Le chili est une grande girafe américaine. Elle s’étire sur plus de quatre mille kilomètres pour une moyenne de deux cents de large. Aucun pays ne doit être aussi affuté pour une course sur un couloir entre l’océan Pacifique et la cordillère des Andes. Les mapuches racontent que le monde a été créé dans le sillage d’un conflit entre deux reptiles, Cai Cai pour la divinité de la mer et Tren Tren commandant en chef de la terre. Les guerres répétées furent à l’origine des raz de marée, des tremblements de terre, de la création et du réveil des volcans. Et c’est cette longue discorde qui aura façonné un Chili actuel si atypique. Entre deux déserts exceptionnels, avec au nord l’aridité de l’Atacama et au sud le vent de la Patagonie, le cœur de cet étrange géographie semble couler des jours paisibles en Araucanie.



On cogne à sa porte en laissant la Patagonie à Puerto Montt, ville-port industrielle qui relie la Terra Incognita au reste du monde connu, pour rejoindre Valdivia. Nous ne savons toujours pas précisément pour quelles raisons nous sommes arrivés dans cette ville. Il y avait d’abord Paulina la sage femme de Quinchao qui y avait fait ses études et nous en avait parlé. Notre carte de géographie aussi nous la vendait plutôt bien, la détaillait comme une ville d’eau, partagée entre mer et rivières et l’affichait sur le papier dans de larges habits printaniers traversées de venelles liquides au tracé indécis et d’auréoles bleues pervenches. Une autre raison plus pertinente peut-être était qu’un bus y passait ce jour-là et que nous y avions tout simplement jeté nos sacs. La chaleur abandonnée depuis le nord de Chiloe était retrouvée en sortant de la gare routière. On suait presque de plaisir en remontant, sous un soleil réparateur, les trottoirs de Valdivia.



Postée à l’embranchement des deux rivières, à seulement quelques kilomètres de la mer, la ville étudiante cumule les facultés, jalonne ses rues de campus animés où une jeunesse débarquée de Patagonie vient faire son apprentissage des belles lettres, des sciences et de quelques autres essentielles humanités. On laisse nos affaires dans un quartier populaire où la tôle rouillée s’imbrique volontiers avec la gentillesse des habitants et les chevrons de bois de récupération. Notre maison fait du bruit, grince un peu lorsqu’on fait un pas et un plafond excessivement bas laisse dés notre arrivée de nombreuses bosses sur la tête. On ressort rapidement afin de cicatriser sous le soleil.



La rivière Calle Calle cerne le centre-ville et c’est agréable de longer l’eau en compagnie de coureurs, d’étudiants allongés sur l’herbe, de simples promeneurs que nous avions perdu l’habitude de croiser depuis un mois dans le désert patagon. On glisse des pelouses du jardin botanique aux allées couvertes des campus universitaires, alternant entre la bande d’étudiants délurés rivalisant d’excentricités et le jeune couple à peine né, déjà enlacé pour l’éternité, se promenant le long d’une rivière ensoleillée. On croise par une fenêtre l’indéboulonnable studieux encore penché sur ses grimoires dans une salle de cours trop tôt éteinte, on esquive les sportifs dévalant le bitume gris des rues étroites de la ville, on en admire d’autres encore tirant fort sur les avirons d’une élégante libellule planant sur la rivière Calle Calle. Il y a les bruyants, fabricants d’étincelles à peine maitrisées, les timides, esquivant d’un habile contournement la foule de la place des armes et puis toujours, l’incorrigible rêveur callé sous les branches d’un arbre centenaire, car c’est là une place de roi, sinon de choix. Il y a ici une humanité naissante qui ne sera probablement pas différente de la précédente mais qui possède l’heureux mérite et la merveilleuse arrogance de le croire.






Le soir nous prenons rendez-vous avec les lions de mer qui ont élu domicile sur les terrasses de la ville au dessus de la rivière. Monstres marins, maladroits et indolents à terre, espiègles et fluides dans l’eau, ils sont une source d’observation fascinante et de gaieté pour les passants. Nous sommes ébahis par tant de puissance lorsqu’un d’entre eux ouvre la gueule au ciel, baille éhontément ou émet un cri rauque hors d’âge en élançant violemment la moitié d’un corps massif contre un congénère trop envahissant. Nous sommes attendris lorsqu’un autre sèche une crinière luisante, affalé, immobile et paresseux sous un soleil couchant.



Un dernier rayon fait apparaitre à la surface d’une peau sombre des cicatrices roses et blanches, souvenirs visibles de vieilles batailles navales redoutables. Nous avons régulièrement rencontré ces animaux depuis la Terre de Feu sur la route maritime australe, mais les côtoyer à quelques ridicules mètres de distance, installés sur un même trottoir de béton qu’eux, rend ces géants marins soudainement familiers. On s’amuse ce soir de ce constat de voisinage. Nous étions déjà venus les saluer le matin au marché sur les quais lorsque comme nous, ils venaient faire la queue à la poissonnerie tandis que nous remplissions notre cabas de légumes au stand d’à côté. Et à cette heure de miel, animaux et badauds réunis sur une même berge, gardons les yeux mi-clos, le visage tiède tendu vers le ciel afin de profiter ensemble d’un dernier instant de soleil en cette fin d’après-midi à Valdivia.



