Buenos Aires, à la porte du nouveau monde

Arrivée de nuit après trop d’heures de vols. Décalage horaire et plateaux repas nous font regretter les soupes de nouilles pimentées avalées en équilibre sur les trottoirs. A cette heure, Buenos Aires nous tend timidement les bras. En fin de soirée, les bus pour se rendre dans le centre de la ville, à 25 kms de l’aéroport, sont tous couchés dans les hangars. Reste l’alternative coûteuse et sans âme du taxi ou alors la solution du coin de carrelage dans le hall des arrivées, qui laisse le matin le dos endolori et surtout des souvenirs. On choisi le carrelage, comme d’habitude, par peur de l’ennui. On s’endort dans le brouhaha nerveux de ceux qui arrivent et l’exaltation joyeuse des autres qui partent. Les lumières aux néons vitreux paralysent la nuit dans un film en noir et blanc. On ferme les yeux, la tête tordue sur un sac trop haut, le reste du corps étendu entier au milieu de l’aéroport.

Le lendemain matin, un bus matinal nous éjecte sur le trottoir de Buenos Aires, centre ville, place de Mai. Dénicher une chambre, se connecter au réseau argentin pour détenir le reste du monde dans la poche, convertir de l’argent dans la rue auprès d’un rabatteur qui interpelle le passant. « Cambio, Cambio » hèle-t-il. Les crises économiques successives du pays ont curieusement créé plusieurs cours de monnaie. Et face à un billet national très volatile, les argentins préfèrent désormais stocker des dollars américains plutôt que leur propre devise appelée à se dévaluer dés qu’elle arrive dans leurs poches. Si bien que changer de la monnaie à un taux concurrentiel sur le trottoir ou dans une cour d’immeuble est devenu chose courante à Buenos Aires, bien que cela reste illégal comme partout dans le monde. Nous avions fait le plein de dollars au Cambodge en connaissance de cause et nous en tirions quelques profits ce matin dans une arrière salle d’une rue du centre ville de la capitale.

Buenos aires est une vaste cité sans aspérité qui ne connait ni ondulation ni relief géographique. Elle étale à plat ses rues tracées à angle droit selon les modèles des urbanistes espagnols qui infligèrent leur goût pour les règles et les équerres, à un continent sud-américain tout neuf, alors succursale des royaumes européens.

Elle s’est installée stratégiquement sur les bords du Rio de la Plata, immense estuaire de plus de 250 kms de long et aussi large à son embouchure, grand comme une mer qui fait de Buenos Aires un des plus grands ports de la région.

Au centre de la ville, la place de mai, cœur de toutes les contestations, de toutes les jacqueries, rappelle la révolution du printemps 1810 qui vit poindre l’indépendance du pays face à une couronne espagnole en déroute. Place des libérations, place de la colère et des règlements de compte, place des indiens dépossédés, des « folles de mai » aussi qui continuèrent de raviver sans jamais faillir la mémoire des fils disparus durant la dictature de la junte militaire installée au pouvoir lors d’une révolution en 1976. Trente mille âmes évanouies témoignent d’une répression impitoyable qui ne tolérait pas les discussions. On en connait désormais les méthodes outrageantes, les salles d’interrogatoires de l’Ecole de mécanique de la marine de Buenos Aires, les tortures et les disparitions de nuit des contestataires, drogués puis jetés au-dessus du Rio de la Plata depuis un avion militaire pour un ultime vol de la mort. C’est un vrombissement fantôme douloureux et les ombres des hélices macabres continuent de planer au-dessus de la place de Mai. Elles résonnent ailleurs aussi la nuit dans le monde, encore pour de bon.

Sur la plaza de Mayo, une tente fabriquée de bric et de broc surmontée du Wiphala, drapeau emblématique des indiens andins aux carreaux arc-en-ciel comme autant de tribus représentées, rappelle qu’avant la couronne espagnole et les migrations italiennes, il y avait sur cette terre ceux que l’on appelle indigènes, les Charrúas, les Guaranis montés sur des chevaux du diable qui couraient la pampa, vaste prairie sauvage américaine. Ceux-là ne connaissaient pas encore les méfaits de la sédentarité et son éternel corollaire, la sainte propriété privée, les kilomètres de barbelés au milieu des herbes folles, les balles tirées dans le dos sur fond de « prime à l’indien ».


