Vang Vieng, Vientiane, les trucs bien

Nous reprenons la route en bus trois jours plus tard depuis Luang Prabang. Le trajet résonne dans le dos comme sur une route indienne, et on se réjouit presque du chaos qui nous manquait un peu. Nous décomptons lentement le temps sur nos doigts, sans s’ennuyer pour autant, six heures pour parcourir 180 kilomètres. Nous franchissons des cols, traversons des océans tumultueux de montagnes agitées en compagnie de trois chinois revenant de Changsha, capitale de la province chinoise du Hunan. L’un d’entre eux est marié à une laotienne et s’est désormais installé à Vang Vieng. Il nous apprend qu’à part la route, il y a depuis récemment le train qui relie le Laos à Kunming dans le Yunnan chinois. Notre ami nous montre sur son écran de téléphone, une locomotive rutilante et des cérémonies martiales à l’occasion de l’inauguration de la ligne.

La vision du premier départ de train sur un petit écran tout en étant ballotés à droite, à gauche au gré des virages et des incertitudes du relief, invite un sournois début de nausée dans le minibus. Comme notre voisin est plutôt corpulent, c’est toujours lui qui en toute amitié évidemment, nous écrase de ses larges épaules en prenant soin de nous gratifier d’une large sourire. On respire, soulagé, à la boucle suivante lorsqu’il s’affale de l’autre côté sur la portière qui gémit à son tour.
Signe des temps qui viennent, l’Asie du sud-est tend de plus en plus le regard vers un nord attractif qui continue de développer ses nouvelles routes de la soie. Toutes mènent inéluctablement à Pékin. Si les aspects économiques et politiques sont passionnants, c’est en simples voyageurs que nous aimerions peut-être un jour les emprunter. Un ruban de soie, même s’il est discutable, ne se refuse pas lorsqu’il s’agit d’avancer. En attendant, nous filons vers le sud. Le temps est ponctué d’arrêts destinés à refroidir le moteur. Notre voisin chinois quant à lui, emballe le sien en alignant les cigarettes à la chaîne, en stakhanoviste discipliné.

Voyager apporte les tourments et le même ennui qu’une condition de sédentaire peut parfois révéler. Et ceci malgré une apparence de nouveauté infinie engendrée par un mouvement permanent. Ainsi arrive-t-il alors de trainer une espèce de spleen où plus rien n’arrive à accrocher le regard. On tend l’oreille et l’on n’entend plus son cœur battre, ou alors un tout petit peu mais sans grande conviction. Pourtant tout est neuf encore une fois autour de soi. On devrait s’émerveiller, avoir envie de bondir aux quatre coins du tableau et malgré tout, on se demande pour quelles raisons saugrenues l’on vient de poser les sacs à cet endroit précis du monde. Vang Vieng, bourg d’étape entre les deux villes principales du pays, nous laissait de marbre en débarquant.

Bien connu du monde des fêtards anglo-saxons, Vang Vieng sentait il y a quelques temps, la poudre blanche autant que le sapin taillé en planches. Ce nom était et reste le symbole du divertissement de plein air organisé. Il fût associé à la drogue, aux excès d’une jeunesse catapultée là à force de s’ennuyer sur d’autres spots comme Pataya ou Phuket en Thaïlande. Ils se chargèrent pourtant de reproduire rapidement le même scénario de foire qu’aux autres endroits où ils sévissaient auparavant, laissant place ouverte aux relents nauséabonds et sinistres d’une marée humaine dépourvue d’imagination dans les montagnes encore sauvages d’un Laos alors oublié du monde. Quelques morts sans héroïsme sur des bouées en caoutchouc lors de descentes de rivières alcoolisées marquèrent les arrêts de jeux. L’intervention des autorités pour mettre un point final ou tout au moins ralentir le rythme de la fête permirent à Vang Vieng de reprendre le cours d’un récit touristique plus raisonnable. Le lieu avait été un Kathmandu sans mysticisme, un Ibiza sans paillette, un Cancun sans cocktail arc-en-ciel servi dans un verre à pied. Il n’en restait plus rien, pas même une légende.


Aujourd’hui, Vang Vieng entame un nouveau tournant en ouvrant une voie royale à la Chine mais aussi aux touristes coréens. Ce sont ceux-là qui, certainement en mal de dévergondage chez eux, nous hèlent lorsque nous marchons sur le bord de la route. Ils ne cessent de parader au volant de véhicules buggy plus bruyants qu’un camion de chantier et moins rapides qu’une tondeuse à gazon autoportée sur l’unique voie qui mène aux montagnes. Lorsqu’ils sont à l’arrêt au stand, ils décapsulent des bières en évoquant leurs éblouissantes capacités de pilotes respectifs. Nous sommes invités à les rejoindre, et l’on décline toute promesse d’accolade avec ces fumistes pétaradants. Nous continuons droit devant, plus loin, espérant les montagnes, un chemin escarpé vers les hauteurs, et puis le silence.

