Une vie presqu’à l’arrêt

Au premier jour, nous posons les sacs, les éventrons en quelques secondes, éparpillons dans la chambre ce qui devient à l’instant notre nouvelle maison, les gamelles en silicone sur un tabouret, une trousse de toilette sur le lavabo, et signe des temps modernes, un chargeur pour un appareil électronique rentré en force dans une prise bancale. Cinq petites minutes suffisent généralement à investir les lieux puis nous repartons humer l’air d’un nouveau monde qui semble n’attendre que nous.

Au deuxième jour, la lessive est évacuée, mise à sécher sur un dossier de chaise ou un coin de fenêtre. Les nouilles de riz sont avalées dans le café du matin, accompagnées de quelques lignes d’écriture et d’un rapide balayage des photos de la veille, calés sur un coin de lit, presqu’unique mobilier de la pièce. On se refait le film du jour d’avant, dans la lueur douce et exaltante d’un premier matin. Comme si c’était le dernier. Et puis la porte claque parce qu’il faut que les corps bougent, se collent à la réalité du trottoir, que la tête se gave d’images nouvelles et que les émotions tournent et tourbillonnent dans les cœurs en cinémascope. Au deuxième jour comme au premier, marcher s’assimile à une preuve de vie tangente, comme s’il fallait se pincer régulièrement pour être bien certain de la réalité des choses. Le pas apporte l’élan à un cerveau affamé qui cogne fort dans le crâne et réclame sa part quotidienne de curiosité. Il existe quelque chose de primaire et de vital à la fois dans ce jeu de pied devant l’autre, dans cette danse en avant éperdue et nous adorons cela. Et comme le premier sillon de la veille suffit rarement à s’imprégner des lieux, nous repartons pour une seconde journée arpenter un périmètre inconnu, élargissant les regards vers un nouveau paysage ou bien fouillant plus en détail un quartier déjà couru. Nous errons sans méthode, inventant une cartographie alambiquée, combinant le fruit des recherches de la veille et les envies du jour qui naissent instantanément dans nos caboches en fusion. Avec le simple hasard des chemins qui s’ouvrent devant nous. On s’offre chaque instant une liberté en majuscule.

Au troisième jour, le sac est remballé, la porte de la chambre une ultime fois refermée. Il faut aller chercher un nouveau bus à l’autre bout de la ville puis repartir plus loin. Rester n’est pas un mot grossier mais ne relève pas de l’option au-delà d’une certaine limite de temps. On vit sans doute avec la peur de la péremption au ventre. Voilà huit mois que ce mouvement nerveux rythmait nos existences. Porter nos sacs, les déposer deux jours sur un bout de carrelage, marcher, rouler, prendre l’air du temps, se transformer en éponge, exalter les cœurs et donner des couleurs à nos vies de piétons, être précisément à notre place, c’est-à-dire entre partout et nulle part.

En arrivant de nouveau en Thaïlande à Chiang Mai dans le nord, nous décidons de modifier ce calendrier presque routinier dans l’espoir de soigner cette pathologie nerveuse. Nous souhaitons surtout ralentir un temps, en prévision d’un futur périple qui imposera bientôt une nouvelle frénésie et posons nos sacs pour les quatre jours à venir. C’était la troisième fois que nous nous installions aussi durablement à un même endroit. La première datait du Cap en Afrique du Sud pour attendre un avion, la seconde à Varanasi en Inde, pour des raisons de santé. On éprouvait la bête impression de redevenir sédentaires.

Au quatrième jour, on se demande s’il faut refaire la peinture, accrocher des tableaux aux murs et prendre un abonnement pour un bouquet de télévision. L’idée saugrenue d’acheter un canapé en cuir pleine fleur et une plante verte à disposer sur une table basse en verre teinté flotte même dans nos esprits dérangés, dans l’air humide de la chambre. Les sacs abandonnés sur le carrelage attendent patiemment le cinquième jour pour décamper.

Chiang Mai est une jolie ville du nord de la Thaïlande, presque bourgeoise. Y séjourner en arrivant de Hanoï nous donne l’impression d’atterrir un peu dans une station balnéaire en Vendée ou dans une bourgade ensoleillée du sud de la France. Vitrines de souvenirs et de vêtements à acheter sur un coup de cœur puis à ranger au retour dans les penderies, restaurants d’ambiances, musiques feutrées, promeneurs au pas si lent qu’on croit qu’ils vont perdre l’équilibre à chaque instant. Des glaces, des gaufres et des beignets à la sauce Thaï diffusent des effluves sucrées, des parfums de piments rouges et verts dans les rues achalandées de la vieille ville Lanna.

