La géographie du Cambodge nous renvoyait à une célèbre locution latine pour affirmer que tous les chemins mènent à Phnom Penh. D’où que l’on vienne, il fallait inexorablement revenir fouler tôt ou tard ses trottoirs. Phnom Penh, centre de notre monde où l’on entrait par la fenêtre côté jardin pour s’évader aussitôt par la porte méridionale ouverte sur une promesse d’évasion ensoleillée. Nous y arrivions ce jour-là, rougis par l’argile collant des contrées de l’est et repartions le lendemain vers les plaines du sud nous rincer dans les eaux du Golfe de Thaïlande, à trois heures de route d’ici dans la ville de Kampot. On révisait assidument notre géométrie autant que notre géographie, dessinant lors de ces voyages en bus des triangles isocèles au sein d’une brousse aride, se coltinant des transversales, des lignes de fuites infinies dans d’épais tourbillons de poussière. La campagne cambodgienne défilait au fond des rétines, nous gratifiant de sursauts et de cahots anarchiques derrière la vitre vibrante du van. Faudrait-il vraiment un jour s’arrêter ?


Nous stoppions net le nez dans le pare-brise, les pieds dans l’eau de la rivière Preak Tuek Chhu face à un antique pont à la carcasse métallique presque éventrée, construit par des français au début du vingtième siècle. Et malgré les tracas d’une histoire trop mouvementée, il était toujours emprunté par les cyclomoteurs de la ville. En ouvrant la portière du camion, Kampot dégageait cette odeur toute particulière des eaux fluviales envasées mêlées au parfum suave d’ananas amassés en tas sur la chaussée. Sur un tabouret bas, une vieille femme épluchait à la machette les fruits mûrs avant de les vendre en sachet, accompagné d’un peu de sel pimenté. Une bassine en tôle incandescente, excitée par un charbon en feu achevait plus loin de griller des poissons entiers à peine sortis de l’eau. La rue circulait à plein régime, les tôles épaisses du pont claquaient d’un bruit métallique dans l’air à chaque passage de roue. Claclac, Claclac. Nous repoussions d’un geste poli les offres de promenades des tuks-tuks présents, préférant laisser les sens guider nos pas, les mains collantes, un ananas frais dans la poche. C’était toujours formidable de débarquer dans une ville nouvelle en marchant le sac dans le dos sans précisément savoir où aller.


La ville côtière voisine Sihanoukville eût le bon goût quelques années auparavant de capter l’activité économique et touristique de la région évitant à Kampot de connaître les affres de la folie immobilière et les excès d’un développement guidé uniquement par le rendement mercantile. Kampot connaissait une retraite paisible non loin de la mer, protégée par quelques ondulations du relief en arrière plan. On semblait vivre lentement dans cette contrée, longtemps peut-être aussi, sans trop regarder une montre alors plus d’aucune utilité.



Kampot accueillait une poignée d’occidentaux qui avaient déserté l’Europe. Quelques gueules cassées, un peu marginaux, irréductibles aventuriers, des oubliés volontaires qui trouvaient l’autre monde passablement ennuyeux et avaient préféré prendre la tangente avant de s’écraser lessivés en Europe ou en Amérique sur un bitume trop humide sous un ciel trop gris. Accessoirement, rouler au soleil sans casque sur de vieilles motos pétaradantes en buvant des bières à prix cassés ne semblaient pas être pour leurs déplaire complètement. Chacun avait ses raisons de déserter, elles nous semblaient toutes très raisonnables.

Kampot ressemblait encore peut-être à cet endroit de villégiature qu’elle était à l’époque du protectorat. On y croisait toujours plus qu’ailleurs nombre de francophones parcourant la ville, têtes nues sur des scooters sans carénages, affichant un empressement concentré, teinté d’une nonchalance toute autochtone, comme s’ils avaient toujours vécu dans ces rues.



