« Qu’est ce que tu dis ? »
« Je dis c’est beau ! »
Bien sûr que c’était beau. Ha Long défilait à toute berzingue devant nos yeux. L’eau s’éparpillait dans l’air en gouttelettes d’argent lorsque l’engin entamait un virage sur l’onde turquoise, prenant à la corde un piton calcaire en équilibre. La proue décollait parfois sur une légère ondulation, un frisottis ridicule cassant comme le béton. On s’envolait un instant avant de retomber sur un marbre veiné d’opale, les cheveux au vent, chargés de l’humidité du golfe du Tonkin. Tandis que d’autres clapotaient mollement sur des jonques de luxe, vautrés sur des sofas en skaï, notre hors-bord creusait un sillon lumineux au milieu d’un labyrinthe de roches verticales plantées dans l’eau. Le vent cinglant et la beauté crue des lieux empêchaient de cligner des yeux. On s’engouffrait dans la baie d’Ha Long, fuyant un continent gris pour aller chercher un rêve plus clair en mer de Chine.



Ces montagnes karstiques essentiellement calcaires sont la résultante géologique d’une érosion de roches solubles débutée il y a plusieurs millions d’années. Ha Long représente le plus grand karst marin du monde d’une surface de 1500 km2 où près de deux mille roches érodées pointent hors de l’eau. La baie de Ha Long est à l’origine de multiples légendes qui comme tout paysage hors du commun donne souvent à l’homme, un joli prétexte pour s’échapper un peu d’une condition si terrienne. Nous étions trop humain et il fallait bien s’inventer quelques dieux et se rêver déesses pour adoucir l’étrange absurdité de nos vies.

Vinh Ha Long, littéralement « la descente du dragon » en vietnamien abritait cet animal légendaire merveilleux descendu du ciel dans la mer, qui aurait craché des joyaux de jade et de perles pour protéger les vietnamiens contre l’envahisseur. Ces pierres précieuses se seraient instantanément transformées en îlots face aux bateaux ennemis.

La réalité n’était pas tant éloignée de cette histoire puisque les vietnamiens purent effectivement repousser l’ennemi chinois à plusieurs reprises grâce à ce dédale unique. Plus tard, l’endroit fût le refuge tout naturel et le repaire idéal pour les pirates au dix-huitième siècle exerçant leur métier de forban en mer de Chine.
Perdre le poursuivant et s’en cacher devenait un jeu d’enfant dans cette baie, pour peu qu’on en ait la cartographie en tête.

Nous étions arrivés deux jours auparavant sur l’île de Cat Ba après deux bus, un bateau, quelques ennuis de correspondances, de longues attentes de nuit sur un trottoir, des incertitudes interminables quant à la route à emprunter et une halte imprévue à Hanoï.

Fête du Têt oblige, le port de Cat Ba était au point mort. Plus de bateau, plus de visite envisageable, les touristes vietnamiens avaient déserté les quais, les étrangers avaient plié bagages et les quelques résidents restants se contentaient de lancer à la volée quelques bruyants pétards dans les rues de la ville. La vie était reportée à une date ultérieure, courant de l’année prochaine, disait-on.
Quelques marins malins profitaient de cette absence de concurrence pour tenter de nous vendre quelques ronds dans l’eau en barque, au prix d’une croisière de luxe. Le ciel était gris et bas. En ligne d’horizon, les roches karstiques recouverts d’un tapis végétal fermaient la baie et annonçait que la représentation était close jusqu’à nouvel ordre.



Le soir de notre arrivée, un feu d’artifice lancé sur la jetée principale à minuit, illuminait la baie de Cat ba. Si nous ne pouvions naviguer, nous avions au moins ce privilège d’investir la nouvelle année du chat dans un monde féérique. Sous la lune, la mer était d’huile, on se souhaitait la prospérité en brûlant des liasses de faux billets en offrande, dans des coupelles en métal sur le bord des trottoirs. Nous, on rêvait juste de prendre le large.



