Hanoï, Sapa, le Royaume du dehors

Un fort courant d’air, doublé d’un froid soutenu nous accueillent lorsque la porte se déplie dans le noir. Ce qui laisse la désagréable impression si on a vécu au-delà de vingt-cinq degrés, de rentrer dans un hiver polaire en atteignant seulement un timide quinze rafraichissant. On regrette soudainement nos pulls restés cantonnés au fond du sac et les sandales que l’on porte aux pieds. Des innocents en claquettes…


Le bus nous a déposés devant l’emblématique opéra de Hanoï, inspirés du Garnier de Paris. 23h00, la nuit fait les présentations avec la capitale vietnamienne sous les lumières blafardes des lampadaires. Une architecture haussmannienne témoigne d’une présence française. Un nom de place, « la révolution d’août 1945 », narre la suite et voit Ho Chi Minh battre, dans un rêve d’indépendance, ce même pavé sur lequel nous marchons cette nuit. On se raconte en un regard de chat noctambule, l’histoire hors norme d’un vingtième siècle mouvementé et passionnant.


A nos côtés, un jeune anglais en short cherche son chemin comme nous, indifférent au froid, flegmatique évidemment, sous les pâles lanternes des avenues désertées. Nous prenons tous les trois une même direction, attirés par la perspective visuelle d’une grande ligne droite à arpenter. Si tu ne sais pas quoi faire, marche. Au moins tu auras l’impression d’avancer, et accessoirement de te réchauffer. On s’endormira quelques heures plus tard dans une chambre sans fenêtre au fond d’une impasse sombre du vieux quartier de la ville, après avoir retrouvé trop tard nos pulls. La glorieuse révolution vietminh pouvait bien attendre encore quelques heures.

Hanoï le jour, affole et exagère. Elle enfouie la vie dans tous les trous de souris, sur tous les bouts de trottoirs, elle déborde et dégouline d’agitations futiles et de palabres nerveux dans les commerces. Dans les rues de la vieille ville, la cacophonie est de mise. On se bouscule sans attention, on klaxonne et on avance vite, poussé par le froid et par les autres. Des réchauds préparent les bouillons et les boulettes de viande en équilibre sur les trottoirs, que l’on retrouvera dans nos bols de soupes avalés sur un tabouret miniature, installé sur un bout de bitume. Nous vivons la ville au raz de l’asphalte dans les vapeurs humides et chaudes des longues nouilles de riz fumantes.

Hanoï vibre à cette heure au rythme des préparatifs du Têt. Toute la journée, les marchés spécialisés étalent sur le trottoir, lampions lumineux, guirlandes vermillon et calendriers en lettres d’or. Les cyclomoteurs hérissés de branches de pêchers à l’arrière des sièges forment de drôles de cortèges dans la ville. Ces rameaux ainsi coupés assurent la santé et le bonheur dans les maisons, ils chassent la malchance et les mauvaises pensées. C’est décidé, on équipera sans tarder nos sacs à dos d’un de ces bouts de bois fleuris. Nous n’avons à priori rien contre les mauvaises pensées mais la malchance nous intimide quand même un peu.
Les bousculades révèlent la fébrilité des vietnamiens à la veille de cette fête majeure de l’année. Tout le monde basculera sous peu dans l’année du chat au Vietnam, du lapin en Chine. Après celle du tigre qui fût pour le moins féroce, on peut penser que celle-ci se laissera plus aisément domestiquer.

Le lac Hoan kiem, au centre de la ville ancienne est le lieu de rendez-vous des amoureux. Les promeneurs en font le tour d’un pas mesuré, les regards tournés vers le pont vermillon The Huc se reflétant dans le miroir liquide. C’est certain, ce sera pour la vie, pensent secrètement les « Juliette » devant la sérénité du tableau. « Mon cœur et le monde bouge » disait Léotard, sauf peut-être dans ce havre de paix où l’eau et les promesses d’amour se veulent figées pour l’éternité.

