
Pourquoi tous les matins à 5h00, il y a un type qui s’installe devant son xylophone branché sur enceintes surdimensionnées face au Mékong et se met à taper sur les lamelles de son instrument comme un forcené ?
Depuis que nous sillonnons les routes du monde, le chant profane ou liturgique, la musique, sont au cœur du réveil d’une grande partie de l’humanité et en conséquence du nôtre. Ainsi, il était fréquent de dormir à proximité des haut-parleurs du muezzin en Afrique ou en Malaisie par exemple. Ailleurs en Inde, une musique tonique accompagnait régulièrement les premières heures d’un monde tout emprunt de spiritualité. Et ce matin le Cambodge mélangeait allègrement les rythmes profanes vitaminés, aux chants bouddhistes ânonnés en même temps que celui strident du coq battant déjà la campagne.



On s’habitue curieusement tout à fait à ce déferlement quotidien de sons plus ou moins agréables. Ce que l’on appelait hier du bruit, devient désormais un simple éveil musical, souvent très matinal, lancé dans l’air encore léger d’un timide début de journée. Nos nuits attendaient ce moment avec autant d’impatience que la première étincelle du jour. La musique, la lumière naissante, servaient sur un plateau d’argent la phrase d’un Rick Bass qui se posait la seule question qui vaille réellement en posant le pied au sol : » Dites-moi donc si, dans les bons jours, il existe quelque chose de mieux que cette vie ? « .

Nous nous sommes installés à la campagne dans les faubourgs de Kampong Cham. C’est une ville étape collée au Mékong, sur la route du nord qui remonte au Laos. Les rues ont gardé les façades de l’époque française et un ordonnancement rigide caractéristique. On s’échappe des artères animées en traversant le marché, laissant fruits gourmands, viandes exposées sous les parasols et poissons encore alertes dans de grandes bassines au sol. Il faut peu pour toucher un univers rural, un kilomètre ou deux à peine pour goûter une nonchalance appréciée. Plus loin, une briqueterie dégage une fumée noire depuis ses deux cheminées branlantes. Long tunnel en briques installé sur un terrain vague au bord du chemin, le foyer est alimenté sur les côtés en y enfournant du bois régulièrement. Une femme assoupie dans un hamac, que notre passage ne dérangera pas, semble veiller à ce que cette gueule de feu ne manque jamais.


Les sacs posés dans la famille qui nous héberge pour deux jours, nous repartons rapidement en quête de ce qui est désormais devenu notre moyen de locomotion courant au Cambodge, le vélo. Il nous faut généralement fouiner dans la ville quelques temps avant de dénicher la maison, le restaurant ou parfois l’hôtel qui acceptera de nous louer des engins pour quelques dollars. Et comme c’est toujours délicat de trouver ces objets roulants, nous sommes peu exigeants quant à leur état. La présence de roues, de pédales et d’un guidon demeurent nos seules véritables indispensables, le reste relevant de l’accessoire auquel nous ne souscrivons généralement jamais. Et c’est une joie immédiate qui se profile lorsque nous débarquons dans la rue principale, juchés sur des selles trop basses éventrées, slalomant entre les étals de légumes, les motos et les gamins turbulents, avant de prendre définitivement la tangente pour ailleurs.





On découvre à la sortie de la ville, un ouvrage fragile, presque flottant, souple, effleurant délicatement les eaux vives du fleuve. Le pont en bambou de Kampong Cham, le plus long du monde ainsi construit, est un petit miracle sur le Mékong. Son originalité réside dans son caractère éphémère puisqu’il ne résiste pas aux crues de mousson du fleuve. Il est alors démonté chaque année avant la mauvaise saison, ne laissant rien de sa furtive existence derrière lui. Il enjambera de nouveau les eaux une fois la colère du ciel apaisée. Aujourd’hui démobilisé à cause d’une autre arche de béton inélégante le rendant de fait inutile, le soldat de bambou fait malgré tout figure de survivant répondant présent chaque année. Il est l’incongru du fleuve. Quelques simples sections de troncs creux transformés en une œuvre d’art sous le ciel d’Asie qui inviterait à marcher sur l’eau.



