La voie chilienne

Une de plus.

Ce n’est pas vraiment que l’on compte les frontières mais puisqu’elles existent, on doit constater qu’elles marquent bien souvent dans notre parcours la fin d’une histoire et le début d’une autre. Un douanier, c’est un brave gars en uniforme terriblement amical quand il oblitère notre passeport pour la première fois et qui curieusement, se transforme en un fourbe impitoyable lorsqu’il s’agit de nous expulser de son pays au moyen d’un second coup de tampon encreur. On se retrouve alors seuls dans le no man’s land avec nos sacs et une nostalgie encore tiède. Il ne reste plus qu’à se ressaisir rapidement en allant taper vigoureusement à la porte suivante, celle du voisin d’à côté.


Nous débarquons à Los Antiguos au petit matin dans une gare routière encore déserte, après douze heures passées dans un bus à rouler en aveugles sous les étoiles au milieu du désert. La ventilation intérieure bloquée à l’extrême par un frileux, un sadique ou plus prosaïquement par un étourdi amnésique, diffusait de l’air chaud en continu et desséchait les gorges, faisant vite oublier que dehors, il faisait froid. La route asphaltée laissait durant un temps un peu de répit aux passagers endormis puis sans prévenir, se muait en une piste de terre chaotique nous propulsant ainsi dans un désespérant corridor peuplées de longues heures d’insomnies. Au beau milieu du désert, le nez collé au néant d’une vitre noire, on laissait défiler devant nos yeux les rêves en retard, les songes et les chimères de nos frêles vies en mouvement. Dehors, le trait oblique et blanc des phares du véhicule, chargé de particules de poussières scintillantes, éclairait nulle part.

On passe la frontière, du village de Los Antiguos en Argentine jusqu’à un autre jumeau, Chile Chico au Chili. Un no mans land de broussailles et une route d’une dizaine de kilomètres séparent les deux pays. Une voiture nous assurera le transit et nous fera ainsi voyager entre ces deux noms de westerns, dans un décor de far-west. On se sent étrangement égarés, postés sur le fil d’une frontière patagonienne déserte et c’est là que l’éloignement, plus qu’un simple décompte kilométrique sur une carte, prend soudainement un relief palpable et une épaisseur rarement éprouvée. Loin, c’est ici.

La ville de Chile Chico vit à un étage, dans des maisons en bois sur des avenues désertes tournées vers le lac Général Carrera, le plus grand d’Amérique du sud après l’extrême Titicaca en Bolivie. Elle s’étale à plat entre deux montagnes, et pourrait presque se confondre avec les eaux du lacs, immobiles et silencieuses. A la mi-journée seulement et puis le soir aussi, le bourg s’anime, comme si quelqu’un avait enfin trouvé l’interrupteur. Il ne s’enflamme pas non plus, mais il scintille à la lumière de quelques bougies. On y fait alors les courses dans des épiceries aux devantures en pans de bois colorés, on rentre de l’école entre bavardages de copines en uniformes, on y croise une bande de chiens errants prêts à faire la fête à qui accepte quelques traces de pattes fraiches sur le pantalon. Chile Chico est un bourg où l’on se salue, une barquette de vingt œufs à la main, le sourire affable et l’amabilité discrète en coin. On y vit de pluies taquines, d’indécis vents tournants autant que de rayons de soleil bienfaisants et adulés.

Nous quittons la ville avant l’aurore à bord du bateau Tehuelche. Le petit poêle en fonte de la maison est éteint depuis déjà longtemps et c’est un froid piquant qui pousse à nous activer plus que de raison. On fait grincer quelques marches d’escaliers, dans la cuisine sombre rien ne bouge encore, on passe la porte vitrée en silence pour se retrouver seuls sous les éclairages de la rue O’Higgins. Quelques chiens dehors nous reconnaissent de la veille et nous emboîtent le pas, se faisant plus nombreux à chaque angle de rue. « Nous partîmes 500 ; mais par un prompt renfort, nous nous vîmes 3000 en arrivant au port ». Corneille comptait peut-être aussi les chiens dans son armée de vagabonds.

