Chambre avec vue : Valparaiso, Santiago, Mendoza

Valparaiso, c’est un chant de marin. C’est un nom qui laisse dans son sillage des effluves de rhum, des histoires de traversées océanes malmenées depuis l’autre côté du monde. Après avoir essuyé tempêtes atlantiques et bourrasques de Cap-horniers, tout pirate qui se respecte débarque forcément dans un troquet d’une ruelle en pente du cerro Allegre, une pinte de pisco à la main et de l’eau salée au fond des yeux. Cela faisait bien longtemps que ce nom était entré dans l’éclectique panthéon de nos cités de légendes, et en y posant le pied cette fois-ci pour de bon, nous avions évidemment convoqué toute notre galerie d’indémodables clichés qui lui collait au blason.


Valparaiso est avant tout un port et on le comprend immédiatement en arrivant en ville. Les constructions se sont d’abord élevées sur le plat, sobrement nommé « El plan ». Quartier historique des affaires maritimes, immeubles et entrepôts remplis de marchandises, marché central débordant de légumes dans les rues adjacentes, et puis le port, industriel, taillé pour le labeur des hommes et les gesticulations des grues déversant leurs containers de couleurs sur le quai. Il fût l’escale majeure des navires qui transitaient par le grand sud du Pacifique à l’Atlantique jusqu’en 1914, date d’ouverture du canal de Panama. Ensuite l’activité ralentit mais la ville conserva dans son nom tout le parfum du tumulte des grandes aventures commerciales maritimes. C’en était fait de ces quelques lettres, Valparaiso resterait pour toujours une aventure pour de nombreux gamins trainant leurs guêtres sur les jetées du monde entier.

« Plus d’un y laissera sa peau,
Good bye, farewell, good bye farewell
Adieu misère, adieu bateau,
Hourrah, oh ! Mexico, O, O, O,
Et nous irons, à Valparaiso, Haul away, Hé !
Oula thaler ! Ou d’autre y laisseront leurs os.
Hal’ matelot, et ho-hisse et ho ! « 

La ville est animée d’errances et de commerces informels. Partout sur les trottoirs, des couvertures étalées distillent leurs cargaisons de marchandises hétéroclites, babioles inutiles qui brillent, paires de chaussettes et bonnets acryliques, casseroles en fer blanc et ampoules électriques. Tout est livré là en vrac à ciel ouvert sans le moindre plan ni prix, sans mode d’emploi de ce magasin des miracles et de la débrouille. Il faut s’accroupir, toucher un objet du bout du doigt pour qu’un individu surgisse du porche d’un immeuble ou de la cantine voisine pour donner une valeur à l’objet.

Autour d’El plan, la ville prend de la hauteur. C’est un paysage de collines abruptes et de ravins à pics qui encercle le plat. Elle est montée en même temps que les migrations débarquaient, que la population s’étoffait autour des pontons à partir du dix-neuvième siècle. La plupart des villes se racontent de la même façon, par accumulation de misères noires contrebalancées par des rêves insondables. Valparaiso s’est étagé de la même manière en deux siècles. Les collines sont occupées par les cerros, on y construit des affinités en même temps que des baraques de tôles avec des matériaux récupérés sur le plat d’en bas. Des escaliers étirés en pagaille sur ses flancs en relient les vies, organisent un quotidien difficile, et continuent de braquer les regards loin en direction des eaux bleues du Pacifique.

Aujourd’hui une quarantaine de cerros forment un amphithéâtre presque cohérent qui fait salle comble autour du port, d’où converge toutes l’activité économique. Chaque colline possède son nom, Conceptión, Polanco, Artillería… Tout mamelon est un univers à part où les porteños, les habitants de Valparaiso, se reconnaissent et s’identifient même lorsqu’ils se croisent ailleurs dans le monde. On est d’Alegre ou de Bellavista avant d’être chilien, frères et sœurs d’une seule colline, d’un bout d’escalier raide comme une échelle de meunier qui déboule au milieu d’une épicerie sombre, d’un bistrot bruyant ou d’une panaderia qui sent tout le temps le levain.

