
Ushuaia, c’est une ville de briques et de tôles, pas très belle, un peu mal foutue, qu’on ne montre jamais sur les photos. Elle ne résisterait pas à la légende du bout du monde. On lui préfère largement le cliché d’une baie lumineuse et grandiose, encerclée par des montagnes chapeautées de neige. On penche plus vers un ciel d’anthologie balayé par des vents monstrueux et l’ire d’une mer turquoise, l’écume aux lèvres à quelques pas à peine du Cap Horn.



Alors on éclipse volontiers les petites maisons en tôles ondulées, celles qu’on dirait des boites de conserves rouillées ou coloriées, accrochées aux flancs boueux de la fin du monde.
On ignore les rues en pente qui finissent dans la mer, les bagnoles miteuses sans pot d’échappement qui s’élancent hurlantes depuis la montagne sans jamais un instant penser à freiner.



Ushuaia c’est une station de montagne, un bourg de bord de mer, une ville de pionniers qui ne s’étonne plus de se faire fouetter chaque jour par une mitraille de grêle et repousser par un vent glacial débarquant chagrin de l’Antarctique. C’est une flopée de lampadaires, de loupiotes jaunies, polies par l’histoire et la grisaille, qui font face le soir à une baie charbon recouverte de sommets endimanchés, écrasés d’un ciel lourd prêt à s’écrouler à tout instant.


C’est un miracle lorsque le paysage se dégage, quand une éclaircie embrase un pic de roches noires, qu’un ciel en dégradé dépressif reprend soudain espoir et pare ce monde d’oubli d’un bleu lumineux annonçant que rien n’est jamais perdu.



Ushuaia, c’est une ville qui se veut touristique mais qui ne sait masquer sa seule véritable vocation, l’aventure. C’est une cité de pionniers, exilés du bruit des cités arrogantes du nord, c’est un lieu maudit pour des bagnards jadis repoussés à la limite du monde connu.
Ushuaia rendez-vous de tous les fous du monde comme deux motards brésiliens, deux diables de poussières l’avaient clamé, il y a vingt-cinq ans, à deux autres compagnons cyclistes qui couraient les mêmes rêves en même temps qu’ils parcouraient le monde. Rien ne semblait encore avoir changé. Ushuaia n’était toujours pas une ville de poupées et de jolies maisons suédoises, elle n’était pas un port rempli de voiliers luxueux, de pontons en bois précieux. Il y avait certes quelques lumières artificielles, quelques lampions pour la photo mais le cœur de cette ville était toujours fait d’un amas de rouille, de douleurs et de victoires inutiles contre le vent. Elle était la joie mêlée de sueur de quelques chasseurs de songes venus du monde entier pour en lire ses lettres gravées sur un panneau de bois noir, blanchi par le sel et la rage. Son nom ne s’était toujours pas perdu dans les méandres d’un tourisme confortable et gras, car c’est encore dans ces rues que d’autres cinglés lumineux continuaient, entêtés, à venir ici avec l’intention délibérée de s’y perdre. Loin des vitrines clinquantes mondialisées, des bars à la mode ridiculement communs de la rue principale, Ushuaia restait toujours ce rendez-vous indispensable à l’équilibre de quelques fous aux yeux brillants. Il fallait juste chercher derrière les tôles rouillées.
Les lumières de la ville scintillaient dans l’air humide et gelé qui imprégnait toute la baie et le canal Beagle.


Demain matin, devant un lever de soleil flamboyant comme seul sait en inventer la fin du monde, on verra entrer par la Ruta Tres, des motards dépenaillés, des cyclistes épuisés, des sacs à dos en poussière. Sur les cimes des montagnes, dans les forêts en décomposition, sous les arbres torturés, lardés d’un lichen effrayant, on apercevra des filles et des garçons marcher dans la boue et la pierraille, s’esquinter sans broncher un instant pour l’or d’un seul nom, Ushuaia.


