Fin du voyage.
A force de tourner en rond, il fallait bien repasser un de ces jours par cette même ruelle de Sam Phraya alley, bordée de souvenirs et de roulottes de nouilles sautées, de soupe teintées à la coriandre et la citronnelle. Vouloir continuer tout droit ne menait à rien au bout du compte. L’obstination nous ramenait chaque fois au point de départ, comme si de rien n’était. On revenait donc une dernière fois en Thaïlande, à Bangkok.

L’Asie commençait à s’enfuir de nos cartes de géographie en même temps qu’elle s’enfouissait dans les replis de nos mémoires. Ce continent fût notre compagnon chéri de sept mois d’une liberté nomade inouïe, à coups de petits pas et de sauts de bus aussi laborieux que délicieux.

Quelques jours plus tôt, nous quittions le Laos un matin depuis Vientiane en franchissant un pont à bord d’un bus qui ne savait faire que cela, passer chaque heure la rivière dans un sens puis dans l’autre. Cette frontière ne tolérait pas les piétons et le « pont de l’amitié », structure de béton froide et grise, avait pour mission de nous faire franchir une dernière fois encore le Mékong à bord d’un car. S’en suivaient quelques coups de tampons, prises d’empreintes et photographies pour sortir d’un pays, puis un scénario identique pour entrer dans un autre.

De l’autre côté du Mékong, Nong khai en Thaïlande, bourg presque inconnu des dépliants touristiques, semblait pourtant plus animé que la capitale Lao. Nous abandonnions la gare routière, ravis de pouvoir trouver une escale sans avoir à rechercher un autre transport pour aller plus loin. Si marcher sous un soleil au zénith n’était pas nécessairement un plaisir très réjouissant, cela restait toujours le meilleur des moyens de locomotion pour entrer en terre inconnue. On s’abritait à midi chez un vieux chinois pour y déguster des œufs, marinés depuis l’aurore dans un bouillon de viandes et de légumes, accompagnés de pains bao cuits à la vapeur. De grandes rasades d’un thé clair et tiède en provenance de Hongkong combattaient la chaleur du moment. Seuls clients d’un minuscule restaurant de deux tables, notre ami chinois nous observait tout le long du repas et s’inquiétait sous d’amicaux sourires, de notre confort et de notre degré de satisfaction.

Quelques milliers d’habitants vivent ici entre ruralité et activités de commerces frontaliers avec le voisin Lao. Un marché couvert, long tunnel de métal sur le bord du fleuve, exhibe toutes sortes de marchandises à cet effet. Gamelles en plastique ou en fer blanc, denrées sucrées et fruits arrivant du sud du pays, vêtements et bijoux en or, se négocient à l’ombre des tonnelles entre les deux rives.



Le lendemain, nous remontons en selle et partons à vélos explorer plus amplement la région. Nous nous enfonçons dans les terres en quittant les grands axes routiers, traversons des paysages de rizières et d’étangs colonisés par une végétation aquatique. Le bruit des voitures s’évapore et laisse place libre aux oiseaux nombreux s’épanouissant dans un tableau champêtre où l’on pourrait aisément et sans surprise croiser « Les enfants du marais » de Becker. Un homme mène lentement sa barque, lance son filet au milieu des fleurs de lotus, et trace un sillon entre les feuilles colonisant une surface liquide stoïque. Le bruit d’une pompe relevant l’eau de l’étang destinée à l’arrosage d’un champ voisin vient troubler la sérénité des lieux. Nous continuons sur une route sinueuse et plane au milieu des cultures et de quelques hameaux plantés là depuis toujours. Nous avançons lentement au même rythme que le monde.
Nous reviendrons plus tard en ville en rejoignant le Mékong, longeant ses méandres à bicyclettes dès que l’on peut s’en approcher. Un village de maisons en bois s’aligne sur la rive. Les habitants patientent en attendant le soir, bavardant entre voisins à l’ombre des hangars, occupant le temps par de menus travaux d’entretien ou de cuisine. Une activité plus soutenue reprend généralement en fin de journée lorsque le climat redevient plus serein.