Il faut s’échapper du niveau de la mer par des venelles raides, des escaliers gris peu engageants. La ville est promue labyrinthe en contraste avec la rigueur géométrique du centre, les cerros ont laissé les plans et les équerres en bas sur les quais. Assis sur des marches, deux ou trois personnes roulent minutieusement quelques brins d’herbes séchées dans une longue et fine feuille de papier. L’odeur de marijuana s’échappe par une venelle, effluve végétale brulée très aromatique qui adoucit certainement le gris du pavé. Nous passons les heures qui suivent en perdition. On escalade au hasard en comptant les marches, on serpente de ruelles en impasses, on guette l’embrouille un peu aussi. Car la mauvaise réputation de Valparaiso nous précède depuis trop longtemps pour en faire totalement abstraction. Une âcre odeur de poudre traine encore dans son sillage lorsqu’on évoque son nom. Ville de dockers et de voyous, Valparaiso promet sur le papier de vous laisser pour mort avant même d’avoir passé la porte d’entrée. La vérité est que le danger annoncé s’estompe et se nuance dès lors que l’on s’enfonce le nez en l’air dans les cerros. Fresques monumentales et dessins colorés exposés sur les murs se chargent de nous embarquer avec force dans un monde de fééries où le talent et la création l’emporte sans condition sur les dents qui claquent et les genoux qui tremblent. Valparaiso est un feu d’artifice, capitale du dessin de rue et de la couleur, elle est mille histoires peintes sur ses murs décrépis.

On dit que c’est le poète Pablo Neruda, natif de la ville, s’inspirant d’artistes muraux alors qu’il était consul au Mexique au début des années quarante, qui invita ces derniers à Valparaiso pour agrémenter les murs des cerros. En 1973, sous le général Pinochet, la peinture fût acte de rébellion contre la dictature. Et à partir de 1990, elle donna l’occasion à la ville de se faire reconnaître internationalement comme ville de création artistique.
Depuis les fresques murales ont envahi certaines collines pour amener la couleur là où le quotidien voyait la vie en sépia. Elles sont rejointes par de nouvelles œuvres, d’autres par manque de moyens ou d’envie, périclitent, passent au soleil, se patinent sous les embruns du pacifique.  

Valparaiso est cette heureuse ou malheureuse alchimie, selon où l’on place le regard, d’une ville laborieuse et ouvrière en mal d’activité, d’un espace artistique à ciel ouvert qui se jette furieux dans une mêlée joyeuse et créative puis qui regrette aussitôt d’en avoir trop peint. Elle est cette ville qui se voudrait touristique et qui laisse toujours traîner son cran d’arrêt bien en vue sur la table. Elle est hirsute, sale autant que lumineuse, elle foisonne de vie dans son marché central et impose un silence pesant dans ces venelles désertées un peu lugubre.

« Valparaiso, à quel point tu es absurde. Tu ne t’es jamais donnée la peine de peigner tes cheveux, tu n’as jamais eu le temps de t’habiller, la vie t’a toujours surprise » , Neruda interpelle sa ville natale comme un voyageur qui se serait égaré dans les interminables escaliers des cerros, perdu dans une ruelle coupe-gorge autant que dans les fresques lumineuses des artistes, l’aurait enfin contemplé, illuminée toute entière par une nuit de voltige depuis la hauteur de ses balcons, pour finir étonné par cette cité encore esquissée au brouillon sur une feuille toujours un peu chiffonnée. Valparaiso est à l’image d’un continent en fusion, pétri de bonnes intention, qui adore vous serrer dans ses bras pour vous montrer son amour et qui parfois en profite pour vous étrangler un peu.

Deux jours passés, deux heures de routes, un autocar, nos deux sacs au milieu d’une foule plus dense, les kilomètres s’enchainent sur les trottoirs de la capitale chilienne. Une chambre avec fenêtre sur cour. On sort immédiatement pour marcher, sentir, voir. Pour ne pas rester aveugle dans un monde qui gronde et qui bat toujours fort. Il fait gris aujourd’hui à Santiago.

Santiago du Chili, drôle de ville, où la crise a remporté une guerre qui la laisse aujourd’hui comme dévastée. C’est un jeune mexicain vivant à Buenos Aires et venu assisté à un congrès dans la capitale chilienne, qui nous expliquera cette morosité ambiante. Santiago est une ville grise, où le temps et la pollution se sont chargés de ternir les façades de ses murs.