L’ouverture était programmée pour le mois de janvier mais il est cette année ouvert à la circulation le jour où nous arrivons dans la ville. On marche alors sur le fleuve Mékong un 24 décembre. Et c’est simplement beau. La souplesse du bambou le fait s’incliner sous le poids de nos pas, le pont tremble et rebondit si l’on devient trop brusque avant de repartir vers le ciel. Les pieds sont mouillés parfois sur une section trop basse. Sous nos semelles, l’eau circule encore à vive allure et nous mesurons immédiatement la puissance des éléments. Il y a du génie et de l’acharnement chez l’homme à vouloir franchir les montagnes comme les océans, à relier les rives d’un fleuve, à parcourir sans cesse le monde avec seulement le goût du beau et de l’inutilité en tête. Le pont nous offrait un joli cadeau de Noël, affirmant en creux qu’ici bas tout était permis, même de continuer à jouer avec des bouts de bois dans l’eau.



L’ouvrage relie le continent à l’ile Koh Pen, fine virgule de sable enlisée au milieu d’un fleuve massif où l’on vit caché derrière les larges feuilles de bananiers. Dans les maisons montées sur de frêles échasses, une large ouverture occultée parfois par un store, offre à la demeure en bois gris un regard aérien sur l’extérieur. Dans les jardins de sable, sous les palmiers lumineux et les pamplemoussiers aux fruits lourds, énormes, un oratoire peint en or accueille le visiteur.




Sur le bord de la route, la récolte du jardin est mise en partie à la vente sur une table en bois. Des enfants se jettent sur nous au moindre arrêt des bicyclettes. Les « Salut ! » pleuvent autant que les rires s’envolent sous les palmes aériennes végétales. On achète un pamplemousse, variété géante au cuir granuleux, qui assurera presqu’à lui seul notre repas. Loin des chocolats et des saumons gras, des agapes festives gargantuesques, c’est l’agrume qui s’invitera cette année à la table de Noël. Nous nous amuserons alors le soir à éplucher patiemment un pamplemousse gros comme une pastèque, comme on ouvre une dizaine d’huîtres, en nous réjouissant du parfum suave et amer de ce fruit extraordinaire. Et si Noël fait figure ici d’illustre inconnu, il se trouve que nous sommes samedi. Et c’est pour cette unique raison que bières, musiques et conversations animées égailleront ce soir les villages et les échoppes du quartier.



La campagne cambodgienne est belle et simple. Elle vit en musique, à un rythme lent, sans extravagance avec pour seule carte d’identité, une bien jolie humanité. Nous nous serons usés la mâchoire à répondre aux incalculables sourires que l’on croisait et presque démis l’épaule à vouloir pêcher à l’épuisette les insatiables « Hellos » lancés dans les airs par des enfants généreux et rieurs. En emprunter les chemins à pieds ou à bicyclettes fût la promesse tenue d’un savoureux voyage.




Nous remontons le Cambodge en même temps que le fleuve roi, à coups de minibus survoltés lancés dans une brousse souriante.
La route reprend ses droits, on longe le Mékong pour filer à Kratie. Ligne droite d’asphalte, de terre aussi parfois au milieu des palmiers jaunis, où défile sur les bas côtés les commerces aux parasols oranges siglés aux effigies d’une marque de bière locale, et les grandes glacières rouges en plastique où se noient des canettes de sodas au goût de chewing-gum dans une mare de glaçons déjà presque fondus.

Kratie est planté dans le sable sur les bords d’un Mékong immense et plat, aux rives lointaines, éclairé par de larges bancs de sables blancs de temps à autre.

Nous emprunterons, après avoir dénichés une selle et deux roues, une route secondaire qui longe le fleuve à la sortie de la ville. Une myriade de maisons sur pilotis, d’épiceries et de paillottes de bords de routes installées sous les manguiers peuplent un itinéraire très animé. Nous slalomons autour des trous béants de la chaussée, émergeons d’un nuage de poussière derrière un camion, glissons sur les plaques métalliques des ponts. On s’amuse des soubresauts de la piste, en s’étonnant chaque instant d’un détail inédit.





Une baguette molle sortie de notre sac se laisse mâchouiller en contemplant le fleuve lourd et lent. Les motoculteurs tractent des remorques chargées de charbon, de foin, de gamelles de tôles et d’osier, et défilent bruyamment derrière nous. Un homme stoppe sa mobylette à nos côtés, épluche en silence une banane le regard déjà emporté par l’écoulement du fleuve. Pour votre sécurité sur la route, faites une pause sucrée et rêver surtout un peu toutes les heures, dirait un slogan en lettres lumineuses au-dessus de la chaussée.



Le midi on somnole dans les hamacs de bords de pistes postés en équilibre sur le Mékong. On mange des nouilles sur une natte de paille, les pieds nus posés sur les planches lisses d’une maison sur pilotis. Il fait doux et le bruit ambiant berce l’oreille autant que le balancement du hamac apaise l’esprit. On s’endort un instant avant de reprendre les vélos sous une chaleur sèche écrasante. Un véhicule soulève un panache de fumée, on se lance aveugle dans le tourbillon de la route.