C’est aussi depuis cette ville qu’un français, oublié depuis, du nom d’Antoine de Tounens pris ses rêves à bras le corps. Cet homme jugé fou par à peu près le reste du monde se voulut roi d’un royaume rêvé en terre australe, bien loin de son Périgord natal. Avec quelle force inouïe, dans quel songe insensé faut-il puiser pour aller traverser l’Atlantique en 1858, partir à cheval dans les plaines d’Araucanie afin de s’entretenir autour d’un feu de camp, d’un projet de royaume indépendant avec les terribles indiens mapuches alors qu’eux-mêmes sont en guerre contre les chiliens désireux d’étendre leur état vers le sud ? Comment peut-on inventer un royaume qui n’existe pas, se faire nommer roi d’Araucanie en 1860 par les caciques mapuches, demander l’appui de la France de Napoléon III, se faire expulser par les autorités du Chili et ne jamais renoncer à sa volonté d’exaucer ses rêves ? Comment peut-on finir ainsi sa vie, miséreux et misérable, dans son petit village de Tourtoirac en Dordogne où il ne se passe jamais rien, être raillé par ses pairs, moqué par les enfants dans la rue mais toujours, sans jamais renoncer, se proclamer roi d’Araucanie ? Orelie-Antoine 1er eût un destin à la hauteur de ses rêves en troquant un costume d’avoué, trop étriqué à son goût, pour partir chevaucher librement l’espace d’un instant seulement les plaines du grand sud de ce monde. On considérera sans doute que le prix à payer pour cet éphémère coup d’éclat fût horriblement cher puisque l’obsession de toute une vie le mena définitivement à sa perte économique et sociale. Mais dans nos songes les plus fous, bercés par le fracas et les soubresauts de la route, c’est malgré tout en roi d’Araucanie haranguant un peuple mapuche debout, que nous continuerons toujours à l’imaginer. L’Araucanie mérite bien un beau rêve de liberté et une légende à sa mesure.




Et puis un peu plus loin, plus terre à terre, il y a Pucon, la ville balnéaire et réputée de la région des lacs. Propre et belle, prête à pouponner les touristes fortunés, alignant ses boutiques nord-américaines ou européennes qui promettent de transformer, en un code de carte bancaire, les citadins fraichement débarqués en de vaillants aventuriers suréquipés pour partir affronter une rivière en rafting, des sentiers escarpés de montagne, et tout ce qui pourra faire oublier au moins un instant la désespérante monotonie du quotidien. Car sous ses airs de lieu de retraite cossue et paisible, Pucon a le bon goût de s’être installé au pied d’un des volcans les plus actifs de la planète, le Villarrica.




Sur les pentes alentours des montagnes andines, sous le regard de braise des volcans qui ne dorment jamais, il existe une forêt qui raisonne comme un appel à tout quitter pour venir connaître une existence d’ermite au milieu de la beauté du monde. Bâtons de marche en mains, nous nous contentons cette fois d’aller nous y faufiler et de nous y perdre seulement, l’espace d’une course étourdissante.



Il faut d’abord grimper, à la descente du bus, quelques centaines de mètres de dénivelés et quelques kilomètres sur un chemin ingrat et abrupt de poussière et de cailloux pour atteindre le refuge Aserradero du nom de l’ancienne scierie de la région de Villarrica où l’on exploitait le coigüe pour la menuiserie. Et puis on se faufile dans le sentier sombre d’une pinède qui continue de monter. C’est là que la magie prend corps.

Sur ces reliefs volcaniques grandit une forêt fascinante. C’est un univers de silence où seul le pic de Magellan, le carpintero charbon à la houppe écarlate vient, de son bec, heurter le tronc droit et large du coigüe et troubler sous la canopée une surprenante absence de son. Colosse végétal, l’arbre nous réduit à l’état de liliputiens, le cou à angle droit, la tête tendue vers le ciel pour en contempler la cime. Des lichens verts de gris laissent diffuser une lumière douce en sous-bois où s’épanouissent fougères et bambous souples d’un mètre ou deux. Nos pas sont absorbés par une épaisse couche de terre élastique et souple. Seuls nos bras parfois accrochent une branche, les têtes aussi effleurent quelques ombrelles végétales courbées sur le chemin, venant distraire un théâtre d’ombres et de lumières sans mots.



Et puis il y a l’Araucaria. C’est le nom d’un arbre presque sans âge, qui hante de ses bras étranges, les reliefs de la région des lacs. C’est un drôle de pin qui pourrait s’être évadé de la préhistoire. C’est un regard austère de trente mètres de haut, aux branches lourdes parées d’une armure d’écailles, capable de vivre jusqu’à deux mille ans entre les soubresauts de la terre et le vent de la mer.