La ville paraissait parfois restée coincée au vingtième siècle, pas certaine de vouloir faire un pas de plus vers un nouveau monde d’occasion déjà trop usagé. Les anciens immeubles coloniaux, arcades climatisées et balcons défraîchis en façades, s’alignaient sur de larges avenues qui se coupaient à angle droit. L’effervescence matinale une fois passée à se répandre en direction des écoles, des chantiers ou du marché, la ville entière s’accordait l’après-midi une sieste langoureuse derrière les volets en bois ou dans les hamacs tendus entre les montants des tuk-tuks. Les clameurs s’épuisaient à midi sous la chaleur d’un astre au zénith et la moiteur iodée d’un océan tout proche. Il faudrait attendre que le soleil rougisse enfin à l’ouest, par delà le fleuve pour que reprenne l’activité citadine. Les vendeuses de jacquiers se remettaient alors à tailler patiemment dans le fruit gargantuesque, les crêpes de riz gluant et de coco sucrée se tordaient sous le feu des brûloirs au milieu des carrefours. Les deux-roues s’excitaient subitement sur la chaussée, filant droits dans les artères soudainement redevenues vivantes. Les vieux blancs silencieux décapsulaient leurs premières bières du jour tandis que les étudiantes délurées en chemisiers blancs, jupes bleues plissées et sandales de plages, se ruaient sur les roulottes à la sortie du collège pour se payer des brochettes de viandes ou de bananes grillées. Elles montaient à trois sur un scooter, démarraient en trombe tout en continuant à grignoter et coupaient en riant le rond-point qui menait à la rivière. L’élégance de la scène et l’insouciance inouïe des actrices nous donnaient envie de rembobiner ce film éternellement.


On continuait toujours à pied, cherchant la fraîcheur et suivant les lucioles qui scintillaient au loin au bout de l’avenue. Le fleuve Prek Kampong Kandal aimantait à cette heure les promeneurs du soir en quête d’horizons pastels. Le coucher du soleil était encore une fois, comme souvent au Cambodge, d’une beauté sans nom, les lumières multicolores des embarcations postées sur l’autre rive apportaient une féerie supplémentaire. Kampot se promenait sur le quai en famille, entre amis ou en voisins, grignotant à la volée tout en discutant de rien, d’amourettes légères, des turpitudes de cette drôle de vie et de l’ultime pitrerie du petit dernier. On se racontait les indiscrétions de la journée dans l’intimité partagée de la pénombre désormais installée. Le soir, Kampot ne se dévêtait pas de ce qu’elle inspirait le reste du jour, le calme et la simplicité.


Notre hôte de l’étape nous fournissait dans un excellent français deux nouvelles antiques bicyclettes dont nous connaissions désormais par cœur les moindres grincements et les grandes qualités de solidité. Nous empruntions encore une fois les sentiers de poussières, fermement décidés à n’en jamais finir avec les cailloux des chemins cambodgiens.



La plantation, un simple nom qui évoque une vaste plaine au bord d’un lac, entourée de collines boisées. Des buffles paissaient dans les près, se prélassaient dans les eaux envahies par les fleurs de lotus. Le ciel gris, bas, donnait du souffle et faisait voler une poussière ocre dans les yeux. Du haut de la terrasse de l’ancien réfectoire des moines bouddhistes, la campagne était une invitation tous azimuts à un somptueux voyage immobile. Le bois du plancher patiné par les milliers d’allers et venues des moines d’un autre temps était une caresse sous le pied, tout comme l’était le café glacé servi dans nos verres. On jubilait en silence, contemplant les plants d’épices alignés sur la plaine en croquant des grains de poivres salés, succulente invention locale.



Cette exploitation nous racontera la fabuleuse aventure de deux européens à la retraite ayant décidé de relancer l’exploitation du poivre dans la région il y a une dizaine d’années. On s’extasiait devant le travail accompli et la beauté du site, heureux de découvrir le talent de ces personnes curieuses et généreuses.
Le hasard voulut que cette visite se déroule en compagnie d’un jeune chef étoilé d’un établissement à Genève, décidé ces prochains mois à rouler ses papilles quelques temps en Asie, le sac au dos. Nous entamions la dégustation des poivres verts, rouges, blancs, longs ou salés tout en observant les réactions de notre voyageur toqué. Quel plat, quelle recette pouvait bien être en train de germer dans sa tête lorsqu’il croquait un grain de poivre en même temps que nous sur un bout de table, perdu au milieu du Cambodge ? On parlait de Genève et de cuisine en humant les poudres magiques des plaines de Kampot.



