
Nong Khiaw, c’est un banal pont de béton aux balustrades grises ajourées qui vous projette en un regard sur la rivière Nam Nu et sa vallée karstique de haute voltige. Cinq minutes de traversée sur un bitume aérien et l’œil porté sur une eau d’émeraude remontant jusqu’aux confins de l’Asie suffiraient à convaincre les plus récalcitrants de ne plus jamais faire demi-tour. Si Moitessier n’avaient pas été marin, il se serait à coup sûr enfoncé dans la jungle par cette voie royale en s’exclamant « Dieu que je suis bien ici, pas pressé de rentrer.«





D’ici justement, on est prêt à embarquer pour toutes les aventures, dans des jonques armées de voiles en papier de soie, sur des charrettes en bois de teck rouge tirées par des buffles blancs aux yeux globuleux et sombres. On est prêt à s’engager sur des sentiers de pierres taillés par le temps et la machette. Tout est là sous nos yeux, les mains appuyées à la balustrade du pont, poussant à signer un contrat à durée indéterminée, droit devant. Le regard se lance sans réfléchir dans la rivière et tout nous plait. De là on aperçoit l’embarcadère où se concentre l’activité fluviale, artère majeure de communication dans la région. De l’autre côté de la voie, on s’enfonce vers le nord, vers la Chine et le Yunnan.



En grimpant sur les hauteurs à huit cent mètres, on peut apercevoir en contrebas l’eau dessiner une boucle appuyée et Nong khiaw s’y nicher à l’abri d’une falaise qui surplombe le bourg. Ce n’est pas une plaine, seulement une ridicule grève de sable prêtée à l’homme pour y poser quelques maisons de bois. Le pont, trait rectiligne blanc jeté entre deux rives, enjambe la rivière comme chaque matin. Quelques motos circulent tandis que très lentement le brouillard se dissipe, ôtant un drap de nuit sur une vallée qui s’éveille et s’étire. Belle paresseuse, verte et minérale.



Cette géographie fluviale nous rappelle Berat, une ville d’Albanie où comme ici nous avions pointé le doigt vers le premier sommet pour aller y chercher un point de vue d’exception. Les souvenirs de sentiers filant vers les hauteurs d’un monde en sursis, embrouillent et interrogent régulièrement de pauvres mémoires poreuses et fragiles. L’émotion est immanquablement la même partout sur terre. Elle irradie tous les sens. A la fin, il ne restera que le beau. Et il fallait sans cesse grimper pour s’en convaincre.



Le jour suivant, souhaitant rejoindre le village de Muang Ngoi au nord sans emprunter le cours d’eau, nous choisissons la piste qui longe la rivière, docile à cette époque de l’année. Nous allons apprivoiser une solitude minérale sinuant entre l’eau et la forêt, loin d’une effervescence touristique qui ne manquera pas d’animer le bourg en fin de matinée. Dans le brouillard de l’aurore, dans les brumes de chaleur qui succèdent, les montagnes du karst impressionnent par leurs tailles et leurs pentes acerbes. Elles se découpent en ombres chinoises sur une ligne d’horizon pastel, déclinant une élégante palette de gris ou de bleus tirant en fond de tableau sur un indécis blanc en coton. Puis elles se fondent dans le ciel scellant l’union entre deux continents.



Le chemin est rougi de soleil et d’argile, et contraste avec les eaux opalines du Nam Nu lorsque parfois, il s’en approche. La rivière descend lentement et hormis quelques menus rapides en effleurant un rocher acariâtre et frondeur, un îlot de verdure barrant la route au flot régulier, l’eau forme presqu’un lac d’huile étiré en longueur entre les montagnes. Nous sillonnons la piste sur une trentaine de kilomètres. Vers midi, nous nous arrêtons sur un banc miniature coincé entre les murs de deux maisons d’un village croisé à mi-chemin.