C’est aussi une architecture anarchique qui, encombrée par ses bâtiments historiques, a flanqué à côté de vulgaires constructions de bureaux sans envergure et sans âme. La faute à un général Pinochet qui avait renoncé à réfléchir à l’urbanisme de la ville et laissé une place libre et rentable aux promoteurs immobiliers du moment. Le goût des belles choses avait peu pesé dans la balance d’un libéralisme sans frein. C’est ainsi que l’on retrouve aujourd’hui un vulgaire immeuble commercial aux vitres teintées, accolé à un bâtiment néo-gothique où la recherche manifeste d’une esthétique faisait au moins partie du cahier des charges des bâtisseurs.

Mais c’est surtout un air du temps maussade qui semble peser sur les épaules voûtées d’une population victime d’une économie de marché débridée et continue de fleurir depuis l’ère de la dictature. Par manque d’imagination et un peu comme partout, le pays s’est mis bille en tête de générer de la richesse sans trop vraiment savoir pourquoi, à la mode libérale et inégalitaire. Alors pour une simple augmentation du prix du ticket de métro, Santiago soudainement s’est mise à brûler, à raisonner de bruits de casseroles, et à vibrer d’une colère immense envers les injustices d’un pays qui avait pris pour habitude de se fier les yeux fermés à l’électrocardiogramme de l’intouchable Produit Intérieur Brut sans jamais se pencher à la fenêtre pour regarder vivre les trottoirs de sa ville.

La révolte de 2019 laissa quelques morts dans les rues, beaucoup de blessés sur les civières, et quelques milliers d’arrestations dans les commissariats. Et c’est peut-être cette charge trop lourde posée sur la tête de ses habitants que nous donne à observer ces derniers jours Santiago sous un ciel bas et gris. Les traces des émeutes de 2019 restent toujours dans les mémoires autant que dans les rues, on remarque les socles vides des statues arrachées, les slogans en colère sur les murs, les camions blancs grillagés des forces de l’ordre toujours postés sur les boulevards, en attente d’une prochaine révolution.

On se réfugie en fin d’après-midi dans le musée des beaux arts pour y admirer la verrière toute européenne et la mise en place d’une exposition aux dimensions hors normes où la laine des troupeaux raconte le goût et la poésie des grands espaces, la culture des gauchos et les traditions chiliennes.

Et puis surtout le lendemain matin on se jette dans le musée d’art précolombien où face à la noirceur d’un monde réel, aux prises avec un présent plombé, on vient décrocher une promesse de mise en apesanteur dans un lieu de mémoire exceptionnel dévoilant une humanité peuplée d’esthètes éclairés, d’artistes curieux et d’artisans créatifs, qui sans choisir entre la tête et les mains furent capables de transformer la glaise, le bois ou le fer en une œuvre d’art universelle.

On y expose toute l’histoire précolombienne, de l’Amérique centrale à la Patagonie. Les pièces d’orfèvreries, les poteries décorées, les statuettes hiératiques et les tissus d’ornement, y sont remarquablement mis en valeur. Et c’est en se noyant dans la culture Aztèque, Maya, Inca, ou Mapuche, que l’on prend conscience, ignorants et bien maladroitement, de la richesse exceptionnelle du genre humain. Sans rien connaître de ces peuples, si ce n’est quelques dates essentielles, c’est tout entier que l’on se jette dans les chefs-d’œuvre exposés.

Cette promenade mémorielle fait inévitablement remonter d’autres souvenirs de claques esthétiques reçues lors de visites de musées ou de monuments dans le Péloponnèse en Grèce par exemple où nous faisions alors provision presque chaque jour de beautés antiques. On remet aussi en perspective une statue inca, une poterie maya, un tapis de selle mapuche, avec une Europe en construction lors d’époques similaires. On s’amuse des analogies rencontrées entre un dessin sur un plat en terre vieux de 1500 ans et une œuvre du vingt-et-unième siècle croisée dans une exposition d’art contemporain dans un autre coin du monde.