Le lendemain, il pleuvait sur Kep. De ces averses qui ne s’arrêtent jamais, tailler pour remplir caniveaux et bouches d’égout en quelques heures. La veille déjà, toute la nuit durant, on entendait le vent et l’eau drosser Kampot. Kep prenait le relais, lessivé, essoré. On entrait dans une ville humide.

Tous les matins, nous levons les yeux au ciel, en bons européens météo-sensibles, anxieux du temps qu’il fera. Nous avons curieusement conservé ces anciennes habitudes qui n’ont pourtant ici plus beaucoup de sens mais nous continuons, obstinés, à interroger des yeux un ciel consciencieusement limpide : Il fait beau.



Kep nous avait fait perdre cette innocence météorologique. On regardait par l’ouverture de la porte, il pleuvait. Les palmiers dégoulinaient, les pieds trempaient dans les flaques boueuses, la tête ruisselait.
Mais il faisait vingt-six degrés. La température s’avérait être notre dernière constante, l’ultime rempart immobile dans cette vie de perpétuelle agitation.


« Kep-sur-mer », drôle de ville balnéaire qui a fait d’un petit crabe bleu, sa spécialité culinaire en même temps que son symbole régional. Autrefois, particulièrement appréciée des colons français qui débarquaient en bord de mer pour échapper à l’agitation de Phnom Penh, elle refléta pour les khmers rouges l’image de la bourgeoisie capitaliste et colonialiste honnie. L’ennui avec les révolutionnaires de Pol Pot fût qu’un porteur de lunettes était également perçu comme un dangereux intellectuel bourgeois. C’en était trop. Alors pour toutes ces raisons, on pilla, on brûla, on fit tragiquement la peau à l’insouciant Kep pour soulager quelques mauvaises humeurs et trop de rancœurs contenues.



Il y a deux décennies, Kep ravagé puis oublié revenait sur le devant de la scène. Les promoteurs chinois y fomentaient des projets de villégiatures, des investissements sur les fameuses nouvelles routes de la soie. Kep se réinventait sans réelle grande originalité. Des hôtels de luxe encerclés de hauts murs de pierres installés sur les fronts de mer initiaient une privatisation mesquine des plages du littoral cambodgien. La mécanique immobilière commençait à peine à se mouvoir mais tout le projet était déjà en place. Le capitalisme gras et le consumérisme triomphant étaient les nouveaux colons de la région. On laissait les toupies de bétons à leur ouvrage, préférant continuer notre route.
Kampot conservait définitivement notre préférence dans le doux sud cambodgien.



Nous allions quitter le Cambodge dans quelques jours, laissant un pays qui nous avait offert un sentiment de paix rarement éprouvé. Car c’est bien ce que nous ressentions lorsque nous pédalions sur les routes au milieu des cyclomoteurs et des camions, lorsque nous sillonnions sur nos selles tordues les sentiers d’argile et les villages isolés sur pilotis. C’est toujours ce même sentiment que nous éprouvions chaque fois que nous longions les rives de sa majesté Mékong en nous gavant du chatoiement d’un coucher de soleil sublime. C’est cette impression de paix qui surgissait sans cesse à chaque coin de rue, dans chaque repli du cœur cerclé de poussière. Nous étions arrivés assoiffés de trépidations et de cohues formidables, enragés par l’excitation addictive des voyages. Nous allions repartir avec cette même énergie intacte générée par le goût du mouvement permanent. Mais le Cambodge y avait désormais glissé un invisible supplément d’âme, une musique légère et lancinante offrant cette possibilité alléchante de conjuguer une belle et paisible sérénité à ce moteur à explosion alimenté à l’essence pure de curiosité qui nous animait jusqu’alors. « En avant, calme et fou », dirait Sylvain Tesson. Nous allions en quittant ce Cambodge aimé, pouvoir apprendre à bouillonner sereinement.




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