On y déploie notre cantine de jour, paquet de riz gluant que l’on roule entre les doigts pour le transformer en boulettes de la taille d’un généreux calot. On alterne avec quelques petites bananes avalées en deux bouchées gourmandes pour sucrer et relancer la vie encore un peu plus loin. Quand ce ne sont pas les poules et poussins qui poussent les pieds pour y trouver quelques bouts de terre à gratter, ce sont les enfants qui jaillissent des venelles voisines. D’abord ils nous font signe de loin puis s’approchent en silence, jouant à un espiègle et universel « un deux trois soleil ». Ils finissent leurs courses devant nous, épiant nos gestes, s’amusant de nos manies qui ne sont pas tout le temps les leurs. Ils pouffent et piaffent, les yeux ronds grands ouverts sur l’inconnu. On a les mêmes yeux qu’eux.


On reprend la route faite de plis et de lacets noués, vaporeuse sous un soleil chauffé à blanc. Un verger de pamplemoussiers chargés de fruits fripés où paissent des buffles gris et blancs longent le chemin un temps. Puis c’est une parcelle de bois de teck qui alignent ses troncs monotones. Nous marchons avec un infini plaisir sur le bord de la rivière Nam Nu. Elle coule et nous avec, au milieu d’une forteresse de calcaire.

Le village de Muang Ngoi se trouve en bout de piste, dos au relief. Une artère principale en terre battue en constitue la colonne vertébrale. En y entrant en début d’après-midi, le calme et le silence règnent sur une assemblée humaine lovée dans les hamacs, sous les tonnelles des terrasses en bois, dans la noirceur tiède des habitations en bambous ou en briques.


On traverse la rue d’un pas rapide en quête d’un moyen de locomotion en vue d’un éventuel retour. Il est trop tard pour rebrousser chemin à pied et nous n’avons pas rencontré sur la piste de véhicules capables de nous avancer en stop. La voie terrestre reste plutôt compromise. Nous décidons de rester sur place bien que n’ayant rien avec nous, hormis un peu d’eau et quelques billets. On a fini toutes nos bananes, et le riz aussi. Reste à dénicher dans le village un hébergement pour la nuit. En descendant sur la jetée qui mène au fleuve, nous croisons un homme qui change le cours de la journée. Il n’y a pas de bateau régulier avant demain matin, mais il nous propose les services d’un membre de sa famille pour nous convoyer jusqu’à Nong Kiaw sur une petite pirogue légère.



Nous sommes une demi-heure plus tard, installés au raz de l’eau, filant sur l’onde absinthe. A cette heure, les buffles lents baignent dans la rivière, remontent flâner sur les grèves de sables blancs puis plongent à nouveau sous l’eau. Quelques menues embarcations comme la nôtre font l’animation. Les moteurs glougloutent et résonnent dans la vallée en allant taper contre les parois des montagnes proches. Sur les berges, femmes et hommes s’affairent aux activités d’entretien et de construction. Le quotidien défile devant les yeux comme un livre d’images lu sous le vent, dans un bruit de moteur qui ronronne dans les têtes. Le relief des falaises affiche en une déclinaison de gris un fond de tableau fantôme. C’est drôle, à bien y penser, de tomber amoureux d’une carte postale et d’en rester sans voix. Les cœurs battaient pourtant bien la chamade sur l’eau aujourd’hui.



Cet endroit du monde nous émerveillait et sans l’avouer, fascinés par une eau irisée qui se muait en écume blanche lorsque nous y trempions la main, nous étions tous deux passionnément dévorées par ces contrées du nord. On laissait la flèche s’enfoncer pour en conserver une cicatrice, c’était après tout le jour de la Saint Valentin. Nous imaginions déjà secrètement d’autres drôles d’échappées qui remonteraient le Laos, passeraient en Chine pour tracer une piste vers l’ouest, traverseraient le Yunnan et rejoindraient plus tard les hauts plateaux tibétains. Rien ne se faisait sans rêve, on s’assurait de commencer au moins tout de suite par cela. Le reste viendrait peut-être plus tard, peut-être pas. Ces paysages de forêts escarpées, de jungles brouillonnes et de montagnes effilées, ces rivières insensées qui ouvraient de possibles voies vers quelques « plus loin » idéalisés nous donnaient juste envie de ne plus rendre les armes. Nous ne rêvions que de routes sans fin. On voyageait sur l’eau et nous inventions de fragiles vœux d’errances. Vivre n’était qu’une affaire d’envie, sans obligation de résultat.