Isolée, comme flottant au milieu de l’eau, la tour de la tortue est ici un peu le centre de l’univers. Le nom de « Lac de l’épée restituée » remonte au seizième siècle où le roi Lê Thai Tô, sorti victorieux contre l’envahisseur chinois, rendit au lac l’épée qui lui accorda la victoire. Pêchée dix ans plus tôt par hasard dans ce même lieu, elle lui fût réclamée par une tortue lors d’une promenade en barque. L’épée ainsi restituée, disparut à jamais dans les profondeurs des eaux. La légende du lac et de sa lame magique était née. Certaines similitudes avec une autre aventure celtique nous laissent soupçonner que le roi Arthur breton aurait pu dîner un jour avec son homologue vietnamien autour d’une table basse sur un bout de trottoir. Les deux aventuriers capés auraient probablement passé la soirée à se raconter des histoires de quêtes inaccessibles, d’épées extraordinaires et de fées cachées sous les eaux d’un lac. La table aurait été évidemment ronde.

Nous divaguions ainsi dans les effluves parfumées d’une eau peuplée de preux chevaliers et de princesses au teint de porcelaine. Les brouhahas de la circulation pourtant proches se diluaient dans les méandres des pensées. Quelques femmes concentrées décomposaient dans l’air de larges gestes élégants de tai chi. Les amoureux se promettaient l’essentiel, c’est à dire l’éternité. Le lac était une bulle de sérénité invisible qui éclatait si on s’en éloignait. Nous restions encore un peu à tourner en rond dans le noir. Le temple Ngoc Son éclairait les nuits de Hanoï. Les instants d’éternité nous convenaient bien parce qu’ils ne duraient jamais. Il fallait alors en goûter toute l’intensité le temps d’un claquement de doigt.

Le jour à Hanoï, les cyclopousses continuent d’errer dans les rues encombrées, vestiges d’un temps presque révolu à l’ère des Hondas qui vous transportent au bout du monde en un rien de temps à l’arrière de leurs longues selles. Les femmes affublées de l’iconique chapeau conique, le balancier sur l’épaule vendent dans leurs paniers d’osier, fruits et beignets sucrés tout en avançant à petits pas. Hanoï est une boule d’énergie qui laisse peu de temps à l’inaction. Il y a toujours quelqu’un qui vous pousse dans le dos pour avancer. Et toujours un autre devant pour vous diriger où vous n’aviez pas prévu d’aller. Hanoï vous balade et vous perd dans son dédale, à coups de croche-pied et de tapes sur l’épaule. On laisse la ville nous fabriquer un itinéraire à la carte, avec le luxe arrogant de ceux qui disent « nous verrons bien où cela mène ».

Plus calme, l’ancien quartier colonial français, aux avenues plus larges, aux bâtiments imposants, bourgeois et entretenus apportent une respiration à la promenade. Les vitrines affichent une débauche tapageuse de marques occidentales de maroquinerie, de joaillerie luxueuse qui résonnent étrangement dans les baguettes lorsqu’on mange un bol de riz dans la rue. Partout autour, les drapeaux rouges claquent dans le vent.

L’autre événement exceptionnel de cette année est l’anniversaire de la création du parti communiste vietnamien par Ho Chi Minh en 1930. De larges affichages en font la promotion, les oriflammes frappées du marteau et de l’enclume flottent sur tout Hanoï.

Le soir nous montons, par une porte étroite en passant par la cuisine, à l’étage du café Giang, l’établissement qui concocta le premier le café à l’œuf. Sur des tabourets bas en bois, on se réchauffe en avalant des cuillères de crème onctueuse sucrée et dense comme un gâteau. L’amertume du café noir en fond de tasse est une révélation explosive dans ce monde de douceur exquise. La pièce est pleine et dans cet univers en bois patiné par des générations de gourmands, on discute comme dans un salon parisien feutré, à l’abri des morsures de l’hiver qui existe bel et bien à Hanoï, même si la température ne baisse pas en deçà de 12 degrés. Le thermomètre nous rapproche un peu plus des sensations de fins d’années connues en Europe. Et si nous avons fêté un 31 décembre sous le soleil cambodgien, il semble probable que nous célébrions la fête du Têt sous les frimas vietnamiens. L’année du chat débutera alors par un froid de canard.

