
Extrême nord de l’Argentine, Salta nous ouvre la porte qui mène à l’altiplano. Avec le plateau tibétain elle est l’autre terrasse sur la terre, perchée à plus de trois mille mètres. Elle surplombe en silence la foule qui s’agite plus bas, noyée dans sa surconsommation d’oxygène et ses contradictions.

Au pied de la cordillère à mille deux cents mètres, la ville de Salta recèle de bâtiments à l’architecture espagnole, vestiges de l’ère coloniale. La cathédrale, rose, et l’église Saint François, framboise, sont deux édifices emblématiques du dix-neuvième siècle, tout droit sortis d’une bonbonnière, qui servent de repères lorsqu’on marche à l’estime.




Les rues plus étroites qu’à Mendoza retrouvent des dimensions européennes et débordent à l’heure de la sortie des écoles, d’embouteillages de fourgons sans âge aux feux rouges et d’enfants en blouses tachées de couleurs, courant chez les vendeurs ambulants d’alfajores postés à l’angle des rues. Il fait souvent beau, l’air est doux et sec en fin d’après-midi, on traîne la savate en même temps que notre curiosité sous de faux airs printaniers par un début de soirée d’hiver andin.



Sur la place principale toute verticale de palmiers longilignes et sous les arcades blanches qui l’entourent, quelques notes d’une flûte de pan, la couleur d’un poncho, transportent instantanément le citadin vers les hauts plateaux. Il tarde encore une fois de partir vers le nord.



Pour l’occasion un pick-up remplace cette fois nos éternels bus d’occasion. Nous souhaitons rejoindre des lieux sur l’altiplano difficilement accessibles en transport en commun. Et puis paradoxalement, nous montons surtout dans une voiture pour aller la garer un peu plus haut sur le bord de la piste, à l’entrée d’un sentier de chèvres, là où peu de monde passe. En voiture, marcher n’est pas une option.



Si l’asphalte est présent au creux de la vallée qui remonte vers la Bolivie, la piste n’est jamais bien loin et il suffit d’un coup de volant pour rejoindre un univers un peu moins somnolent. Les souvenirs d’une Namibie déjà trop lointaine refont surface à travers les nuages de poussières et les dérapages aux frontières des ravins. Il y a quelques mois, nous passions le tropique du Capricorne un midi sous un soleil du diable et l’on s’arrêtait le temps d’une pause à Solitaire. Ici, on franchit le Rio Grande presqu’à sec pour croiser le lieu dit Condor et stopper net à Esperanza pour lire la carte. Apercevoir un oryx au détour d’une dune du désert du Namib ou contourner un lama placide planté au milieu d’une piste américaine, procurent exactement les mêmes impressions. Si le nom des carrefours dans le désert et le pelage des coureurs de fonds des plaines du monde changent, la joie pure d’être présent à l’instant demeure intacte.




On passe notre temps à scruter la plaine et les ondulations traitresses de la piste, cette tôle ondulée qui envoie parfois les cœurs trop pressés dans le fossé. Lorsqu’on s’arrête, dans le silence du moteur enfin coupé, l’observation continue partout où le regard porte, loin, infiniment loin. La serrania de Hornocal est un spectacle qui se contemple en cinémascope à quatre mille mètres d’altitude.

Les strates sédimentaires que constituent la formation géologique appelée Yacoraite, composé de quartzites et de schistes et créé il y a soixante quinze millions d’années dans cette partie du monde, offre un décor inédit. Le rouge, le blanc, le vert, l’ocre, le violet se superposent en chevrons et se nuancent en fonction de l’heure et de la lumière.


Assis dans l’herbe drue et sèche, postés exactement entre ciel et terre, on suit attentivement les plis nerveux et les ondulations onctueuses d’une palette minérale insolite. Les formes géométriques, les contours précis et les couleurs marquées des dessins de la roche laisseraient presque penser, par vanité, que l’Homme est responsable de cette œuvre picturale monumentale. Rien n’y fait, l’activité tectonique et l’érosion semblent les seuls signataires de cette peinture de maître. On se laisse emporter, fascinés par une oxydation millénaire qui s’étend le long des Andes de Salta à Humahuaca, puis à travers l’altiplano bolivien jusqu’au Pérou.

En continuant à remonter au nord, à quelques kilomètres de la Bolivie, « Lagunas los Pozuelos » contraste avec le relief exubérant de la veille. Il faut sillonner une piste large comme une autoroute sur quelques dizaines de kilomètres pour l’atteindre, croiser des lamas vaquant au milieu des herbes de la pampa et surprendre deux nandous un instant tétanisés par notre présence prêts à détaler, leur long cou en avant, vers l’horizon. La lagune est une grande étendue d’eau posée au milieu d’une plaine déserte gigantesque qui, en fonction des saisons s’étend sans gène sur tout le plat ou bien se réduit à peau de chagrin. Elle est lieu d’accueil pour des colonies de flamants roses, d’ouetes andines. Elle constitue un hébergement temporaire pour les espèces migratoires qui arrivent de l’Arctique, viennent y atterrir et s’y ravitailler.