Avant d’appartenir au royaume de Siam, elle était capitale de celui des Thaï Lanna du nord au treizième siècle. Sa richesse et sa renommée furent d’autant plus conséquentes qu’elle se trouvait à proximité d’une des routes commerciales des contrées d’Asie du sud-est, attirant artisans, paysans, représentants de commerces et religieux dans ses maisons. Elle fût l’objet de convoitises de la part du voisin birman qui l’occupa durant deux cents ans pour finalement finir dans l’escarcelle Thaï Siam au dix-huitième siècle. Elle n’y sera cependant officiellement rattachée qu’en 1927. La ville, anciennement fortifiée après le départ des birmans, a conservé quelques portes et bouts de murailles en briques rouges doublés de douves en eau. L’organisation des rues est martiale, laissant les rues se croiser à angle droit et les artères principales ignorer superbement ses voisines parallèles. 

Les temples de Chiang Mai sont nombreux, d’un intérêt esthétique exceptionnel dans ce carré historique et ils nous tombent dessus sans qu’on s’y attende, majestueux, éblouissants, comme une ponctuation qui apporterait une respiration à notre échappée citadine. 

Nous sautons de temples en pagodes, ôtant nos sandales au pied des marches. Ouverts aux quatre vents, ces lieux sont empreints d’un calme serein, marqués des sceaux de la lenteur et de la contemplation. Nous y ressentons un sentiment semblable à celui éprouvé lorsqu’on s’installe seul dans une église au cœur de l’agitation d’une ville ou dans une chapelle romane de bord de route de la campagne française. On respire lentement, tout absorbé par la beauté des lieux et l’apaisement que l’endroit impose naturellement. Le temps s’étire en même temps que les pupilles se dilatent dans l’or des divinités béates.

Nous quittons les lieux le midi ou lorsque la faim tiraille, pour nous projeter dans les marchés de quartiers, autres endroits essentiels tout aussi fabuleux, chargés d’émotions savoureuses. Ils sont toujours voisins de nos courses tant ils sont présents dans ce labyrinthe urbain. Les étals de légumes et de fruits, de poissons et de viandes se mêlent aux restaurants d’une ou deux tables servant de savantes soupes de nouilles. Il faut tourner au-dessus des clients déjà servis et derrière l’épaule des matrones en tabliers surveillant des popotes fumantes pour faire notre choix. Car si chacune sert souvent un unique bouillon, les ingrédients en sont rarement les mêmes et les goûts diffèrent d’une échoppe à l’autre. Le sourire et le bol de piment sur la table sont peut-être les seuls critères communs à cette affaire culinaire.

Un autre jour, nous partons le matin pour rejoindre les hauteurs en forêt. Chiang Mai se situe au pied de petites montagnes d’environ mille mètres d’altitude qui nous donnent inévitablement l’envie d’y grimper. Si des chemins sont tracés, nous arrivons curieusement à nous égarer, passant alors plus de temps à enjamber des broussailles ou à baisser la tête sous des lianes géantes pour se frayer un chemin. Il fait rapidement chaud et le sommet invisible semble toujours plus loin lorsqu’on piétine et tourne en rond au cœur d’une végétation dense.

En cours de route, nous découvrons un havre de paix au temple Wat Pha Lat. C’est un ensemble de pagodes construit au milieu d’un écrin de verdure, installé sur le versant de montagne tourné vers la plaine de chiang Mai. Le sanctuaire de la jungle comme il est surnommé, invite à prendre longuement la pause à proximité de la cascade d’eau qui s’écoule sur une roche polie. Les corps refroidissent le temps d’une contemplation silencieuse. Des bâtonnets d’encens brûlent sans fin sous les arbres et l’odeur accompagne parfois le vent qui frôle les dos encore suants. La percée dans la jungle laisse le regard planer dans le ciel au-dessus de la vallée. Il ne faut rien de plus pour que l’instant soit parfait. On ne cherche d’ailleurs pas ce qu’il pourrait manquer. Tout est là.

Au sommet, nous repartons par un autre versant en suivant les sentiers indiqués en pointillés sur notre carte d’état-major. Nous nous retrouvons dans le parc national protégé, à descendre des pentes rudes de terre lessivée, accrochés à des bambous souples qui se redressent brusquement lorsque nous les relâchons. Nous comprenons à ce moment pourquoi il y avait une pancarte à l’entrée du chemin au sommet, indiquant qu’il était interdit de s’y aventurer. La tentation avait été trop grande et nous avions fait mine de n’avoir rien vu, mettant toute notre confiance dans nos cartes topographiques. La jungle est belle, encombrée de chants d’oiseaux invisibles, de lianes amoureuses enlaçant des arbres longilignes gigantesques.

Des cascades marquent régulièrement le parcours, on s’y rafraichit quelques instants avant de continuer. Nous stoppons parfois brusquement la marche, croyant avoir entendu une voix humaine, craignant d’être entendus. Ce n’est que le fruit de notre imagination, il n’y a rien que nous sur ce layon. Nous reprenons notre marche sous les palmes fluorescentes des arbres, baignant dans une clarté lumineuse espiègle. On se régale de ces jeux d’ombres et de lumières qui donnent un relief enchanté à cette palette verte végétale. 