La nuit, Hanoï brille et scintille sous les lanternes écarlates et s’habille pour la nouvelle année. Partout les bouquets de fleurs circulent, partout les gourmandises passent entre les mains et les victuailles débordent des plats des marchands. Une fin d’année est universelle dans l’excitation qu’elle procure, dans l’espérance qu’elle apporte. Seule la date change, parfois. Demain sera forcément meilleur.

Nous repartons le lendemain vers le nord, ayant vécu presque autant la nuit que le jour dans la capitale. Nous reviendrons un peu plus tard, achever cette promenade trop courte. Il fait gris et froid. Il paraît que c’est pire plus haut. Les rizières ressembleront certainement à des champs de boue. Il fallait bien prendre un jour sa part de grisaille. Difficile de se plaindre en matière d’ensoleillement dans notre cas.

Bus de jour, on se lève à 4h00 du matin. Un café dans notre tasse en silicone au goût de plastique, une baguette molle fripée de la veille à la texture de caoutchouc. Seul le sac sur le dos et le froid une fois dehors nous rendent à la vie. Nous traversons la ville en silence à pied avant de connaitre le roulis monotone de sept heures de bus. On coupe la campagne grise et morne par une de ces autoroutes universellement accablantes d’ennui. Le soleil nous manque déjà. Rouler réconforte.

Lorsqu’on rentre en ville, celle-ci sombre définitivement dans un rideau gris de particules d’eau. Les façades des maisons se découpent à peine dans les brumes persistantes. Seuls les néons criards des devantures de magasins nous rendent la vue. Un voile est posé sur la ville et personne ne songe à trouver la sortie.


Sapa est désormais trop connu des catalogues touristiques du monde entier et s’est développée de manière anarchique entre architecture douteuse, panneaux publicitaires envahissants et agences de voyages agressives. Mais nous ne connaissons rien de tout cela en posant les sacs. L’espace d’une courte saison hivernale, un rien dépressive, Sapa s’efface aux yeux du monde et se libère des hordes touristiques habituelles. C’est alors très agréable de se promener dans une ville déserte, où ne circule essentiellement plus que de rares habitants et des populations Hmongs arrivant des villages des montagnes voisines pour se ravitailler à la grande épicerie du coin.


C’est là un joyeux bazar où l’on circule en bottes boueuses au milieu des bouteilles d’huiles, des nouilles en sachets et des fruits séchés en vrac dans des seaux ouverts à toutes les mains gourmandes. Nous sommes tous emmitouflés, s’entrechoquant les uns aux autres au milieu d’allées étroites dans le silence ouaté des gros blousons synthétiques. On parle fort et on s’interpelle beaucoup en remplissant nos paniers de drôles de choses appétissantes. Les femmes Hmongs portent sur la tête un fichu de coton coloré à carreaux, une jupe noire et des guêtres de la même couleur. Un liseré vient rehausser ces textiles austères. Les hommes en bottes suivent leurs femmes, comme perdus dans un univers effrayant qu’ils ne maîtrisent pas, remettant penauds leurs vies entre les mains de celle qui tient la liste de courses. Cet attelage est universel et on s’en amuse beaucoup.
Aux caisses, on se bouscule un peu, on arrive dans tous les sens pour payer et on laisse sur le comptoir ce que finalement on ne pourra pas régler, faute d’avoir vu plus grand que la taille de son porte-monnaie.


Dans la rue, les illuminations du Têt deviennent balises festives émergeant d’un épais brouillard. Et dans cette humidité prégnante, au cœur d’une nuit qui annonce la solitude des montagnes, nous avons cette étrange impression de nous retrouver quelques instants, l’hiver, dans un village des Pyrénées. Au rond-point qui tourne désespérément à vide, une affiche rouge trône en son centre et rappelle les célébrations imminentes de la création du parti communiste vietnamien. Si la météo et la géographie du relief dissipaient les esprits,  l’histoire, elle, nous incitait à rentrer prestement dans le rang.

Le soir, nous goûtons au banh Chung, plat essentiel du Têt, composé de riz gluant, de pâte de haricots jaunes et de viande de porc, le tout cuit dans des feuilles de bananiers. La raclette alpine s’éloignait, la fête tournait à la dégustation de riz.

