation anarchique. On ne pose jamais le pied à terre, on priorise à la louche, on zigzague à l’estime, franchissant allègrement les lignes blanches, ignorant crânement les panneaux stop, on pratique la route avec une concentration certaine et une joie insolente. Nous adorons monter sur nos vélos cabossés.

En fin d’après-midi, Le marché couvert assure pour le dîner une récolte généreuse de fruits, mangue jaune géante, fruit du dragon coloré, longanes pulpeux à la chair translucide, clémentines à l’écorce verte gorgées de saveur sucrées. Dans les boulangeries, les baguettes entassées dans les vitrines rappellent l’institution française devenue désormais quotidien cambodgien.

Les ruelles s’animent, on circule le soir à pied sur le bord de la rivière où sont disposés des restaurants de pleins airs, des roulottes vendant des crêpes épaisses à la banane, des boulettes de viandes malaxées en brochettes qui finiront noyées dans une épaisse sauce relevée. Sur le large quai, sous les lampadaires désormais allumés, on pratique dans la douceur du soir, la gymnastique et les jeux de ballons, on partage une bière et les conversations légères, attendant que le tumulte de la circulation s’estompe pour rentrer chez soi. On s’endort dans le clapotis du fleuve.

Deux jours plus tard, nous longeons en minibus collectifs le lac Tonlé Sap afin de rejoindre Phnom penh. Un paysage agricole désespérément plat, vivant et peuplé défile sur le bord de la route. Ce sont des villages plus que des villes, des hameaux plus que des villages, qui alignent les maisons en bois gris sur pilotis rappelant la proximité d’une étendue d’eau dont la hauteur dépend largement des moussons et des caprices du Mékong.

Phnom Penh, le nom ne laisse pas indifférent. Il est chargé immédiatement de souvenirs et de pages d’histoires même si on est européens, même si on n’y a encore jamais posé le pied. Il nous bombarde d’émotions contradictoires en le lisant inscrit sur la devanture d’un magasin. Il appelle immanquablement comme il effraie encore un peu, c’est un nom qui marque comme une date d’anniversaire cochée sur un calendrier. Et c’est toujours déroutant de constater à quel point quelques lettres peuvent déployer une palette de couleurs insensées et nourrir ainsi l’imagination.

Nous récupérons nos sacs dans le bus, achetons deux autres tickets pour le surlendemain vers ailleurs. Nous ne faisons effectivement que saluer la ville car nous prévoyons d’y retourner dans quelques semaines. En attendant, on ne laisse rien passer, on s’enfonce dans la cohue, on lance une charge au milieu des cyclopousses et des mobylettes, réalisant un peu plus tard seulement que nous marchons dans les rues de Phnom Penh.

Nous passons devant la prison S21 de sinistre mémoire, ne sachant pas encore si nous la visiterons. Elle fût le lieu le plus connu des camps de torture et de mort, inventé par le régime des Khmers rouges entre 1975 et 1979. Elle est le symbole effroyable des terribles capacités de destruction de l’humanité. Longer les murs gris surmontés de barbelés de cet ancien lycée devenu site de massacre minutieusement organisé, suffit à créer une ambiance pesante. Alors nous ne savons pas s’il est vraiment nécessaire d’y entrer.

Le matin, les moines circulent en petits groupes, parfois seul, dans les rues de la ville, s’attardent devant un commerce et se plantent là immobiles, sages statuettes de safran, attendant qu’on remplisse leur sacs de nourritures. Quelques offrandes pour les croyants en échange de prières et d’une paix bienveillante pour cette journée à venir.

On s’éclipse en faisant le tour des marchés en commençant par le russe qui n’en porte que le nom, espèce de Samaritaine cambodgienne où scies sauteuses et panier de vis en vrac sont suspendues au-dessus des textiles colorés.

Nous traversons l’Orussey Market, achetant une poignée de bonbons avant de repartir aussitôt pour rejoindre enfin le marché central, à l’architecture originale d’inspiration « Art déco » des années 1930. C’est une vaste construction de l’époque française disposée en étoile, surmontée d’un dôme lumineux de 26 mètres de hauteur. Il abrite aujourd’hui bijoutiers et parfumeurs et rappelle à certains égards les grands magasins du boulevard Hausmann parisien.

Phnom Penh se prend dans les bras comme un vieux copain qu’on connaîtrait depuis toujours, avec qui on aurait juste envie de marcher quelques pas le long de la rive du Tonlé Sap, accompagné d’un amical silence dans une obscurité enveloppante. Elle est la ville que l’on savait déjà avant même d’y entrer parce qu’elle errait dans les mémoires depuis toujours.


Des lumières vacillantes planent sur la place de l’indépendance tandis que le palais royal si jaune se déploie dans le ciel. Des marchands de jouets électriques lumineux attirent les enfants comme les abeilles sur un champ de fleurs au printemps. La soirée est étrangement douce, un vent presque frais entré comme par effraction en survolant le Mékong, s’engouffre dans la ville. Le brouhaha des automobiles filant sur les quais se dissout dans les prières des moines et les effluves sucrées des roulottes des trottoirs.

Nous marchons sans fin sans plan de vol, avec pour seule intention de continuer tant que nous aurons du carburant. On arrache le bitume de Phnom Penh, achevant un peu plus à chaque pas nos sandales qui commencent à en avoir plein le caoutchouc de traîner la savate dans le monde. On s’en fiche, on continuera sans elles, même pieds nus. Phnom Penh s’endort déjà, pas nous.


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