C’est un miroir splendide où le ciel s’y repose, où le vide, l’absence de tout, rempli instantanément l’espace d’émotions superbes. Nous suivons l’exemple des oiseaux migrateurs, posant sacs et fesses à terre pour, le temps d’un morceau de galette, faire festin d’un paysage mis à plat, construit à l’horizontal de lignes droites et de couleurs éthérées. Les vigognes éparpillées sur la plaine constituent l’essentiel du relief. Les regarder courir à toute volée, légères, infiniment gracieuses, alors que nous-mêmes sommes allongés, immobiles sur le sol, écrasés de silence et de soleil, est bouleversant au plus au point. Et c’est précisément à cet instant que l’idée de liberté surgit dans les esprits. Ce mot presque galvaudé, un peu désuet à force d’être placé dans nombre de recettes sans véritable saveur, enfoui dans nos cervelles, patiné par habitude, s’épaissit subitement de manière violente et exaltante. Regarder un animal sauvage courir sans bride au milieu d’une nature nue et sans fard redonne à ce mot toute sa puissance d’évocation. Nous sommes subjugués par cette vie inouïe, libre de toute question.



Nous nous approchons, marchons d’abord sur les herbes sèches jaunies, puis la terre s’assouplit au fur et à mesure que nous touchons l’eau. Les vigognes interrompent leurs courses, tournent les têtes, scrutent notre déplacement pour finalement nous contourner et s’échapper. Ce n’est pas une crainte affirmée qui semble les animer, mais plutôt une légère méfiance doublée d’indifférence à notre égard. Plus tard, à force de rester les pieds enchâssés dans une vase se solidifiant autour des semelles, les vigognes s’habituent à notre présence. On s’apprivoise à peine, suffisamment pour avoir un peu moins peur d’un côté, pour se rapprocher de l’immensité de l’autre.



Les délicates nuances, noires, jaunes ou brunes de la lagune asséchée, sont bordées à l’horizon par le relief embrumé des montagnes. Celles-ci s’affichent en ombres chinoises et forment un écrin sous un ciel bleu délavé, pour un joyau étincelant. Rien n’est ici brutal, le paysage n’est que dégradé de pastels, le vent même s’est tu, comme pour ne rien heurter. Les vigognes à la robe blanche et brune se fondent aussi dans le tableau et il faut du temps parfois pour les distinguer. Seul le mouvement attire l’œil. Parfois c’est l’envolée joyeuse, gratuite et sans frein. Une danseuse se lance dans une course éperdue sur le plat, d’autres lui emboîtent le pas. Cavalcade d’animaux en liberté d’une grâce absolue. Les flamants à leur tour, d’un envol paresseux, survolent l’eau à basse altitude pour se poser quelques mètres plus loin. C’est suffisant pour observer leurs ailes noires et roses se découper dans le ciel. Cela procure toujours un drôle de sentiment que d’apprendre la signification d’un mot ailleurs que dans un dictionnaire.
Liberté : « Course effrénée d’une vigogne sur une lagune de l’altiplano à quatre mille mètres d’altitude sous un ciel limpide, observée religieusement par deux nomades éblouis ».

On arrive un autre soir à Iruya après trop d’heure de pistes, de virages en épingle, de descentes de sueurs froides où la voiture chasse sans contrôle sur une piste de sable. Dans les lignes droites, on jette un œil sur le lacet interminable qu’il reste à parcourir, et puis surtout on se laisse couler dans le plissé de la montagne. Trop colorée pour être vraie, si démesurée qu’elle nous transforme en ridicules miniatures dans notre boîte de conserve.



Notre seule envie est de lâcher cette fichue automobile qui nous malmène et impose d’être bêtement assis, pour aller se ficher les pieds dans un de ces étroits raidillons qui laissent une cicatrice sur le flanc de la roche. Nuage de poussière au loin, bientôt on croisera un autre véhicule. On prie pour que ce ne soit pas dans un virage. La beauté est un lieu commun dans ces contrées, autant que la route est un calvaire. On atteint Iruya avant la tombée de la nuit, trouvons rapidement un logis en toquant à la première porte venue.



Le lendemain matin, on laisse la voiture garée sur la petite place pavée du village pour les deux jours à venir. Il faut vite retrouver le goût des escapades vertigineuses, des pierriers inconfortables pour oublier l’ennui de la conduite automobile. On grimpe sur le premier sentier de chèvres qui s’élève depuis le village. On s’engouffre d’abord dans une large faille, à gauche une pente moins raide est en herbe, à droite la montagne est une falaise grise verticale qui commence à chauffer sous l’effet du soleil.