Le bateau est presque vide, hormis quelques voyageurs de commerces, deux ou trois étrangers de notre acabit, un couple de retraités, des ouvriers. Nous traversons le lac Carrera pour rejoindre Puerto Ibanez sur l’autre rive. Il faudra plus de deux heures pour toucher terre. En attendant, nous avons tout le loisir de contempler un lever du jour dessiné aux crayons de couleurs sur les montagnes enneigées du Chili. Ronronnement monotone et rassurant du navire qui glisse et gîte à peine pour nous rappeler simplement que nous naviguons. La pluie s’en mêle, nous finissons notre odyssée matinale derrière le carreau gris d’un hublot embué.

Puis c’est un autocar à la taille miniature qui, sans attendre une reprise de respiration, entasse tous ceux qui débarquent sur le ponton. Le bus peine dans la côte, passe un col, ralentit quand la route perd l’asphalte et creuse des trous trop larges pour les pneus. Il évite les pièges puis grimpe lentement la carrera australe au milieu d’un décor andin enneigé. Le moteur tousse des vapeurs de diesel, laisse échapper des fumerolles charbons dans un silence figé, blanc. La neige écrase d’une ouate lourde notre intrusion dévergondée. Au bout de deux heures, on atteint Coyhaique, capitale de la Patagonie australe chilienne.

Il y a quelque chose de suranné dans ces constructions de bout du monde. Si on retrouve des vitrines vantant et vendant tout l’attirail moderne pour le randonneur du vingt-et-unième siècle, il y a toujours à côté, cette épicerie affublée de publicités d’un autre temps, riche de quelques étagères de boîtes de conserves et surtout de rien d’autres. Des petites baraques à l’angle des rues proposent pour quelques pesos le « Completo », sorte de hot-dog enrichi d’une riche sauce à l’avocat. Sur la « Plaza de armas » du nom de toutes les places de renommée d’Amérique du sud, quelques tables de camping bancales portent patiemment des parties d’échecs concentrées, avares de gestes. Elles se mêlent à une jeunesse toute proche, bouillonnante, qui au contraire s’agite haut et fort sur les bancs délavés.

Nous tournons autour de la ville, sillonnons méthodiquement le quadrillage des rues jusqu’à ce que, las de marcher droit, nous descendions dans les ravines pour remonter rapidement sur les plateaux de l’autre côté de la rivière Simpson. Il y a des souvenirs alpins dans ce décor, un peu de relief de Savoie ou de Suisse que l’on pourrait facilement croire Européen.

On perd rapidement le bitume à la sortie de la ville. Hors de la carrera australe, plus d’asphalte, gloire à la piste patagonienne tapie de caillasse, veloutée de poussière. Les près sont larges, toujours plus longs, à disposition des bêtes éparpillées jusqu’à l’horizon. Si l’espace reste moins impressionnant que celui de la Patagonie argentine, il n’en est pas moins visuellement un royaume de liberté.

Nous reprenons la route le lendemain pour rejoindre un aber à deux heures de là. Un bus nous dépose à Puerto Aysen. Nous avons à peine le temps de faire provision d’empanadas et de pains ronds pour le déjeuner, qu’un minibus nous klaxonne au passage, demandant si nous allons à Puerto Chacabuco. Nous sommes embarqués immédiatement entre poupon et papy, mama et ouvrier en direction de notre destination finale du jour.

Chacabuco, village de maisons branlantes en tôles ondulées, en bois décolorés qui furent peints de couleurs vives sans doute un jour, semble comme éteint sur la berge d’un fjord aux montagnes sombres, aux eaux noires. Des ouvriers, femmes et hommes en cottes de toile, travaillent à l’aménagement de la route. Un ou deux camions stockés sur les trottoirs patientent jusqu’à l’embarquement. On s’installe sur une table d’un marché déserté à l’abri de la pluie qui menace, partageant notre casse-croûte avec le vent. Tout le reste semble figé, gravé dans l’immensité écrasante d’un sinistre décor.