Le lendemain, traînant sur le port à la recherche d’une quelconque coque de noix ou mieux, d’une barquette capable de flotter le temps de quelques brassées, une famille nous proposa d’exaucer notre vœu. Les parents, frères, sœurs et enfants louaient pour le premier jour de l’année une vedette hors-bord afin de rendre visite à leurs parents restés au village isolé de Viet hai. L’accès se faisant exclusivement par la mer. Nous forcions la main au destin et sans trop d’effort le père et le pilote acceptèrent rapidement notre offre. Le temps à peine d’embarquer passagers, pamplemousses géants, whisky Viet et gâteaux de riz, et le pilote cabrait l’embarcation laissant derrière nous la jetée déserte et une trainée d’écume blanche comme signature. Nous étions déjà loin. Le relief karstique grossissait à vue d’œil, délivrant ses étranges structures de diamants calcaires taillés par la mer. Les cailloux aux angles acérés pointaient vers le ciel, en équilibre sur un miroir. Une végétation audacieuse s’était emparée des parois verticales trouvant dans les interstices de la pierre, le moyen d’y glisser en force quelques racines pour survivre dans les airs. Vivre en équilibre plutôt que dans une mégapole forestière n’était certainement pas une mince affaire.



Au détour d’un îlot, un village de pêcheurs s’étalait, comme les pirates d’antan, à l’abri du mauvais temps et des regards. Le poisson et l’élevage de coquillages assuraient leurs subsistances. Les cabanons colorés flottaient sur des planchers en bois entre les filets et les petites barques de pêche. Des toiles de tentes, un fourbi de bidons et d’affaires sur les pontons laissaient l’impression d’un monde nomade en mouvement permanent ayant renoncé définitivement à tout inutile ordonnancement. Pourquoi ranger puisqu’il faudrait repartir ? Ils ne seraient probablement pas plus dépaysés dans les plaines rases de Mongolie ou entre les dunes veloutées du Sahara. Et si leur campement changeait désormais moins de position, ils ne semblaient pas avoir oublié qu’ils furent les nomades de la mer de Chine. On lisait dans ces radeaux prêts à décamper à tout instant le tiraillement de ces peuples, décrit par Galsan Tschinag, refusant encore de choisir entre tradition et modernité.
” Malgré l’attitude pacifique qu’il me faut adopter aux yeux de tous, je ne cesserai d’attiser en moi le feu sauvage, de défier le sort et s’il le faut, de le prendre à la gorge. ”






Excepté les embarcations de pêcheurs et quelques rares bateaux de croisières, la baie était abandonnée à elle-même laissant sa légende se construire et notre équipage s’en nourrir.



Le village de Viet Hai était blotti dans une plaine encerclée par les montagnes escarpées et une forêt dense. Une jetée lui ouvrait les portes du vaste monde. Rizières et buffles nonchalants dessinaient le paysage familier dans lequel nous allions nous promener. Premier jour de l’année, notre famille était partie rejoindre les siens. Dans les autres demeures, quelques karaokés, des haut-parleurs hurlants, accompagnaient des repas pris dehors ou dans le salon, assis au sol sur une natte.

En bout de route, tapant contre une verticale boisée, nous grimpions à travers la jungle pour aller chercher la ligne de crête et le point culminant des montagnes voisines. Le sommet atteint par un chemin abrupt, la baie se révélait entière, plongée dans une brume tenace. Ce point étant le plus haut de la région, il fallait naturellement qu’une antenne de télécommunication y soit érigée et faute de pouvoir la déboulonner, nous montions sur son toit afin d’en faire une très honnête table de pique-nique. Le point de vue y était sublime et notre sachet de nouilles séchées devenait caviar d’exception face au spectacle éblouissant. Pourquoi s’asseoir dans un restaurant sur des chaises en velours quand il existait partout dehors des lieux inouïs pour partager un bout de pain et un peu de gastronomie ? L’humanité nous semblait bien compliquée lorsqu’on épluchait sa banane du haut d’un toit délabré, les yeux perchés dans le ciel.