Il est sacré aux yeux des indiens, il est devenu monument national pour l’ensemble des chiliens. Avant d’entrer dans ces forêts, les premiers habitants en demandaient impérativement la permission aux arbres. Ignorants d’une courtoisie pourtant élémentaire, c’est en quelque sorte par effraction que nous sommes entrés sur un territoire considéré comme sacré par le peuple qui y vit.


Le double nom de cet arbre vient de loin. Il est « Pehuen » au Chili, de celui de la tribu des Pehuenches, « Les gens du pin », montagnards nomades des Andes du sud, frères des indiens mapuches, qui se nourrissaient en partie avec les graines de ces arbres. Grillés ou bouillis, consommés frais ou transformés en farine pour fabriquer le pain, les pignons, gros comme une amande, accompagnèrent la vie de ces chasseurs-cueilleurs durant des siècles. La seconde désignation d’araucaria arrivera plus tard, depuis l’autre monde. Il est inventé par des botanistes européens, en relation avec le nom désignant les indiens rencontrés sur ces lieux, les araucans d’Araucanie.

Ces forêts sont une cathédrale de lumière où le ciel est étayé par des araucanias et des coigües d’une majesté absolue. Rien, ni la folie des hommes ni leur génie à créer de temps à autre un peu de beauté ne pourront jamais supplanter la splendeur inouïe de cette nature. Nous nous taisions, heureux condamnés, réduits à marcher le nez en l’air dans cette galerie sylvestre des beaux arts, tâchant cette fois, de rester à notre place en nous efforçant de ne rien abimer.



Entre ces forêts, la laguna Negra est un plateau humide qui offre une respiration dégagée vers le ciel. Il faut monter mille mètres de dénivelés sur plusieurs kilomètres pour l’atteindre. L’eau est rare à cette époque de l’année et les marais sont réduits à quelques étroits miroirs posés entre les herbes folles et les joncs brunis de soleil. Des arbres morts blanchis comme des squelettes d’animaux préhistoriques marquent la plaine de leurs présences. Même couchés et vaincus par le temps, les araucanias imposent aux regards une splendeur figée.

Il faut encore grimper par un sentier en zigzag pour atteindre le sommet de la montagne. De là on peut enfin se saouler d’un paysage volcanique ineffable. Par delà les forêts et les pentes minérales, les volcans sont un spectacle des plus réjouissants. L’un à la cime affutée retient encore quelques neiges éternelles, et attend que l’hiver proche lui fasse don d’un immaculé manteau neuf. Le second est une table au sommet arasé et pourrait aisément se faire éclipser par la jeunesse de ses confrères. Et puis il y a le Villarrica, un panache de fumée s’étirant haut vers le ciel annonce qu’ici plus qu’ailleurs la terre est vivante et régit le monde.

Volcan parmi les plus meurtriers, les plus dangereux répertoriés, il est celui qui fascine les regards instantanément. Ses volutes verticales, obliques ou diffuses en fonction du vent, effacent un instant le paysage alentour. Le volcan et rien d’autre. Nous gardons en mémoire l’intense souvenir de l’ascension des pentes de l’Etna en Sicile, la chaleur sourde dégagée par la terre et la glace découverte en creusant sous les scories noires. Cette rencontre fût fascinante. Aujourd’hui, ce sont quelques signaux de fumée s’échappant d’un cratère chilien qui nous laissent silencieux et désarmés face à un tel spectacle.

Depuis « El Cañi » qui signifie en Mapudungun, la langue mapuche, le deuxième œil ou la vision qui transforme, nous restons seuls le temps d’une infusion d’émotions. Puis on amorce sans tarder la descente de la montagne au pas de course afin de ne pas rater le bus qui nous ramènera à la maison.





Ce soir, dans Pucon, les rues sont vides. Deux ibis à faces noires se dandinent sur le trottoir, leurs longs becs heurtent méthodiquement le macadam. Notre assiduité à observer ses échassiers nonchalants alterne avec le glanage de branches de bois secs destinées à allumer le poêle de notre cabane cette nuit. Les températures commencent à baisser ici aussi malgré notre remontée vers le nord. Une vieille femme curieuse nous regarde par le carreau de sa fenêtre. Un signe de la main, un carrefour désert, une voiture passe, la nuit approche en même temps que la fraîcheur se dépose sur les épaules. Notre sac de bois est rempli, quelques canidés errants nous rejoignent, on sympathise à l’heure d’entre chiens et loups. Dans le prolongement de la rue, on distingue toujours, à l’approche de la nuit, les fumerolles laiteuses du volcan Villarrica qui s’élèvent à la verticale de la terre. Le volcan et rien d’autre. Nous nous accordons une dernière volute de fumée pour la route. Et retardons une fois encore l’instant du retour à la maison en s’exerçant à la contemplation du monde. On ne s’ennuie jamais vraiment tout à fait à vivre les yeux ouverts.



En savoir plus sur Ribines et Godillots
Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