Nous sommes rapidement entendus en butant sur la roche abrupte grise. L’ascension s’effectue lentement, loin du soleil, entre les arbres accrochés au caillou dressé. Une trouée dans la végétation laisse entrevoir un instant notre progression à coup de petits pas et confirme que nous avons quitté le sol. On entend encore monter les moteurs des véhicules de loisirs résonner entre les falaises comme un jetski tournant tel un bourdon aveugle et sourd dans un lagon bleu désert. Monter est une promesse de silence, on reprend l’ascension avec entrain. Nous retrouvons au sommet trois jeunes femmes à l’allure sportive qui nous ont doublées dans la montée. Quelques photos pour la postérité, un long regard balayant l’exceptionnelle vallée de Vang Vieng et ses montagnes environnantes. De là-haut, on sent qu’on échappe tous aux palpitations d’un monde en plastique et en pétrole encore bon marché. Reste alors seulement le bruissement aérien d’un vent chaud sifflant entre les roches noires. On se tait. Faute sans doute de savoir que dire, peut-être aussi parce que ce qui se presse sur les rétines est diablement beau et que cela nous épargne tout bavardage stérile, tout médiocre babillage.

Un bout de pain, un fruit, et elles sont déjà reparties. On les suit pour ne pas laisser les muscles refroidir. Le ciel est haut, un soleil blanc écrase tout ce qu’il y restait de couleurs.  

Le lendemain, nous empruntons la route opposée à la rivière pour rejoindre un lieu plus isolé. Nous traversons un village, un carrefour de poussière, quelques maisons en bambous, en bois, deux ou trois buffles transhumant seuls d’un champ à l’autre, un ruisseau en son sein, une terre d’oubli. On s’installe un instant pour boire quelque chose à la faveur de l’ombre d’une épicerie minuscule. A nos côtés, une femme berce un jeune enfant dans un linge. Une autre tricote le nez en l’air en discutant et nous observe discrètement. Le temps passe d’un rien sous la tonnelle ondulée. Nous sommes de l’autre côté de la vallée. Ici pas de karst, pas d’activité humaine ou si peu. Seulement un paysage rural où coule un peu d’eau en contrebas d’une vallée. Les rumeurs de la fête sont trop lointaines pour résonner dans les parages. Sait-on seulement quelque chose de ce qui se passe à dix kilomètres de là ?

On déjeune à un autre arrêt dans une cantine de bord de route. Une seule table, on s’installe à côté d’un ouvrier le nez dans un large bol de soupe, l’œil sur son écran de téléphone. Chaque échoppe est une aventure en soi et chaque plat se mue en une surprise attendue avec autant de gourmandise que d’appréhension. On nous sert cette fois une salade de papaye au fort goût de poisson, au relent potentiellement explosif. On ne dit mot, croquant à pleines dents un beau piment rouge afin de masquer notre désarroi derrière une grimace et quelques larmes. C’est nous qui avions montré du doigt la nourriture en préparation dans le pilon en arrivant. Nous avions affirmé avec aplomb et l’œil du connaisseur que c’était exactement ce que l’on souhaitait. Etre sûr de soi en toute circonstance était bien souvent un comportement étrange et absurde. On l’avait toujours pensé malgré les bons conseils des professionnels du développement personnel qui fleurissaient dans nos villes. On savait maintenant que cela pouvait donner aussi envie de vomir. Le goût du poisson restera encore en bouche sur quelques kilomètres de pistes. Nous avions heureusement conservé une banane en cas d’urgence dans notre sac pour faire passer le goût iodé du large. La curiosité et la gourmandise nous faisait parfois emprunter de drôles de détours. On s’en accommodait évidemment bien volontiers.

Le soir on retrouve le vieux pont du centre. Il est brinquebalant, des pointes ressortent des planches et il y a fort à parier que les crevaisons en motos sont fréquentes à cet endroit. Il ne semble pas entretenu alors qu’il est intensément emprunté par les deux roues. Comme si cela permettait d’accorder encore un peu de piquant à l’existence des passants. On passe la tête au travers des filins rouillés, on y pend les bras puis le corps entier pour contempler, immobiles, la vallée. La rivière Xong, paisible et presque silencieuse à cette heure, aligne les canoës en plastique de couleur, rangés et mis au repos pour cette fin de journée.


