Chiloe, Isla Grande

Lorsqu’on débarque sur le quai de Quellon, passés les bruits métalliques des passerelles mobiles, le grincement des engrenages du navire qui déverse sa cargaison, c’est la nuit qui prend soin de nous. Au bout de la jetée en béton, quelques taxis proposent une promenade nocturne, nous les doublons pour continuer à pied, comme d’habitude. Les lampadaires s’estompent au fur et à mesure que l’on s’éloigne du petit port de pêche. Nous nous enfonçons dans la ville par le chemin de la berge puis gravissons une colline dans une semi-obscurité qui inquiète autant qu’elle fascine. Arriver dans l’ombre en marchant un sac sur le dos dans un lieu inconnu est l’assurance d’entendre battre son cœur un peu plus fort. De là on doit certainement surplomber une jolie baie, invisible à cette heure. Minuit, on nous attend encore au fond d’une impasse. La succession continue de déménagements rend les installations rapides et sans bavardages inutiles, quelle que soit l’heure d’arrivée. Une jeune fille fait un rapide tour de sa maison, de la notre aussi désormais. La cuisine, deux tasses qui nous sont destinées, une bouteille de vin entamée sur la table si l’envie nous en dit, des chaussons d’enfants trainent près du poêle, et puis quelques pains ronds dans un panier en osier. A l’étage, notre chambre d’une courte nuit, plafond bas, sans fenêtre, cloisons en contreplaqués, un lit et puis rien d’autre. La douche délivre de deux jours de navigation, un café, une tartine de dulce leche, pris dans le silence d’une cuisine de nuit qui ressemble à un chalet. Et puis un sommeil lourd qui s’étale bienfaisant dans l’obscurité de Chiloe.

Le lendemain matin, la bruine semble lever le camp pour une courte durée. Nous laissons nos sacs dans le salon de la maison pour aller rejoindre une des pointes de l’île. Celle-ci marque la fin de la route panaméricaine, cette longue bande d’asphalte qui traverse tout le continent américain depuis le nord en Alaska jusqu’au sud en Patagonie, sur plus de vingt-deux mille kilomètres. Rêvée en 1923 pour établir une route unique qui relierait d’un seul tenant toutes les Amériques, elle s’est finalement transformée en un assemblage de multiples axes routiers nationaux passant les frontières de presqu’une quinzaine de pays. Ce bricolage routier ne l’empêche pour autant pas de demeurer un axe mythique aux yeux de nombreux voyageurs au long cours. Un chilien nous explique en arrivant que l’on peut obtenir un diplôme prouvant que nous sommes passés ce jour au bout de cette route, en le déclarant sur un site internet. Cela rappelle soudain que deux décennies plus tôt, la compagnie aérienne Aeroflot distribuait également des documents de ce genre lorsqu’on franchissait l’équateur dans le ciel. C’était alors surtout l’occasion de resservir une tournée de vodka à une travée russe déjà bien hilare. Ce matin, dans le vent incessant et la pluie qui menace au bout d’une Panaméricaine perdue dans les canaux de Patagonie, on se demande bien à quoi pourrait bien servir un diplôme sans vodka, ni russe.


Une dizaine de kilomètres d’une route maussade, un bout de pain et une banane pris sous le vent au bout de la Panam’ sont un joli cadeau de bienvenue sur l’île de Chiloe qui suffit amplement. Nous effectuons ensuite rapidement le chemin en sens inverse afin de récupérer nos sacs en début d’après-midi puis rejoindre le terminal de bus municipal de Quellon. Nous devons atteindre Castro au milieu de l’île avant la nuit.  

Chiloe est une vaste île habillée de forêts humides détrempées par des pluies régulières à l’est et de criques à l’ouest, où hommes et bateaux de pêches se sont installés pour y trouver l’abri. C’est aussi en réalité un archipel d’une quarantaine d’îles regroupées autour d’Isla Grande. Elle est parsemée de hameaux perdus, de villages de maisons en bois légères qui se réchauffent le soir autour de poêles en fonte. Entre des pommes et des poires dans les épiceries, sous les étals de viande dans les boucheries, on vend toujours quelques bûches de bois secs prêtes à l’emploi.