De l’autre côté de la rive, nous repérons l’ambassade américaine au Laos, bâtiment massif curieusement excentré de la capitale Vientiane. Quelques dizaines d’imposantes paraboles scrutent un ciel bavard. On tend bêtement nos téléphones en l’air pour voir si l’on peut obtenir quelques nouvelles fraiches du monde.

Le soir, la ville entière se promène le long du Mékong. Contrairement à Vientiane, l’eau est à portée de main. Les couchers de soleil sont encore une fois à la hauteur de ceux que l’on aura pu admirer lorsque nous croisions le fleuve roi. Des stands de nourritures étalent les traditionnels tabourets de couleurs sur la chaussée. La fumée des fondues se mêle à l’air tiède tandis que des groupes féminins ébauchent à deux pas de là, des chorégraphies toniques face au fleuve. Et même s’il y a du monde et une activité conséquente à cet instant, on se sent curieusement un peu à l’écart du bruit dans cette ville. Si le quotidien est animé, on dirait qu’il ne s’emballe pas pour autant. Le Mékong sur cette rive est un long fleuve tranquille.



Le marché accolé à la station de bus devient vite notre rendez-vous du matin. On baigne dés potron-minet entre les papayes à la peau douce orangée et les crevettes brillantes translucides. On respire à plein nez les odeurs chaudes de riz gluant dés qu’un panier en bambou contenant l’or blanc s’entrouvre à proximité. Les chiens rôdent, les rats se faufilent parfois entre les pieds tandis que des tourterelles de porcelaine jouent les acrobates sous les charpentes de métal. La vie ne se consomme pas à la petite cuillère. Ici on crie, on papote, on avale des bols de soupe trop grands pour la bouche, on vend tout et l’on remplit son cabas à la louche. Comme dans tous les marchés du monde qui réfutent la vulgarité d’une logistique productiviste et les mesquineries comptables de l’industrie alimentaire, celui-ci nous livre encore une fois une histoire agréable à l’œil et à l’oreille. Partout, dans les moindres recoins, ce marché fait commerce d’une vie bouillonnante négociée au kilo sur d’antiques balances à aiguilles et l’on est prêt à vider notre porte-monnaie pour cela. Nous finirons bien un jour ruinés à force de remplir de la sorte nos cabas d’émotions.




Dernier jour, un bus de nuit nous embarque. On gagne un peu de temps, comme s’il nous en manquait, pour arriver plus au sud à quelques centaines de kilomètres de Bangkok. Nous avions alors envie de voir la mer une dernière fois avant de quitter cette région du monde. Nous visons au hasard une ville du golfe de Thaïlande pour la seule raison qu’un bus s’y rend depuis Nongkaï. Rayong n’est connu pour rien de précis sinon qu’elle est la voisine d’une ville bien plus célèbre, Pattaya, où se presse à l’inverse, les révolutions estivales molles des transats de plage et des cocktails sucrés. A Rayong, il ne se passe rien de tout cela, un bus nous y dépose dans l’indifférence générale.


Le week-end, les thaïlandais se retrouvent sur la plage et sur la route qui la borde. Des tentes de toiles éphémères sont montées entre sable et bitume pour y installer quelques sièges, transats et tabourets en plastique. Des lampions colorés suspendus aux arbres viennent parfaire un tableau voué à la détente et aux rencontres. On décapsule quelques bières et on se régale de brochettes de boulettes, de soupes de nouilles et de poissons grillés. Rien de très novateur, si ce n’est que l’on est samedi et que l’on dîne ce soir entre amis, en famille et sur la plage. La fête s’étend sur une grande partie du littoral et c’est un plaisir de longer la mer en changeant d’ambiance à chaque mètre.



On achève notre course nocturne au port de pêche. L’armada de bateaux somnole sagement ce soir à l’abri. Rien ne bouge sinon deux marins allongés qui se balancent dans des hamacs sur le pont d’un navire au rythme des bières décapsulées et des conversations lentes. Et puis rien d’autre. Il faut alors rester sur ce quai un instant dans la moiteur de la nuit récemment tombée, dans les effluves de gasoil et d’eau saline, pour se repaître d’un sentiment délicieux de quiétude et d’apaisement, comme un samedi soir sur la terre.