Le soir en ville, nous dînons sur un bout de trottoir, recroquevillés sur des tabourets en plastique rouge pour enfants, les genoux dans les dents. Les rouleaux de printemps sentent la menthe, le soja frais se brise bruyamment dans la bouche, enveloppés d’une galette de riz trempée dans une sauce sucrée. Les cyclomoteurs tournent en rond sur le carrefour. De l’autre côté de la chaussée, nous observons muets un soleil orange parfois, rouge aussi, jaune et puis ocre un instant, terriblement beau tout le temps, disparaître dans le Mékong.




Nous quittons deux jours plus tard le fleuve de légende pour bifurquer dans la direction de l’est et de la province du Ratanakiri aux frontières du Laos et du Vietnam, suivant une route qui mène au royaume des terres rouges et des forêts sauvages.

C’est toujours drôle de laisser courir une imagination sans bride, d’observer où elle va mener, quel scénario étonnant elle va nous proposer avant de toucher un ailleurs. Cette fois, elle nous avait monté un bateau. Nous nous attendions à trouver un village endormi dans la jungle et c’est un gros bourg animé qui nous accueille au milieu des cultures de caoutchouc, de poivre et de noix de cajou.


Le soir, une fête foraine qui sent le sucre et le bonbon coloré, loin de tout ce que nous avions imaginé, éclaire les larges artères de la ville. Au rond point central, des policiers en uniformes se font photographier devant les guirlandes de chiffres lumineux annonçant l’année nouvelle. Le son est diablement fort et contenterait certainement nombre de nos raveurs noctambules battant parfois nos campagnes endormies. Sur le bord du lac, les nattes des restaurants sont installées au sol. Si Banlung est effectivement un bout du monde perdu aux confins des frontières, elle n’en reste étonnamment pas moins une cité de paillettes et de lumières en cette période festive de l’année.



Le lendemain, nous avons la chance de trouver de véritables vélos tous terrains qui nous permettent d’espérer aller relativement vite et loin en empruntant les pistes ensablées. Après quelques kilomètres parcourus, nous nous confondons avec le chemin, le corps recouvert d’une pellicule de poussière rouge. Elle colle aux vêtements, s’immisce dans les poches, se fourre dans les yeux au passage d’une moto. On respire l’ocre du Cambodge à pleines gorgées. Nous sommes d’un rouge perlé de sueur, cuit sous un soleil fracassant, deux promeneurs écarlates grisés par la vitesse dans un nuage de terre oxydée.




Les cascades alentours sont des lieux de retrouvailles pour les cambodgiens. Celle de Cha Ong, perdue dans un coin de forêt, abandonnée en bout de piste dans la brousse, accueille quelques jeunes goguenards, un pack de bière Angkor à la main et l’amitié en bandoulière, à l’abri du monde derrière le rideau d’eau, collés aux parois de la falaise.



Les hameaux postés sur les chemins avalent autant de poussière que nous et certains arrosent la route devant chez eux pour en limiter les particules volantes. Le midi, c’est le ballet désormais habituel des casseroles sur une planche de bois dont il faut soulever les couvercles pour savoir quoi manger. Jusqu’au soir, on se nourrit des pistes qui s’enlisent et qui dérapent, du salut des enfants, des klaxons des camionneurs qui encouragent dans les côtes, des aboiements des chiens méfiants et du rire des femmes qui nous croisent en motocyclettes. On aime tout ces efforts demandés, ces lignes droites interminables et cette maudite poussière qui embaume les corps.



Le soir, c’est le nouvel an. S’il n’est pas autant fêté qu’en Occident, pétards et fusées animent malgré tout le ciel à minuit. Des lanternes lumineuses volent haut dans le ciel. Une demi-heure plus tard la musique jusqu’alors terrible, se coupe sans mot dire. Le Cambodge s’endort dans le silence de la forêt en 2023.



Les jours suivants, aux premières lueurs de cette nouvelle année, nous reprenions la route brunie de soleil et de particules ocre légères en direction du sud à Mondolkiri.
Rien n’avait encore changé, tout restait à découvrir, à apprendre. Les barrières étaient toujours à sauter. Assis au fond d’un bus qui nous secouait sans vergogne, notre imagination se lançait éperdue une fois encore dans une course aussi absurde qu’inutile. Nous roulions cabossés dans un état de contemplation permanente. C’était très rassurant, à l’aube d’une nouvelle ère, de savoir que nous n’étions finalement toujours que de parfaits ignorants.

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