La Terre de Feu est certainement cousine d’une lointaine bretonne où les lumières opposent à la franchise crue méditerranéenne, les hésitations d’une palette de mille gradations de gris, de bleus, de verts aussi. Et c’est inutile de chercher à fixer dans les mémoires une teinte qui désignerait Ushuaia. Dans la seconde qui suit, une nuance nouvelle gorgée de vent et de lumière l’aura déjà balayée. La Terre de Feu est cet immuable bout de rocher que l’on sait là depuis l’éternité et qui change d’identité à chaque clignement de paupières.




La forêt est une végétation labyrinthique imbibée d’humidité, pourrissant sur pied. Lorsqu’on marche dans les tourbières brunes, parfois masquée par la neige, le pied s’enfonce et fait remonter l’eau saumâtre des profondeurs de la terre. C’est une éponge peinte par un impressionniste sous un ciel d’acier. Les arbres habillés de toiles végétales verts de gris pendant comme cheveux aux branches, attendent d’être poussés dans la fange par le prochain souffle de vent glacé venu d’antarctique, proche continent blanc voisin. Les champignons, jaunes, mordorés, bruns ou noirs, lèchent des troncs tordus, noueux. Ils sont déchirés, en guenilles, s’effritent lentement en miettes putréfiées à force de résister inutilement contre le temps qui passe trop fort ici.



Plus haut, c’est la montagne minérale et sombre, couleur fin du monde qui prend le relais. La cordillère des Andes court de sommets glorieux en soubresauts erratiques sur tout le continent sud-américain pour venir s’éteindre en mer, dans les eaux froides de la baie. Un manteau de neiges éternelles en recouvre les cimes. Il faut alors s’enfoncer, aveugle, dans ce monde blanc, prendre appui sur la roche, parfois dans la tourbe invisible, écouter le vent seul donner de la voix tandis que l’univers entier se nimbe d’un silence religieux, comme pour appuyer la vision sublime d’une crique offerte entière au regard. Un navire de pêche trace un sillon furtif sur le canal Beagle entre Argentine et Chili. Dans le ciel déjà, des masses laiteuses menacent les montagnes noires et sonnent la fin de l’accalmie en fond de tableau. Il faut redescendre.



En longeant la baie, ce sont les pingouins et les lions de mer qui nous accompagnent le long du rivage. Les phoques en petits groupes chassent et font bouillonner la surface de l’eau en sautant, agiles, montrant au spectateur ce qui pourrait ressembler à un jeu de plongeons vifs et de rebonds espiègles. Les baleines, aussi présentes, expriment quant à elles la lenteur. Elles ondulent au ralenti, montrent furtivement un dos noir comme du charbon puis replongent pour disparaitre du monde. On attend un instant, piégés par la grâce de cette vision marine, et puis c’est le souffle des cétacés qui encore met nos cœurs sur pause. Un geyser d’eau s’élève vertical dans le ciel. On entend alors un son caverneux qui résonne dans la baie. Une nageoire caudale claque dans le ciel gris, puis replonge. Et toujours ce silence foudroyant qui suit.


En bout de piste, une estancia du bout du monde se cache entre mer et montagne. Planches de bois grises, toits de tôles rouillées d’où s’échappe un filet de fumée depuis une étroite cheminée en zinc. Tout semble réuni dans cet enclos pour écouter des légendes locales tout en sirotant le maté. On imagine dans ce coin d’herbes jaunes, quelques gauchos taiseux regroupés autour d’un asado fumant, attendant le moment propice pour aller chercher les bêtes éparpillées dans une pampa sans limite. Des chevaux impatients d’en découdre nous regardent avant de repartir dans les reliefs. Un caracara surveille la surface de l’eau avec l’œil du rapace qui ne laisse rien passer. Il y a bien sûr le vent, les nuages qui filent et puis ces lumières qui valent à elles seules des heures de contemplations.