Buenos Aires est ce creuset cosmopolite, fusion d’une histoire de conquêtes royales, de migrations de miséreux entassés dans les cales des bateaux, de pionniers qui rêvaient éveillés et de massacres organisés.

Au début du vingtième siècle la cité connaît, tout comme l’Europe ou le continent nord-américain, un essor industriel important. En subsistent la ligne du premier métro creusé en 1913 et les plus hauts gratte-ciel d’Amérique du sud du moment. Les quais rénovés aujourd’hui en jolie promenade à destination d’une bourgeoisie aisée rappellent avec ses bâtiments de briques, un passé de hauts fourneaux qui voyait alors défiler les migrants européens se presser vers le nouveau monde dans les années vingt. L’espoir les menait bien souvent jusqu’à des bidonvilles insalubres campés autour des usines. Ils avaient pour la plupart quitté une misère noire européenne pour rejoindre le troupeau d’une vaste main-d’œuvre parquée aux entrées des nouvelles industries portées par un capitalisme naissant. Le costume devenait alors juste un peu plus exotique, un panama en paille vissé sur la tête remplaçait la casquette souple des rues de Madrid, du Piémont italien ou bien de Sicile, mais la couleur restait invariablement le noir. Espagnols, italiens, se mettaient au tango et buvaient du maté à la bombilla pour oublier la violence de leurs existences.

Plus récemment, les crises sociales et économiques qui depuis 1998 se sont multipliées, ont fait de la place de Mai et de l’esplanade du palais présidentiel, la Casa Rosada, un haut lieu des manifestations d’un pays en proie aux inégalités et à la misère qui en découle. L’ancien quartier des docks de La Boca en concentre toujours toute la matière explosive à deux pas de la place.

San Telmo le dimanche est un charmant rendez-vous provincial où une célèbre brocante draine tout Buenos Aires. Musiciens de rue et danseurs de tango amusent la galerie et emballent le cœur des amoureux tandis que dans le marché couvert voisin, chorizos, viandes exquises et parilladas luisent sur les grilles géantes des barbecues ardents. L’Argentine a le goût de la viande et elle en parfume les rues de la capitale le dimanche.

On repart avec des empanadas enveloppés dans un papier épais gris qui voit déjà poindre de généreuses auréoles grasses. Assis sur un bout de margelle de la place Dorrego, on regarde les danseurs attirer le promeneur au milieu des verreries et des breloques antiques exposées sur les stands de la brocante. Les doigts tout luisants d’une graisse odorante et jaune, on rêve de bohème et d’été austral, à l’ombre des arbres de San Telmo. Et dans un instant de grâce aérien, se jouent dans nos têtes enivrées par cette ambiance sud-américaine, une partition envoûtante au milieu de la foule des badauds et des talons aiguilles des danseuses de tango. Buenos aires vous convainquait, si ce n’était auparavant le cas, de tomber immédiatement amoureux au coin d’une rue de San Telmo.

Plus au nord, la ville raconte les grands boulevards, les alignements des immeubles haussmanniens qui ramènent immanquablement les esprits à Paris et les places ombragées qui rappellent la chaleur estivale d’un été Madrilène.

On part au musée des beaux-arts. C’est une remarquable galerie où l’on croise curieusement un pan conséquent de l’histoire artistique européenne. Et c’est une joie de se prendre à rêver devant le tableau d’une place Pigalle célébrant le 14 juillet, de se réjouir en compagnie des élégantes danseuses de Degas répétant inlassablement sur les planches de l’opéra Garnier, ou encore de contempler un sage modèle, la tête légèrement inclinée, poser devant les pinceaux de Modigliani. Buenos Aires ressemble souvent à une parisienne exilée en Amérique. Et tout cela se mêle étonnamment à l’histoire du pays. Indiens, période précolombienne, conquête espagnoles, se racontent en œuvres sublimes déroulées dans un décor climatisé qui n’enlève rien au plaisir. C’est chose formidable que l’art sorte dans la rue, sauf lorsqu’il fait quarante degrés à l’ombre des platanes. On se surprend alors à vénérer l’air conditionné et la pénombre des salles de musées.

Raquel Forner enfin, peintre originaire de Buenos aires nous gratifiera d’une envolée colorée et délirante dans l’espace interstellaire. Première vision artistique d’un imaginaire spatial dans les années soixante. L’Argentine comme partout regarde le ciel, le nez en l’air vissé dans un rêve de conquête lunaire qui la dépasse. Raquel Forner peint alors en couleurs pour s’en étourdir et nous enivrer.