Nous repartions le soir avec notre pilote à qui nous avions donné rendez-vous pour une ultime course au milieu des rochers magiques et de la mer d’émeraude. Chaque vue qui remplaçait la précédente était sublime. On prenait les virages au vent, le plancher du bateau tapait de nouveau sur une eau d’acier. Les yeux brillaient sans savoir si c’était la vitesse ou l’émotion qui en était la cause. Une plage se dérobait au détour d’un virage. Le sable blond immaculé troublait le regard, dilué jusqu’à présent dans des tonalités de jade. On imaginait cet îlot habité. Des yeux dissimulés derrière une végétation inextricable nous observait peut-être, attendant patiemment que notre embarcation disparaisse pour rejoindre la langue de sable enchanteresse. Ha Long est une mer de cailloux lancés dans l’eau, hérissés de forêts sauvages abritant des Robinsons cachés. Si c’était vrai, ceux-là ne voudraient probablement pas qu’on vienne les sauver, hurlant alors face à un humanitaire dévoué pétri de bonnes et grasses intentions, décidé à les ramener sur terre et par la même occasion à la raison, la phrase de Maria Zambrano « Je préfère une liberté dangereuse à une servitude tranquille ». Le Tonkin tournait la tête, la jetée approchait, il était temps de rejoindre nos servitudes. Nos libertés à nous n’étaient que temporaires.



Nous déménagions deux jours plus tard, prenant désormais la route comme une rassurante rengaine contre l’ennui. Si le départ connaissait encore une fois des ratés au démarrage, entre bus promis inexistant, bateau dérouté par le vent, et communication lacunaire pour cause de Têt, la route restait toujours présente au bout du compte comme une vieille mécanique bien huilée. L’essentiel n’était pas de savoir quand nous partions, mais seulement d’être assuré de partir un jour ou l’autre. Le voyage parfois patinait et nous apprenait alors la patience sous la contrainte.


Tam Coc est une région rurale transformée encore une fois en parc touristique comme régulièrement au Vietnam. C’est le cas dans de nombreux pays mais le développement de masse sur un modèle chinois faisait des ravages dans ces lieux originellement fabuleux. Ce type d’endroit était effectivement superbe mais il était pourtant difficile d’y croiser la moindre trace d’émotion lorsqu’on l’affublait d’une machine touristique infernale. Il fallait alors chercher les failles disponibles, car elles existaient toujours, pour déceler un peu de beauté derrière une carte postale en carton mâché. Battre la campagne à pied ou à vélo restait souvent la bonne recette. On s’offrait ainsi souvent le luxe de la lenteur jusqu’à la fin du jour et y décelions pour le prix de quelques efforts, l’or et les montagnes d’émeraudes espérées. La richesse n’avait jamais trop trainé dans notre porte-monnaie mais elle s’accrochait régulièrement à nos semelles pour finir au fond de notre rétine.

Entre deux errances, on s’asseyait dans un coin de campagne à l’orée d’un temple dissimulé entre les roseaux dissipés. Le vent chantait dans les hautes herbes, des troupes de canards blancs y plaçaient leurs voix. On ne pensait alors à rien, le monde se chargeait de tout dans un voyage organisé au cœur du beau. Une aigrette blanche prenait son envol au-dessus d’un étang. Sous les fleurs de nénuphars roses qui planaient sur l’onde, on pouvait apercevoir le frétillement des poissons créant des remous dans la vase.