Quel vertige dans ce sous-sol où dans une chambre noire à la lumière tamisée, une collection éblouissante de chefs-d’œuvre indiens vous explose sans prévenir au visage. Pièces d’orfèvrerie, système de cordelettes comptable inca, statuette effrayante de l’île de Pâques. Ces endroits vous collent aux murs sans vous laisser l’occasion de se défendre. Tout est beau dans ces tréfonds et un simple ticket de musée se mue en un sortilège secret offrant l’accès à un trésor caché dans une boîte à bijoux ciselé d’or. On regrette seulement que tout ceci reste presque invisible pour la ville qui palpite péniblement un étage au-dessus.

On quitte Santiago la nuit depuis une gare routière en ébullition où les histoires se réinventent à chaque départ de bus. Nous montons dans celui qui nous fait passer la frontière vers l’Argentine en faisant nos adieux au Chili sur une ligne de crête andine à 3500 mètres d’altitude pour rejoindre la plaine de l’autre côté de la montagne.

Mendoza est une oasis inventée au pied des contreforts des Andes. Avant l’installation des espagnols en 1561, les indiens Huarpes, Incas et Puelches avaient développé un système de canaux d’irrigations permettant de créer une agriculture ingénieuse dans ce qui était initialement un désert.

Les européens exploitèrent ensuite les indiens et ses inventions à leur avantage. Plus tard au début du dix-neuvième siècle, le grand Libertador, le général San Martin, gouverneur de la région, lèvera l’armée des Andes depuis la ville, qui participera à la guerre contre les espagnols et débouchera sur l’indépendance de l’Argentine, du Chili et du Pérou. Aujourd’hui, si elle est une cité d’envergure à l’échelle du pays, elle est peut-être la plus calme d’Argentine, vivant sur une prospérité agricole et une situation géographique et climatique enviable.  

Mendoza arbore une stricte géométrie où le carré est la figure vénérée. C’est un damier parfait où les rues à angle droit nous laisse penser qu’il faut être un peu fou pour ne pas avoir eu envie, au moins dans un instant d’égarement ou peut-être lors d’une légère ivresse, d’insérer dans ce dédale de parallèles ne serait-ce qu’une légère ondulation, le début d’une courbe, un soupçon de zigzag dans cette ville qui marche décidemment trop droit.

Mais on apprécie curieusement vite Mendoza. Plutôt que de s’y ennuyer ferme en défilant au pas, nous prenons plaisir à marcher sur les grands boulevards bordées de trottoirs pavés de blanc et couverts d’arbres majestueux, platanes ou encore frênes élégants, offrant l’ombre à la quasi totalité de l’agglomération. Les canaux, larges d’un mètre et tout aussi profond, quadrillent de la même manière toute la ville.
Si elle adopte un rythme provincial, elle n’en est pas moins commerçante et vivante. Elle laisse le regard vagabonder sur mille détails du quotidien sans importance et donne au promeneur l’occasion de se faire passant sans souci dans un monde sans problème. Elle est aussi moins excitée qu’ailleurs, moins agressive, plus douce. Le soir, les parcs se remplissent de badauds. On y vend son travail d’artisanat à un prix modeste, on y fait le clown avant de tendre son chapeau, on goutte pleinement la joie d’habiter Mendoza, ville d’un million d’habitant au milieu du désert.

Autour les vignes emportées dans les malles des conquistadors, développées plus tard entre autres par quelques émigrants bordelais, assurent la réputation internationale de la ville. A l’est, juste à la sortie, les ondulations du relief annoncent la proximité immédiate de la barrière des Andes, protégeant la cité d’un climat hostile.


Nous prenons ce que nous offre Mendoza, le calme et la lenteur. Elle est aussi une première pause depuis deux mois sans avoir eu à suivre un sentier de poussière ou errer au petit matin dans une gare routière. Elle clôt ce tryptique transandin qui en trois haltes citadines, trois visages américains, nous aura délivré un pan entier de l’histoire du monde de ces siècles derniers.

Trois jours se sont déjà écoulés, nous arrivons à midi à la gare routière de Mendoza. Un bus embarque ses passagers pour vingt heures de routes, nous en sommes. Pourchassés par l’hiver depuis la Terre de Feu, il faut remonter vers le nord sans tarder. On aura ainsi tout en roulant, le temps encore, de continuer à se raconter des histoires.


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