En 1567, elle est colonisée par les espagnols qui ont l’idée d’en faire une escale pour les navires de la couronne qui voguaient alors jusqu’au Pérou. Habitée par les indiens Mapuches, elle fût l’objet de nombreuses révoltes de la part d’un peuple réputé combattant. Les espagnols les chassèrent de leurs terres, les chiliens prirent le relais à l’indépendance. Aujourd’hui encore présents, ils restent toujours sous la menace de l’avidité de certains gros propriétaires terriens souhaitant s’accaparer des iles entières et les terres de l’archipel.

Chiloé, c’est aussi ce drôle d’endroit où l’on déplace les maisons lorsqu’on souhaite changer de vue. La minga, système d’aide communautaire précolombien fût adapté de manière originale sur ces terres. Et c’est ainsi que pour déménager la maison d’un habitant, tout le village prenait part à l’ouvrage et déplaçait sur des rondins des structures entières. On continue à pratiquer occasionnellement cette aventure collective et surtout à en célébrer le souvenir encore récent.

Sur l’île, on prend des bus, de ces autocars de campagnes qui s’arrêtent partout dès que vous levez la main, au bord d’une route, à l’orée d’une forêt, dans un port ou bien nulle part, là où vous êtes. On est secoués au milieu des vitres qui tremblent, prêtes à éclater. On entasse les cabas remplis de choses de la ville. Ça sent le rance, la sueur, les fruits mûrs, le feu de bois et puis l’odeur du tabac froid. Le chauffeur ne sourit jamais, tend l’oreille aux demandes des passagers, sourit quand même quand une gamine raconte son excitante journée à sa mère à la sortie de l’école. Il ne se passe rien et Chiloé défile en relief devant nos yeux. Le bus nous raconte ce qu’on ne voit pas, les fatigues ouvrières, les joies des retrouvailles, et parfois dans les paniers à moitié remplis, les fins de mois difficiles. Ces bus sont comme un stylo planté dans le cœur des chilotes qui raconterait leur histoire sur une route humide et noire.

On s’arrête un instant devant une voiture, coffre ouvert, stationnée sur le bord de la route. Un homme monte et tend un gros beignet à la crème au chauffeur. Puis dans un cageot, en propose aux passagers, on repart le car badigeonné de sucre et de sourires.

Terre de paysans, de marins, Chiloé est une bretonne qui s’ignore. Comme une succession de clichés mille fois remis sur l’ouvrage, on y cultive la pomme de terre et le beurre salé. Il y pleut un peu aussi. Elle est comme l’Armorique, un lieu qui n’a pas su choisir entre la mer et les plaines d’ajoncs, jouant les équilibristes virtuoses entre un granit sombre qui écorche les pieds et l’écume d’un océan qui patine le temps et les hommes. Elle est douée d’une lumière qui joue une partition d’exception entre les brumes et les bruines, les vents noirs et les soleils d’argent. Elle a comme la Bretagne, « un pied dans la mer, l’autre sur terre, un côté pour souffrir, l’autre pour se sauver ». Chiloé, lieu de naissance, point d’ancrage de Francisco Coloane. De père capitaine de baleinier et de mère paysanne, il fût écrivain par accident, parce qu’il était seulement né ici, en Patagonie. Et c’est là que ses errances le ramenaient toujours.

« La Huamblín, une goélette de soixante tonneaux, naviguait vent en proue avec son moteur auxiliaire, à proximité des Desertores, un groupe de six ou sept îles qui forment le dernier vestige de l’archipel de Chiloe, ultimes lieux habités avant l’immensité solitaire des mers du Sud »

Et pour achever le cortège des ressemblances, Chiloe est terre de légendes, de lutins mutins, de fées bienveillantes et de sorciers cabotins. Ces personnages racontent des histoires excentriques et savoureuses d’un âge ancien qui, comme en Bretagne, sont forcément vraies.