Derrière nous quelques ultimes motocyclettes jouant les funambules sur les planches vermoulues et bancales, titubent, hésitent puis accélèrent. Clac clac ! Clac clac ! Et puis le soleil s’affale derrière les montagnes. Le paysage est simplement beau à cet instant. Et c’est pour cette indispensable paire de minutes que Vang Vieng mérite bien, malgré quelques excès d’adolescents avares d’imagination, un arrêt furtif.


Nous rejoignons la capitale le lendemain grâce à une nouvelle autoroute qui, après les inconfortables routes des jours précédents, nous fait oublier que nous sommes en train de rouler. On discute des joies de la route avec Georges qui, à plus de soixante-dix ans, voyage chaque année sans interruption durant cinq mois à travers le monde. Il nous rassure implicitement en nous démontrant que nous avons peut-être encore un peu d’avenir dans le métier.
Vientiane est une drôle de ville ou plutôt au contraire, elle n’est pas drôle. En arrivant dans la capitale du Laos, nous espérions nous immerger dans une énergie pure propre aux grandes cités de ce monde, quand bien même nous connaissions la taille réduite de celle-ci. Nous gardions en tête les belles surprises de Phnom Penh par exemple qui nous emmenait danser à chaque fois que nous y entrions. Hanoï aussi, plus grand mais comme un village dans certains quartiers, qui tournait les têtes à coups d’odeurs luisantes, de sons colorés et de virées débridées. Vientiane n’annonçait rien de tout cela. On nous déposait devant un temple en milieu de journée et puis plus rien.

La ville fondée au seizième siècle est encore réduite et ressemble plus à une paisible ville de province qu’à une cité majeure. Quelques bâtiments coloniaux, de nouvelles architectures aux lignes d’inspirations chinoises, des immeubles en mal d’entretien, une rue ou deux destinées aux touristes, aux expatriés européens ou chinois, quelques temples qui pourraient être thaïlandais, et c’est presque tout ce que l’on peut remarquer en arrivant. Le soir Vientiane ne s’emballe pas plus que le reste de la journée, pas ou peu d’embouteillages, de très rares excitations, juste un ronronnement paisible, de quoi montrer que l’on est encore en vie. On s’endort vite depuis notre chambre vitrée au dernier étage d’un hôtel vieillissant, tour de contrôle posée sur une ville qui ronfle déjà depuis longtemps.

Mais Vientiane c’est aussi l’oubliée qui se réveillera probablement bientôt sous le soleil de l’empire du milieu. Jusqu’alors les communications avec le voisin chinois se bornaient à une mauvaise route de montagne. Désormais le train, inauguré en 2021, est capable de relier Kunming, la capitale du Yunnan à Vientiane. Cette ligne est financée avec un partage des coûts à 30% pour le Laos et 70% pour la Chine.
Une autoroute doublera également ces capacités de communication d’ici 2026. L’accord promet un développement économique au Laos et un désenclavement essentiel avec ses voisins. Quant à la Chine, le projet entre dans celui, ambitieux, des nouvelles routes de la soie qui permet d’ouvrir des voies de communications dans le monde au départ de Pékin. L’empire du milieu retrouverait ainsi sa place au centre des enjeux mondiaux. Ici, elle est l’axe qui mènera bientôt les marchandises chinoises en Thaïlande, en Malaisie et à Singapour en quelques heures. Elle est peut-être surtout un accès direct aux mers du sud pour satisfaire les ambitions Chinoises. Le Laos rural devient ainsi potentiellement un pivot central entre la Chine et la péninsule indochinoise. L’incertitude demeure cependant quant à la capacité de ce petit pays à résister aux offres alléchantes du voisin géant. Les risques de surendettement en souscrivant à de tels projets, grâce au concours presque exclusif de banques chinoises pour les financer, fragilise certainement l’autonomie et la marge de capacité de décision du Laos. Dans le cas où le pays ne serait plus en mesure de rembourser ces travaux colossaux, la Chine serait certainement en droit de s’approprier et de gérer à sa convenance ces outils de communications pour se rembourser. Les contrats doivent certainement préciser ces engagements et le risque demeure présent.