Le navire Queulat, transporteur maritime du Grand Sud sillonnant sans répit le dédale patagonien, affrète marchandises et passagers d’une île à l’autre, d’un port oublié à une jetée plus ignorée encore, derniers avant-postes humains figés aux pieds de montagnes dévorées par la végétation. On embarque pour une trentaine d’heures de navigation à la lisière du pacifique.

Avant que la nuit ne tombe définitivement sur le labyrinthe marin, nous restons à la poupe, à l’abri du vent. Le bateau trace un sillon clair au milieu d’une eau noire ourlée de reflets d’argent. On distingue plus loin sur les sommets, la neige qui marque la frontière entre le ciel et les forêts d’épineux qui descendent des pentes raides. Nous espérons secrètement apercevoir une baleine, quelques sillages de lions de mer, un groupe de phoques en chasse. Il n’y a rien de tout cela ce soir, rien que la Patagonie silencieuse, vide de tout sens.

La nuit dans la salle commune, des néons blancs accrochés aux plafonds interdisent toute velléité d’intimité. On s’allonge sur des fauteuils au milieu des jeux et des cris d’enfants, au comble de l’excitation à l’idée extraordinaire d’être à cette heure ailleurs que dans leurs lits. Un couple débite à la mitraillette une langue espagnole cadencée à l’excès et rappelle que nous habitons ce soir au Chili. Une télévision couvre ce qu’il reste en creux de silence avec un épisode soporifique de télénovela. On boit du maté à chaque coin de siège, un thermos à la main, une bombilla aux lèvres. On pense qu’il faudrait être sur le pont aux aurores pour profiter du lever du jour. Ces promesses d’aurores semblent encore bien loin à cette heure. La nuit s’annonce longue et nous savourons d’avance nos insomnies dans les canaux patagoniens car on les sait uniques à l’échelle de nos vies. Une mère chante une comptine chilienne à ses enfants, le bateau roule, vibre et vit dans tous les replis du corps. On s’endort sous des projecteurs d’interrogatoires, sans pitié pour nos yeux éblouis malgré des paupières lourdes.

Sous la lune pâle, le bateau fait un arrêt de temps à autre dans le port minuscule d’une ile, un ridicule morceau de caillou dévoré par la végétation que l’on croyait désert. Les hommes montent sous la pluie par la gueule béante du navire tandis que les autres, les yeux encore plein de sommeil, le pas maladroit, s’apprêtent à rejoindre la nuit et le froid.

Le lendemain, le ballet des escales continue à un rythme lent. On partage le temps à remplir nos gourdes d’eau chaude sous le samovar de la cantine, à lire des livres capables en quelques lignes fulgurantes de vous expédier loin de la Patagonie, quelque part entre New-York et Saint Petersbourg. Et puis surtout on ne se lasse pas de scruter la mer dans l’attente d’un mouvement, d’une vaguelette incongrue. Deux dauphins du Chili s’amusent un instant devant nos yeux, nage solitaire d’un phoque, survol de mouettes de Patagonie. Ces instants sont rares, furtifs et semblent pourtant prêts à remplir le reste de nos vies. On reste appuyés au bastingage, doués soudainement d’une patience insondable.

Un phoque sort la tête hors de l’eau, nous observe longuement puis reprend sa route. Le pays est englué dans un ciel bas, noyé dans des traînes de nuages blancs immobiles. La pluie liquide ce qu’il reste de visible. Croiseur à la respiration régulière presque silencieux, le navire avance lentement dans un décor figé. Nous sommes des étrangers de passage, bercés d’un léger mouvement de balancement propice à l’assoupissement.

Le monde est plus lent qu’ailleurs sous ces latitudes. Il se règle à l’aune d’une nature qui ne court pas la montre, qui se contente d’être seulement présente sans n’avoir encore rien prévu pour le jour suivant.
Nous, empêtrés dans nos calendriers de papiers, nos trotteuses affolées, nous ne faisons toujours que passer. Tellement vite.  


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