Nous montons à l’ombre des murailles, dans un silence troublé seulement par notre respiration encore un peu à la peine au début de l’ascension et le son métallique des pierres que l’on heurte. Luxe sans équivalent d’intensité, nos jambes nous portent vers les hauteurs sans broncher, le cœur dans l’affolement, bat plus fort à trois mille mètres. Il faut se réhabituer le temps d’une première ligne de dénivelé. Ensuite on file entre les griffes des reliefs, au milieu d’une géologie de couleurs, on contourne les ravines sur des passages étroits, on rejoint des plaines d’altitude. Des chèvres nous ont devancés. Midi, mirador des condors. Assis sur un bout de cailloux, on tranche un bout de pain. Un condor passe à l’instant. On arrête de manger, subjugués par le vol parfait du planeur. Sans un battement d’aile, il décrit durant de longues minutes de larges cercles au dessus de la vallée.

Nous récidivons le jour suivant, partant de nouveau à pied pour rejoindre le village de San Isidro. Il faut enjamber la rivière sept fois pour l’atteindre, marcher dans un déluge de pierres patinées à l’eau claire. On saute sur les cailloux, déchaussons parfois les crampons pour passer nus pied dans l’eau gelée du torrent multicolore, receleur de rubis, d’émeraude et d’or. C’est drôle de patauger dans une bijouterie.



On marche sur des monceaux de rhodochrosite descendus des montagnes pour finir affalés dans le lit de la rivière. Pierre nationale de l’Argentine, elle était aussi sacrée pour les incas. D’un rose bonbon délicat et striée parfois de lignes blanches et grises, elle donne la chance à qui la porte. On connaît la notre de marcher dessus.

San Isidro, village sans frontière à la lisière de la Bolivie, sans barbelés où les ânes errent à l’envie dans les ruelles pavées et les prairies alentours lorsqu’ils ne sont pas au travail. On retrouve les paysages lunaires, les montagnards cuivrés au large chapeau en feutre, toutes les visions aimées que nous avions connu en Bolivie il y quelques années.



Si l’Altiplano est un territoire partagé entre la Bolivie, l’Argentine et le Chili, il n’en reste pas moins un unique pays des hauteurs, flanqué de lumières et d’horizons renversants. Si l’oxygène se fait ici rare, c’est pourtant là, entouré de paysages sublimes et austères, que nous respirons étrangement mieux. On souhaiterait marcher toujours tout droit sur ces plateaux parce qu’il semble que cela suffirait peut-être bien à contenter le cœur et l’esprit.





En redescendant, un renard roux nous salue sur le bord du chemin. Plus tard, c’est une armée de cactus positionnée sur les collines arides qui surveille notre passage. On navigue toujours à la lisière des quatre mille mètres, baignés dans une lumière épurée, étourdissante. Plus loin encore, il y a Salinas grandes.




La saline remplit l’espace d’une fine couche de minéraux blancs se confondant avec le ciel. On sait ce que veut dire, en arrêtant de marcher sur la croûte de sel, un silence assourdissant. Il y a comme un sifflement qui persiste, prêt à rendre fou. Le tournis menace presque.

Nous sommes seuls, un peu inquiets parce que l’on sent bien au fond de nous que les proportions ne sont ici plus respectées, que même notre ombre projetée en plus grand sur le sel blanc des salines n’est qu’une minuscule part du monde qui nous entoure. On glisse tout entier d’un beau paysage cadré, calme et tranquille au troublant sentiment de sublime, infini et sans règles. On est comme un alpiniste accroché à son piton face au ravin, prêt à perdre pied dans un décor horizontal trop vaste pour réussir à l’appréhender, saisis d’un vertige effrayant et paradoxalement très attirant, en équilibre sur un fil d’émotions décidées à vous faire perdre la tête.



Pour combattre le soroche, le mal des montagnes qui peut s’emparer de vous au-delà des trois mille mètres, on mâche des feuilles de coca que l’on coince dans sa joue et qui anesthésie la moitié de la bouche. Face au vertige du monde, le seul remède connu est de rester chez soi les yeux fermés. C’était déjà tellement trop tard, on préférait, à tout prendre, la chute dans le vide. Le sel qui craquait sous nos pas nous ramenait au monde. On dormait le soir dans un hameau tenu par le vent, le sable et les lamas aux portes d’un océan blanc. Qui pouvait bien désirer une autre vie ?




La nuit lorsqu’on ne sait pas quoi faire, quand le soleil commence à raser les bosquets ramassés d’épineux, quand les herbes brûlées se parent d’ors et de lumières consolantes, quand la terre n’est plus tout à fait rouge et devient brune, on prend des bus, on s’engouffre dans des voitures qui roulent sans freins sur les chemins en plein chaos, qui se jettent hurlant sur des routes fissurées, infinis rubans de bitume lancés à toute berzingue dans le désert argentin, aux frontières de la Bolivie et du Chili. On se fait des shoots de poussière, des lignes droites enflammées, les yeux plantés dans un ciel qui sombre peut-être pour toujours. On roule dans des vapeurs diluées de gasoil et de rêves d’une absolue splendeur. On prend la fuite vers nulle part, dans le sillon monotone d’un désert prêt à s’écrouler dans la nuit. On ne dort pas. On se fabrique des insomnies d’altitude qui ne guérissent jamais.
Sur l’Altiplano.



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