Quatre jours sont écoulés, nous avons passé nos journées à explorer Chiang Mai et ses montagnes, parcourant dans ce coin du monde une centaine de kilomètres à pied pour aller cueillir quelques émotions d’exceptions. Et malgré notre promesse de ne pas déménager, nous avons tout de même réussi à changer de chambres au bout de deux jours. Pas de villes, c’est déjà ça. La peinture, le canapé et les tableaux aux murs devraient encore attendre un peu.

Au cinquième jour, nous marchons cinq kilomètres le matin pour aller chercher un bus à la sortie de la ville qui nous emmène à Chiang Rai. C’est infiniment agréable de sentir le sac peser sur les épaules. Sur les premiers kilomètres tout au moins. Ensuite on a seulement envie de le poser pour ne pas contredire l’idée qu’on veut toujours ce que l’on n’a pas. Mais tenter de nous sevrer reste apparemment inutile, nous répondons positivement et instantanément au premier shoot de route, à la moindre avance d’un sentier aguicheur. Nous sommes faibles face à la fuite, nous lui accordons tout.

Chiang Rai, ancienne capitale du royaume du nord, à l’avant poste des trois frontières du légendaire triangle d’or, où la production d’opium fût au cœur de tous les trafics circulant entre la Birmanie, le Laos et la Thaïlande. Plus calme aujourd’hui, elle est un point de passage vers le Mékong qui s’enfonce dans le Laos voisin.

La ville serait presque quelconque si quelques artistes et créateurs excentriques n’avaient pas édifiés alentours des temples originaux et plutôt extravagants. Et c’est la couleur qui rend célèbre aujourd’hui ces architectures originales dans le monde. C’est un temple blanc ou un bleu. Il est gothique ou bien baroque. Et relie sous une même pagode monumentale, une tradition bouddhiste teintée parfois d’hindouisme et un art contemporain audacieux et débridé, sortant du champ commun des autres lieux de cultes du pays. Chacun amène une liberté de ton et offre une parenthèse récréative étonnante plus qu’un instant de spiritualité lorsqu’on s’y trouve, tant on est cueilli par la beauté des édifices. On ne sait plus en tournant autour du Wat Rong Suea Ten, recouvert d’un bleu soutenu, si l’on se promène dans le jardin Majorelle à Marrakech ou dans la banlieue de Chiang Rai.

Le temple blanc quant à lui, éblouit par sa blancheur immaculée et ses dimensions conséquentes. On cligne des yeux, la main sur le front en guise de visière, bataillant pour observer les détails délirants des sculptures baroques de l’édifice enflammé par l’astre solaire. On s’amuse plus qu’on se recueille et l’on sort de cette visite avec le sourire, l’œil coloré et brûlé de s’être trop approché de la lumière.

Ultime instant magique occasionné encore une fois par nos errances piétonnes hasardeuses. Nous croisons un autre matin la route d’une église chrétienne baptiste à une dizaine de kilomètres de Chiang Rai. Une femme habillée d’une tenue noire brodée de galons de couleurs, distinguant les populations minoritaires Akhas du nord, se dirige en haut d’un village vers le lieu de culte. Nous la suivons à distance jusqu’à l’intérieur de l’édifice, intrigués par cette femme marchant d’un bon pas. Le pasteur nous interpellera plus tard au micro devant l’assemblée nous souhaitant la bienvenue, on serrera quelques mains chaleureuses, et assisterons finalement à la cérémonie. Nous passerons un joli moment en compagnie de cette communauté de croyants.


Nous avions simplement vu de la lumière, les gens portaient de beaux habits brodés, ils chantaient haut et bien. Nous sommes entrés, que fallait-il faire d’autres ? Nous avions pris l’heureuse habitude de tout prendre, déesse aux mille bras, dieu unique et clément, chant mélodieux ou son tonitruant, sourires avenants et poignées de mains. Nous aimions tout pourvu que cela invite à la joie.

Quelques jours sont passés à parcourir les deux riches royaumes du nord. Nous sommes restés plus que d’habitude. On en a profité pour réorganiser les sacs, nous débarrasser de l’inutile et ranger l’indispensable. Nous avons posé les cartes sur le lit, étudié les chemins disponibles, et choisi à l’envie les routes à venir. Au dernier matin, la porte claque encore une autre fois sur la Thaïlande. Il doit exister un bus pour nous remonter encore un peu plus au nord et à l’est. Deux heures plus tard, peut-être trois, nous savons qu’ensuite il faudra marcher quelques kilomètres dans la campagne thaïlandaise. Il fera probablement déjà chaud. Nous atteindrons un pont qui enjambe le Mékong retrouvé, dont nous avions perdu la trace depuis le Cambodge. Il faudra alors monter dans un second bus pour le franchir. On présentera nos passeports à quelqu’un en uniforme qui nous regardera froidement derrière son bureau. Il y aura le bruit du tampon qui tapera sèchement contre la feuille de notre passeport. Quelques marches, un couloir peut-être pour sortir et puis des gars qui se jetteront sur nous pour nous proposer tuk-tuks, bus et bateaux en pagaille. Ici commencera le Laos. C’est toujours un privilège de saluer un nouveau pays dans l’euphorie électrique d’une foule encore inconnue.


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