Trente kilomètres de pistes nous avaient emmenés au détour d’un sentier entre les lignes rudes d’un livre de Francisco Coloanne, chantre de la Terre de Feu, narrateur de génie des solitudes patagoniennes. C’était toujours aussi réconfortant de le relire, comme se chauffer auprès d’un vieux poêle en fonte en arrivant du grand dehors les pieds gelés, et c’était aujourd’hui tellement impressionnant de marcher quelques heures en sa compagnie.


« La mer, possessive et violente lorsqu’on navigue sur ses eaux, nus, apparaissait de si loin comme une irremplaçable compagne, une immense étendue paisible, dont la vue rassurait, éveillant un indéfinissable sentiment d’espérance »



« Parfois, à notre insu, nous contemplons les animaux, comme si nous leurs posions une question, et même s’ils ne nous répondent que par un regard inexpressif, il s’établit néanmoins une sorte de courant qui touche notre âme ; une faible lueur tremble et nous découvrons ce que nous cherchions, peut-être un simple apaisement »
Il y a un siècle de là, la baie d’Ushuaia voyait naviguer de frêles embarcations dirigées par des femmes et des hommes vêtus de désuètes peaux de bêtes. Avec pour seul trésor, quelques précieuses braises disposées au fond de la pirogue, ils erraient d’iles en ilots, de grèves de sable en orées de forêts, en quête de nourriture et d’un abri pour le soir.


Lorsqu’on se trouve sur la berge du Beagle, une imagination même fertile ne peut réussir à imaginer ce que pouvait être l’existence des Alakalufs. Les derniers indiens de ces contrées disparurent avec l’arrivée des blancs et son cortège de maladies qui suivait. Ils furent aussi réduits au silence à cause de cette incroyable obsession de la sédentarité chez l’envahisseur. Ils moururent en somme d’une mauvaise rougeole et d’un manque de mouvement alors qu’ils avaient échappé à des siècles de vents, de neige et de privation. Les Alakalufs survivaient désormais dans quelques mémoires romanesques, dans de rares livres d’ethnologie et puis c’est tout. Il y avait aussi deux décennies de là, de l’autre côté d’Ushuaia, sur la rive chilienne du Beagle, un petit musée, chalet en bois d’une pièce ou deux qui évoquait ce peuple des confins. On y voyait des photographies de ces indiens du bout du monde. Les visages en noir et blanc des Alakalufs, des Yagans, des Selknams, dégageaient une émotion redoutable et ce musée posté au bord du monde apparut à ceux qui le visitèrent alors, comme exceptionnel parce qu’il débordait d’humanité.



Ce soir un navire de croisière gigantesque aux mille fenêtres verra ses occupants boire des cocktails suaves confortablement assis sur des banquettes de velours. Le géant quittera le port d’Ushuaia à la nuit tombée sans que ses passagers ne s’en aperçoivent vraiment. Ce n’était qu’une étape, une visite de plus, une ville pas très jolie, trop pauvre qu’il vaudra mieux oublier à l’heure du diner.

Sur ce même port, il y aura aussi une jeune fille, un vélo harassé de sacoches à ses côtés, une moto ensorcelée, un vieux van déglingué, un camion Katsakoko promenant les rêves d’une famille, et puis sans doute un autre type avec un sac sur le dos. Ils raconteront une histoire différente d’Ushuaia, la seule qui vaille peut-être vraiment. Alors sur les traces d’un Jean Raspail qui nous demandait « Qui se souvient des hommes ? » à propos de l’épopée Alakaluf, nous continuerons de nous souvenir de ceux qui s’obstinent chaque jour à coup de rage et de rêves, à rendre cette baie légendaire. Debout sur la berge, veillant le souffle des baleines dans les eaux froides du Beagle, c’est à tous ceux-là que nous pensons en cette fin de journée.



Du plus loin que viennent les histoires d’Ushuaia, il n’y pas un instant, pas une ligne, pas une épopée qui ne racontent autre chose que cette ultime vérité :
Ushuaia est et restera toujours le rendez-vous de tous les fous du monde !
A Ushuaia !

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