La mangrove longe la côte en arrière plan. Un réseau de pontons en permet l’accès et se faufile au-dessus de l’eau saumâtre. Sur quelques kilomètres de planches en bois, on s’évade au milieu des palétuviers aux racines arquées comme de fines pattes d’araignées. Des poissons y trouvent refuges en nombre, des crabes, des oiseaux et l’on devine que cet écosystème est un miracle de la nature, une concentration de vie naviguant entre mer et terre, aujourd’hui souvent menacée par la pression humaine. Le matin, à l’abri du soleil qui menace déjà, on parcoure les pontons seuls en compagnie des crabes et de quelques aigrettes blanches. Ensuite, on file plus loin se baigner dans une eau tiède et claire.




Ce n’est pas un rêve de farniente mais c’est une joie de rentrer dans l’eau sans même se demander si elle est bonne. Cette question est ici forcément incongrue alors qu’elle est le préalable indispensable à tout bain de doigt de pied dans certaines régions du monde. L’eau est bleue, d’huile, tempérée. Rien que de la carte postale vierge qui appelle à y nager sans relâche. On aligne les longueurs sans réfléchir, n’attendant surtout rien d’autre.



Un joli marché de nuit voit aussi les habitants de cette ville courir après les gourmandises salées ou sucrées chaque début de soirée. On y remplit les sacs de brochettes de boulettes, de saucisses pimentées, de tofu en sauce, de poissons lamellés et frits enroulées dans une feuille de riz. On salive devant des crêpes roulées dans un sirop sucré, face à des fruits frais coupés dans des sachets, ou des cakes miniatures qui ne révéleront pas leurs ingrédients avant d’y avoir goûté. Lorsque les filets sont remplis pour tenir la soirée, on s’installe suants à proximité d’un barbecue qui torture des poivrons et quelques morceaux de foie. Un tabouret, un tonneau en métal et puis un grand verre de glace pilée noyée dans un mélange de café et de lait concentré sucré repoussent un instant le moment du départ. On observe les thaïlandais le nez tourné vers les stands, le regard brillant en quête d’une pêche miraculeuse. Les gens gourmands sont souvent très beaux à contempler car à la différence d’autres qui ne font que se nourrir, ceux-là ont l’œil qui frise inéluctablement quand ils observent consciencieusement une brochette crépiter sur un brasero. Et cet enthousiasme à l’égard d’une activité du quotidien pourtant impitoyablement banale est très communicatif.



« Où allez-vous ? »
Nous avons entendu cette phrase plus de mille fois depuis notre départ. Par curiosité, pour discuter et passer le temps, pour nous aider, nous renseigner, pour gagner un peu d’argent, pour nous faire avancer et aussi faire un petit bout de chemin ensemble, cette question nous aura accompagné tout le long de la route. Elle nous aura suivis, agacé parfois, amusé aussi, aidé souvent, elle nous aura confirmé que lorsqu’on marche, on éveille toujours une espèce de curiosité sur les bords de ce ruban de bitume ou de sable. La question sera certainement posée jusqu’au dernier jour.





Ce matin, quand Bangkok, une fois encore, cafouillait au son des tuks-tuks et bruissait le long des canaux, un ultime bus nous embarquait pour quitter la ville-monde et le continent asiatique. On regardait de l’autre côté du pare-brise et on y voyait les tours de Bangkok se profiler dans l’air gris pollué de la mégapole.

Puis dans l’avion qui bientôt nous fera prendre l’air, on verra plus tard en bas les lumières des villes scintiller dans l’obscurité.
Le monde tournera opaque, mystérieux sous nos pieds.
Il y aura Lou Reed qui chantera « There is no time ».
« This is the time, Because there is no time »
A la sempiternelle question « Où allez-vous ? » nous répondrons « En Amérique »
car cela nous paraîtra à la fois une excellente réponse et une proposition tout à fait raisonnable. Après tout, ce n’était pas le moment de repartir en arrière.
On montera au plus haut le volume de nos casques.
« This is the time, Because there is no time »
Zanzibar, Dehli, Bangkok, Buenos Aires !
« C’est le moment, parce qu’on n’a pas le temps. »




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