Luang Prabang, capitale du royaume Lao entre Mékong et Nam Khan. Elle est une perle posée au-dessus des eaux, au bout d’une péninsule de fin du monde. Les temples à l’esthétique Lao caractéristique semblent débarquer d’une ère lointaine. Parures d’or sur fond de bois sombres comme brûlés de soleil, enluminures éblouissantes, arabesques végétales et mosaïques colorées de personnages de légendes, façonnent le récit du royaume du million d’éléphants. Il fût un temps où temples et monastères occupaient la majeure partie de la cité. Une multitude de moines bouddhistes à la robe safran s’éparpille toujours dans la ville au milieu des visiteurs.
La ville très préservée est le fruit d’une union remarquable d’habitations Lao en bois traditionnelles et de demeures coloniales françaises du dix-neuvième et vingtième siècle. Chaque venelle raconte une histoire de famille ancestrale, chaque artère voit débouler le fracas du passé, les gloires et les tempêtes de sept siècles d’aventures humaines, postées sur les bords d’un Mékong de légende.



Vientiane lui succédera en tant que capitale suite à la guerre civile débutée en 1959 et la prise de pouvoir du Pathet Lao communiste en 1975 appuyé par les forces vietminh du Vietnam contre les partisans de la royauté. La famille royale sera déportée et mourra en « unité » de travail en même temps que nombre de rebelles Hmongs qui s’étaient opposés au Pathet Lao et avaient choisi les camps français puis américain durant la guerre. Les ethnies des montagnes firent ensuite les frais d’un conflit larvé, se muant en victimes d’une inimitié profonde entre la Chine et le Vietnam, s’exprimant alors sur un terrain neutre, le Laos. Conflits sévères venus d’ailleurs puis rivalités souvent violentes entre pays voisins et concurrents s’entremêleront et déchireront durant toute la moitié du vingtième siècle la péninsule asiatique. Celle-ci semble s’être désormais apaisée, au moins pour un temps, puisque rien n’est jamais figé ici-bas. Tant que les appétits des uns ou des autres ne grandiront pas trop vite.


Nous irons, comme nous l’avions promis quelques jours auparavant sur les rives du Mékong à Pakbeng, visiter le cénotaphe d’Henri Mouhot. C’est un simple monument blanc posé dans une clairière à peine dégagée. En contrebas, le Nan Kham que l’explorateur remontât en son temps. L’homme y avait installé son bivouac en août 1860, accompagné de deux guides laotiens. Le paludisme doublé de la fièvre jaune le clouera définitivement en novembre 1861 à l’âge de 35 ans sous ses arbres non loin du village de Ban Phanom, à peine quelques kilomètres à l’est de Luang Prabang. Il nous avait raconté en l’espace d’une courte vie les fabuleux temples d’Angkor, croqué en quelques carnets de naturaliste éclairé la végétation des lointaines contrées d’Asie, inventorié deux ou trois scarabées et araignées encore inconnus du monde scientifique. Il nous représentait en une étincelle de vie sur terre ce que signifiait le mot « explorateur », et nous laissait en partage un goût immodéré pour l’aventure.