Quant à nous voyageurs, il est évidemment passionnant d’observer un monde en mouvement perpétuel. On émet des hypothèses en voyant défiler des camions en nombre impressionnant siglés en mandarin sur les routes du nord. On se demande ce que peut engendrer pour le monde un simple pont en béton sous lequel on passe en marchant. On a le fort sentiment en jouant les funambules sur une traverse de chemin de fer que la marche du monde s’accélère ici comme ailleurs et que si c’est parfois inquiétant, il n’en demeure pas moins que le mouvement reste exaltant. On critique, on juge un peu, on doute et puis on bouge, on file, on déguerpit sur un rassurant chemin en terre battue. Finalement, c’est toujours ceux-là que l’on préfère. 

Nous longeons l’artère principale, longue avenue rectiligne qui coure du palais présidentiel à l’arc de triomphe à l’esthétique discutable en ciment américain récupéré par le Pathet Lao pour édifier une grande arche à la mémoire des combats victorieux. Une rue en oblique et nous arrivons dans un quartier autrefois plus animé qu’aujourd’hui. Des commerces aux volets tirés semblent abandonnés, les rues sont silencieuses et le mouvement mis hors d’état de nuire. Au milieu de ce hameau à l’allure provinciale, trône pourtant le Pha That Luang construit au seizième siècle par le roi Setthathirat lors du déménagement de la royauté de Luang Prabang à Vientiane. Stupa doré d’envergure, il en impose sur la place, entouré de temples bouddhistes. Il demeure depuis ce temps le symbole de la souveraineté du Laos.

Le soir une fête foraine s’allume sur la berge du Mékong, électrisée au néon arrogant. Le fleuve est bas à cette époque de l’année et on le distingue à peine depuis la promenade aménagée. En contrebas dans les herbes folles qui ont pris lieu et place de l’eau dans le lit du fleuve, la grande roue tourne lentement et ressemble à un bonbon acidulé. Il y a peu de monde pour autant de lumière. Un train, presque un jouet, tourne en rond attendant un enfant ou deux pour donner un sens à son existence. Un jeune homme gonfle des ballons et empile les baudruches sur un mur pour le tir à la carabine. Il y a des peluches synthétiques si grandes qu’elles effraient forcément les gamins, des sucettes mignonnes qui collent aux mains et puis un toboggan, un trampoline, une roulotte qui vend des guimauves et quelques mangues coupées. Il y a une fête foraine sur le lit du Mékong et cela ne semble étonner personne. On s’assoit un instant en compagnie du monde pour contempler l’étrange tableau. En face, il y a la Thaïlande, les mêmes lumières qui se jouent de l’obscurité. A cette heure on ne passe plus la frontière et pourtant c’est si proche qu’on aimerait y aller manger une glace au goût subtilement indéfini, une crêpe au sucre avec une saucisse dedans et puis du piment, un grand sirop de « j’nesaisquoi » parce que c’est bon de ne pas savoir. La grande roue pas si haute et pourtant si jolie a trouvé ses prochains clients, pousse une mère et son enfant dans la petite cage en fer qui tient lieu de nacelle et puis se met à tourner.


Nous avons eu l’occasion de croiser plusieurs fêtes foraines depuis l’Inde. Si ces endroits ne nous avaient jamais particulièrement intéressés auparavant, nous avions été pourtant souvent attirés ces derniers mois par leurs lumières en sucre d’orge. Elles étaient moins surprenantes, moins technologiques que celles de nos pays européens. Elles étaient plus désuètes, plus bricolées aussi, elles fleuraient bon la graisse d’arrière cuisine, la fumée toxique des diesels et la musique asiatique trempée dans le sucre tiède et la poudre de piment pilé. Celle de Vientiane faisait partie de notre collection d’émotion. Lorsqu’on la regardait d’en haut, on aurait dit un jeu de Lego ou de mécano qu’un enfant ingénieux aurait oublié sur le bord du fleuve.

Après VangVieng, Vientiane semblait vouloir aussi nous confier de drôles de souvenirs. 

C’est toujours comme cela à certains endroits, quand on arrive on boude, on rechigne, on fait des caprices de star. Plus petit on nous aurait dit que d’autres enfants rêveraient d’être à notre place et que l’on n’avait vraiment pas de quoi se plaindre. Mais rien n’y fait, la sentence est déjà prononcée avant même que le procès ne débute. On n’aime pas et on se roule par terre, tout est nul !


Et puis en trainant la savate, en avançant la seconde, en étant un peu patient, on trouve souvent finalement la petite étincelle qui fait briller les yeux. Alors bien sûr, comme lorsqu’on était enfant, on n’avouera jamais que nous avons trouvé un quelconque intérêt au lieu.

Mais au fond de nous on sait qu’il y avait dans ces endroits de rien, quelques « trucs trop bien ».

Il fallait juste trouver le bon sentier, le bon angle.

Et puis arrêter un peu nos caprices.


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