Castro, capitale d’un royaume d’une quarantaine d’îles ouvertes sur le Pacifique, recroquevillée au fond d’une crique, narre l’histoire de tout Chiloe.

Les palafitos d’abord, de Gamboas et de Puerto Montt, en équilibre sur les pilotis qui colorent la berge. Ils furent entrepôts, maisons d’habitations. On y pratiquait le commerce de la mer et de la terre, indifféremment selon l’époque et la saison. Ils étaient refuges pour les plus pauvres qui débarquaient sans rien dans la ville et devaient trouver à vivre, perchés sur des échasses plantées dans la vase. Elles sont aujourd’hui maisons d’hôte pour des voyageurs qui s’émerveillent toujours d’entendre le ressac de la mer depuis leurs chambres aux pans de bois colorés.

L’église de Castro aussi est une curiosité. Grande comme une cathédrale, elle affiche des couleurs jaunes et mauves originales et plutôt que se parer d’or et d’argent, préfère la simplicité désuète de la tôle ondulée. Lorsqu’on franchit le portail, c’est à l’intérieur, un bois de miel, lumineux et chaleureux, qui nous accueille. C’est serein et doux comme un chalet de Finlande. Et quand il fait gris, qu’il pleut des plik plok sur les tôles du parvis, c’est un refuge qui mérite amplement le qualificatif de lieu sacré. Car c’est là, assis sur un banc, qu’on attend les yeux mi-clos, des heures meilleures.

Chiloe fût terre de l’extrême pour les missionnaires jésuites puis franciscains. Ils furent à l’origine de la construction des nombreuses églises en bois à partir du dix-septième siècle. Quelques exemplaires auront traversé les épreuves du temps. Partout sur Isla Grande ou sur les autres îles, on croise ces maisons drapées de tuiles de bois, les bardeaux de cèdre de Patagonie. Les tejuelas protègent les façades des intempéries fréquentes et donnent aux villages de l’archipel, un caractère unique. Quelques petites fenêtres aux rideaux blancs, un tuyau de poêle qui sort d’un toit en tôle, qui fût de chaume un temps, un étalage de tuiles de cèdres supportées par une charpente tout en bois, les maisons de Chiloe ressemblent à des petits chalets sans prétention qui n’ont pour seule coquetterie qu’un peu de couleurs parfois sur leurs façades et n’ont pour unique rôle que d’abriter femmes et hommes du vent et de la nuit.

Le soir, le poêle en fonte réchauffe la maison restée froide depuis les heures nocturnes. Il flotte dans le sillage des flammes une odeur agréable de feu de bois. Dans une heure à peine, il fera trop chaud. On vit en relief dans ces habitations, loin de l’électrocardiogramme plat du chauffage électrique. C’est incontestablement moins confortable, mais c’est définitivement plus réjouissant de sentir la chaleur s’emparer de vous après avoir connu le froid trop longtemps. Les contrastes s’évertuent d’une certaine manière à nous garder vivants. On ouvre finalement la fenêtre, car cette fois il fait vraiment trop chaud.

De Castro, la gare centrale municipale mène partout où la route existe. On monte le matin au hasard dans un car sur lequel une pancarte invite à rejoindre l’attirant nom de Quinchao.

A vrai dire, le bus nous dépose sur une jetée au bord de l’océan. Un bac s’apprête à partir, un marin nous presse de venir, nous embarquons sans prévenir pour l’île de Quinchao sous un soleil et des sourires radieux. Nous serons un peu plus tard pris en stop par Paulina alors que nous marchions sans but très précis sur la route. Notre jeune conductrice est sage femme sur Chiloe et part rejoindre son père pour Pâques. Comme nous n’avons rien de mieux à faire, elle nous emmène visiter l’île par la petite route touristique qui longe la côte, puis nous laisse à Curaco de Vélez au pied d’une église du dix-huitième siècle tout en bois. C’est un village ancré dans une baie où les oiseaux animent de leurs vols un paysage d’aber breton. Pour l’heure le week-end de Pâques rend les rues silencieuses et presque vides.