Et comme si l’endroit continuait à appeler sous les arbres de la clairière la mémoire d’illustres noms de coureurs de routes, nous retrouvons aussi le nom de Guy de Larigaudie, poète fou de Dieu qui se trouvant trop à l’étroit sur cette terre, avait relié le premier, Paris à Saïgon au volant d’une vieille Ford 1932. En Palestine, en Afghanistan, en Inde, il contemplait les étoiles à l’escale du soir afin de peut-être, nourrir sa soif éperdue d’absolu. Promeneur dévoré par une aventure plus grande que lui, il disait que pour bien voyager deux choses étaient nécessaires, un sac de couchage et un smoking. Dormir n’importe où et répondre avec courtoisie aux invitations de la route, fût-ce même dans la jungle. L’élégance semblait parfois précieuse, un rien ridicule, dans les soirées mondaines ; elle devenait soudain sublime assis devant un feu de camp à côté d’un hamac en forêt. Il devait disparaitre à 32 ans au combat lors d’une reconnaissance à cheval en Belgique en 1940. Le retrouver nommé en cet endroit ne paraissait finalement pas si étrange et c’était émouvant de lire son nom inscrit à la main sur un simple panneau en bois ce midi, dans la forêt sur les bords du Mékong.



Nous passons plus tard le fleuve pour rejoindre l’autre rive. Le soleil s’il ne suffit pas à nous convaincre de rester à l’abri, reste néanmoins assassin, laisse la bouche sèche et le pas chaque instant un peu plus lourd. Nous remontons le cours d’eau jusqu’à un ermitage où nous rencontrons un homme occupé à méditer face à un rocher. Nous prendrons soin de ne pas perturber sa lecture du monde même s’il est évident que nos pas lourds s’écrasant sur un lit de feuilles mortes dans son dos n’auront pu que le réveiller faute de l’aider à atteindre l’éveil. Nous nous égarons dans une étrange forêt en reconstruction qui vient certainement de brûler récemment, et il faut traverser alors d’épaisses couches de cendres noires, formant un sombre tapis de coton qui s’évanouit instantanément sous les pas. On contourne à vue les ravines creusées par les pluies diluviennes des moussons qui forment alors un relief anarchique pour retrouver enfin le chemin du retour. Il y a dans ces errances un peu plus de beauté qu’à l’habitude, car elles n’ont pour unique but que le simple fait d’avancer droit devant. Elles n’ont rien à justifier, rien à conquérir, pas de monuments, pas de brillants à photographier, rien de plus qu’une piste sans fin qui ne mène nulle part et qui ne se raconte pas. Elles sont des conquêtes d’inutile dans l’intimité du monde, les plus belles batailles sans victoire à la clé.




Après une trentaine de kilomètres de ruelles et de chemins, Luang Prabang nous voit de nouveau traverser ses rues, blancs de poussières, des étoiles dans les yeux et la sueur perlant sur les fronts brûlants. A cette heure de l’après-midi, la ville est déserte, les touristes somnolent dans les guesthouses, attendant tous la même heure de la soirée pour s’ébattre dans un marché de nuit folklorique sans charme. On prend la direction opposée dans la nuit. Nous vivons dans les faubourgs de la ville loin des lumières artificielles. Il y a là-bas un marché où l’on y vend du riz, des fruits et quelques beaux instants de vies.







Luang Prabang gardera pour nous ce digne visage d’une ancienne capitale royale, d’un joyau de l’Asie à l’architecture exceptionnelle et à l’histoire cent fois contrariée. Elle restera peut-être et surtout une promenade le long du Mékong dans les volutes bleutées des brumes matinales, sous le regard bienveillant et silencieux d’un temple du Laos éternel.


On se souviendra aussi d’un coucher de soleil sur le fleuve depuis le quai animé. Un dernier bac débarquait ses passagers. L’air à cette heure devenait doux et on aurait voulu stopper la course du soleil dans le ciel pour une seule fois au moins, ne plus courir. Tous les voyageurs qui remontèrent le Mékong durant ces derniers siècles, tombèrent sous le charme de Luang Prabang. Mouhot, Garnier, Pavie et d’autres, furent parmi les premiers explorateurs occidentaux à succomber à son charme. Nous n’étions pas de cette race d’explorateurs, nous n’étions rien de plus que de simples promeneurs. Mais nous avions en commun avec nos prédécesseurs, cette heureuse capacité à tomber encore et toujours amoureux. Et cela nous consolait déjà de tant de choses.


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