Le lendemain, quittant la chaussée grasse à la sortie de la ville de Sapa, nous nous engageons sur un sentier étroit en terre, qui dans l’humidité ambiante, colle presque immédiatement au crampons. Nous croisons une femme Hmong qui d’autorité nous indique le chemin à suivre. Nous étions toujours étonnés de rencontrer partout dans le monde des gens qui vous indiquaient la route à suivre avant que vous ne posiez la moindre question. Plus prosaïquement, cela permettait de réaliser simplement que d’autres personnes étaient passées par ici avant nous et qu’aux yeux de n’importe quel autochtone, un touriste restait un touriste. On repensait alors avec un soupçon de jalousie à ces premiers visiteurs comme un naturaliste Henri Mouhot remontant au dix-neuvième siècle le Haut Mékong ou tombant nez à nez avec Angkor dans la jungle…seul, presque seul. Nous étions nés trop tard et trop nombreux. En échange, on nous avait fourbi la 4G qui nous obligeait à redoubler d’effort pour nous perdre encore un peu dans un monde qui n’était plus Terrae incognitae, mais juste désormais estampillé connecté.


Le chemin en pente traverse une forêt de bambous plantés en buissons touffus de troncs creux, larges et hauts se découpant dans la brume. Le paysage, loin de ce que l’on imaginait, évoque une estampe japonaise en noir et blanc, une aquarelle aux tonalités brunes et vertes où le pigment serait estompé par un nuage diffus de bruines aériennes, de brouillard de crépon, vous laissant ébahi autant que trempé. Nous gardons un œil sur la glaise collante d’un sentier traitre promettant de potentielles belles chutes et l’autre sur un panorama fascinant, rendu mystérieux à refuser ainsi de se dévoiler entièrement. Ne voir qu’à cinquante mètres accordait le luxe de la surprise, chacun de nos pas dévoilant le tableau suivant, inédit. Finalement le brouillard, initialement honni, nous offrait le monde dans un papier cadeau vaporeux que l’on déballait avec un infini plaisir.

 

Lorsque la brume se lève timidement, nous arrivons dans un village hmong. Femmes et hommes s’affairent aux occupations quotidiennes au milieu d’un panorama de rizières alors en friches durant la saison hivernale. Cette géographie en escalier emblématique arbore un manteau de boues et d’eaux saumâtres effacé par l’humidité grise et la brume. Les canards en font leurs pataugeoires, les poussins de quelques jours suivent mère poule qui leurs apprend à gratter la terre gluante des marécages. Nous suivons les monticules de terres qui délimitent les parcelles, sautillant d’un pré simplement mouillé à un autre totalement inondé. Nous sommes à mille lieues des clichés généralement proposés sur papier glacé où l’on peut admirer des rizières vertes fluorescentes tapissées de cultures alignées au cordeau. Devant nos yeux, c’est l’hécatombe du grain de riz, morne plaine d’un relief étagé terrassé par la gadoue. L’avantage certain est que nous sommes définitivement seuls à traîner nos guêtres dans la boue. L’aventure revenait donc à choisir sa saison. Il fallait aimer l’eau.

Trois jours s’étaient écoulés depuis notre arrivée dans l’ancien « Tonkin », le « Dang-ngoaï », ce convoité « Royaume du dehors » comme le désignait autrefois les géographes chinois. Hanoï avait également connu d’autres noms dans le passé, mais elle était toujours restée la capitale de ces contrées septentrionales du Vietnam. Nos marches de nuits égarées dans Hanoï et celles toujours hésitantes dans les collines de brumes du nord, attribuaient tout naturellement à ces lieux un parfum de mystère. Nous ne savions toujours pas comment aborder ce pays qui, entre ces décorations martiales et sa propension naturelle à créer un intriguant bazar à chaque coin de rue, peinait à cette heure à lever le voile.


Si tu ne comprends rien, monte dans le premier bus qui passe. Ça ne t’aidera peut-être pas à obtenir une explication mais au moins cela t’avancera de quelques kilomètres. Il faisait encore nuit ce matin, comme à chacun de nos départs vietnamiens. Personne n’avait jamais écrit pareille idiotie. Pourtant lorsque le premier bus passa, nous montâmes sans mot dire, fuyant un brouillard matinal prospère. Le quatrième jour commençait sur une route de montagne au Vietnam, dans la joie absolue des fuites aux aurores. 


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