Nous errons longtemps dans les quartiers plus calmes de Palermo Hollywood et Soho. Zones résidentielles qui affichent des cafés à la dernière mode hipster, immeubles de quelques étages bordant des rues où les arbres hauts, aux bras tordus abritent le passant du soleil et font presque oublié que l’on est en ville. Des chiens par six ou sept, laisses entremêlées, effectuent une promenade matinale attendue, guidés par un jeune berger citadin moderne, en jean et chemisette claire.

Malba, musée d’art moderne latino-américain de Buenos Aires, petit, lumineux, peuplé de surveillants aussi passionnés que les visiteurs, tous ravis d’être là. La collection Constantini présente des œuvres contemporaines du continent sud-américain depuis le début du vingtième siècle. Un projecteur est mis en ce moment sur Frieda Kahlo. La plus célèbre peintre mexicaine avant-gardiste, sanguine et engagée qui recevait dans sa maison bleue, Trotsky, Aragon et Breton, savait dire tout le mal qu’elle pensait des surréalistes européens. Lorsqu’elle fût à son tour invitée à Paris, elle critiqua vertement le nombrilisme et le bavardage sirupeux des salons parisiens. L’artiste était un cri sauvage d’une Amérique électrique lorsque Paris soupirait d’aise sur des sofas en velours à l’approche d’une guerre qui allait pourtant tout décimer. Frieda kahlo ne ressemblait à personne et c’est ce qui nous frappa lorsque nous nous retrouvions face à un de ses étranges autoportraits. Sa dureté, sa colère, sa souffrance exprimée nous rendaient d’une certaine manière à la vie et c’est aussi ce que nous demandions aux artistes. Kahlo était différente et nous tirait par les cheveux en nous priant de bouger plutôt que bavarder avant qu’il ne soit trop tard.

Autre personnage emblématique croisé au détour d’une rue, Mafalda, fillette de bande dessinée créé par l’Argentin Quino, insolente gamine de six ans née et vivant dans un quartier populaire de Buenos Aires. Elle tutoie le monde, prévoit de travailler à l’ONU pour changer justement ce monde qui décidément ne s’en sort pas, interroge sa mère en train de faire le ménage sur ce qu’elle aimerait faire si elle vivait, se demande si c’est nous qui menons notre vie ou si c’est la vie qui nous pousse, ne comprend toujours pas pourquoi cette existence qu’il faut gagner en travaillant est gaspillée à travailler et qui demande enfin si elle peut avoir des béquilles pour le moral. La notoriété de cette fillette à la chevelure noire pétrole dépasse largement les frontières de l’Argentine en délivrant un message universel qui nous touche évidemment. On la surprend dans différents lieux de la capitale. Elle est devenue celle qui raconte peut-être le mieux les angoisses, les joies et les espoirs de Buenos Aires. Assis sur un banc à regarder le monde passer en compagnie de Mafalda, on prend un peu de temps pour se lancer avec elle dans un bavardage impromptu.

« La vie est belle, le problème est que beaucoup confondent joli avec facile ».

Mafalda du haut de ses six ans nous prescrivait avant de repartir une cuillerée de Quino, matin, midi et soir. Après tout, faute de guérir les maux de gorges du monde, l’humour et la poésie pouvaient peut-être bien en adoucir la toux.

« Et si, au lieu de planifier autant, nous volions un peu plus haut ? »

Buenos Aires, avec ses barrios, son tango, sa violence, ses empanadas, Mafalda et même l’autoportrait d’une mexicaine, devenait la porte d’entrée d’un vaste continent. Quelques jours passés à battre le pavé sur les rives du Rio de La Plata avaient commencé à distiller quelques repères nécessaires à la compréhension de cette terre qui annonçait pour nous un excitant nouveau monde.


Le nom de la ville se référait à la vierge de Cagliari en Sardaigne, Notre Dame du bon vent, connue pour être la protectrice des navigateurs. Nous nous glissions sans attendre, rassurés, sous sa voile en prévision d’un départ imminent. L’Amérique était bien trop grande pour nous. Et même si la main tremblait un peu devant l’immensité, nous faisions mine de ne pas le savoir en quittant la ville dans la pénombre d’une nuit encore tiède et les lumières jaunes des réverbères de Buenos Aires.


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