Plus loin, en milieu de journée, dans l’enchevêtrement du labyrinthe karstique, Il fallait grimper des marches creusées dans la roche pour se faire oublier du reste du monde. Nous descendions, comme souvent un peu par hasard, dans un cirque de pierres et de forêts, nimbé d’un halo de silence. Les montagnes élimées du karst, tapissées d’un vert lumineux, encerclait une prairie humide envahie par les roseaux. Au milieu coulait une rivière, comme de bien entendu. Un paysan, gardien du temple de cette nature secrète semblait y avoir scellé son destin. Il avait construit là une petite maison solitaire sur une butte de terre d’où il pouvait contempler son royaume. On le voyait nous indiquer un chemin qui serpentait à travers les broussailles, nous le suivions tandis qu’il marmonnait à voix haute quelques mots incompréhensibles, perdu dans ses pensées. Cet homme s’était peut-être égaré à force de trop vouloir s’éloigner de la compagnie de ses semblables. C’était sans doute le prix à payer mais il avait réussi un coup de maître dans l’art de disparaitre. On zigzaguait encore longtemps sur les digues de terres, conquis par ce paysage enchanteur qui appelait à s’installer définitivement. Sans doute lâches et encore animés par la curiosité des ailleurs, nous rebroussions chemin un peu plus tard, laissant là, notre homme à sa solitude. Les meilleurs coins pour se perdre sont comme pour les champignons. Chacun possède les siens dans le monde et ils ne se partagent pas.



En fin de journée, nous croisions les marches d’un temple retranché dans les grottes calcaires d’une autre montagne. Il faisait sombre et les croyants défilaient lentement, absorbés par leurs prières, mains jointes. On aurait cru des ombres chinoises glissant sous les rochers aiguisés, s’affairant autour de l’autel en pierre où brûlait sans fin l’encens.



Tam Coc et son image effrayante d’un lieu trop touristique envahie par une nuée d’insectes en shorts piaffant et tournant en rond autour d’une même lumière s’était éloignée en avançant dans la journée. Et cette baie terrestre fabuleuse nous avait été finalement servie dans une bulle de magie où la beauté ne se disputait les lieux qu’avec le bruissement du vent et le chant des grenouilles.

Il existe à Hanoï une petite cantine de rue, où l’on peut se fabriquer soi-même ses rouleaux de printemps. Les feuilles de riz fines comme du papier à cigarettes attendent dans un pot en osier qu’on les remplisse avec toutes sortes d’ingrédients. Lamelle de viande hachée, feuille de menthe et de salade, gras frit, piment, concombre et nouilles de riz sont disposés dans une assiette. On roule ensuite les aliments choisis dans la feuille avec une maladresse certaine sous le regard indulgent des voisins vietnamiens collés à vos épaules sur des tabourets miniatures. Le rouleau bancal, difforme, laisse échapper par tous les côtés, sur les genoux ou les sandales, un bout de carotte ou un peu de piment broyé et achève sa course dans une soupe de courges et de légumes savoureux. Notre Vietnam ressemble à ce plat, simple et riche à la fois, chaotique et finalement superbe. Car c’est avec notre ignorance et notre maladresse à comprendre les choses que nous nous sommes construits une image de ce pays. L’instantané fût parfois gris, encombré de quelques ratés et d’un peu de pluie. La photo traînait souvent plus dans la boue et dans l’attente des petits matins sous la lune que dans le cadre déformé d’une visite idyllique promise par une agence de voyage. Mais ce voyage avait toute la saveur unique d’un plat maison et ce fût là l’essentiel. Il nous avait appris les rencontres furtives vietnamiennes et les marches dans le brouillard, les errances nocturnes et l’humidité oubliée des chemins de gadoue. Il nous avait rendu la solitude dans des endroits d’ordinaire surpeuplés. Il avait contredit et tordu le bras à nos idées préconçues, trop vite emballées. Et même s’il avait été parfois maladroit et engoncé dans une fine feuille de brume, notre Vietnam était un rouleau de printemps qui avait au bout du compte durablement ensoleillé nos vies.

On relevait le col de nos polaires, le vent soufflait sur la ville, le ciel s’effondrait sur les toits en dégradé de gris. On s’en fichait pas mal de tout cela. Hanoï, le Vietnam, ce jour là, nous ouvraient encore une fois les bras.




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