Vendredi saint, le jour est férié au Chili, on rejoint de nouveau la route principale de l’île à pied sans savoir s’il y aura un bus à passer aujourd’hui. On tend encore une fois le pouce tout en marchant car la journée est déjà bien avancée et il faudra tôt ou tard penser à faire demi-tour pour récupérer un bateau puis un autre car sur le continent. Le stop fonctionne bien et il y a peu à attendre pour qu’un véhicule s’arrête sur le bas côté.

Achao a pour particularité de posséder la plus vieille église en bois de l’archipel de Chiloe. Nous sommes pourtant les seuls en cette saison à tourner autour faute de pouvoir y entrer. Par un carreau crasseux, on peut admirer le plafond en bois peint d’un bleu céleste.


Nous nous installons face à la mer en début d’après-midi pour un pique-nique d’exception, où le beau n’est pas dans l’assiette mais tout entier dans les yeux. On préfèrera toujours notre bout de pain trempé dans un air iodé face à l’océan plutôt qu’une riche assiette disposée sur une table d’un salon cloisonné. Ici c’est le vent, le soleil, le temps gris parfois aussi, qui suffisent amplement à pimenter le repas.

Deux jours plus tard, nous quittons le centre de l’île pour rejoindre l’extrémité nord. Ancud, il pleut d’une bruine hypocrite qui prend patiemment le temps de vous réduire à l’état d’éponge détrempée avant même que vous ne vous en aperceviez. La ville n’est pas très belle, elle semble s’être bâtie sans ambition architecturale, juste par accident parce qu’il fallait bien vivre quelque part. Les commerces animent vaguement des rues grises, délavées par les eaux froides du grand sud. Les vitrines toujours bloquées au vingtième siècle accumulent des bibelots inutiles, des vêtements qui furent à la mode il y a trop longtemps. Il y a comme une fine couche de poussière, un voile d’antan posé pour toujours sur les boutiques de la ville. Les habitations en bois, les couleurs passées, devenues pastels sans s’en apercevoir laissent transpirer des histoires de maisons hantées, des défilés de fantômes dans des couloirs sombres une lanterne à la main. Rien ici ne laisse penser que les vivants n’ont pas définitivement désertés ces maisons aux volets écaillés.

Le marché étale ses denrées locales. Les pommes de terre violettes, noires, orangées, jouxtent des paniers gonflés de gousses d’ail géantes et d’oignons gros comme des melons. Des algues brunes longilignes ficelées en paquets se vendent à côté des pignons de pins d’araucarias. On expose des tomes de fromages, gras comme le beurre voisin.


La journée lorsqu’il pleut un peu moins, on grimpe sur des points de vue aveugles, irrémédiablement bouchés par un brouillard inextricable. On marche entre les flaques, tapant maussades quelques cailloux sur le chemin en attendant un possible mieux qui ne viendra jamais. On ne s’ennuie pas, on espère juste le soleil.

Nous étions venus à Chiloe pour l’amour de quelques lignes d’un écrivain chilien. Il parlait des tempêtes et des vents furieux lancés dans les canaux de Patagonie, il évoquait le quotidien rude des gens de mer, les mains calleuses de ceux de la terre, il disait formidablement les silences troublants des lieux et son amour pour un monde de dentelle de pierre perdu aux confins du monde. Nous repartons ce matin avec le fort sentiment d’avoir sillonné les sentiers d’un archipel de légende comme autant de pages d’une œuvre de Francisco Coloane qui racontait ce pays avec des mots lumineux, tragiques et dantesques, témoins d’une humanité diluée au milieu d’un paysage trop grand. Si l’écrivain était un remarquable conteur, il n’était certainement pas un affabulateur. La Patagonie chilienne n’est pas une chimère et Chiloe en est sa porte d’entrée. Tout avait donc été déjà mieux dit. Nous n’avions fait que nous promener au milieu d’un roman superbement écrit.

Ce soir, par chance et aussi par vouloir, nous dormons à Chiloe ce soir. Il fallait bien emprunter ces quelques mots à un autre baladin, breton cette fois, pour exprimer une telle ile du bout du monde.


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