
« Faites place ! » Sa majesté liquide est annoncée. Empêtrée dans le tourment de ses lianes et l’hirsute désordre végétal qu’on lui connait, la jungle ouvre grand ses bras. Le squelette désarticulé d’un vestige de pont rouillant dans les eaux limoneuses d’une rivière, emporté par la puissance dévastatrice du courant, laisse présager ce que nous nous apprêtons à découvrir sous peu. Des vautours à têtes noires aux ailes effilées décrivent dans le ciel de menaçantes arabesques. Chacun de nos pas posé sur le ponton métallique amplifie le son grave des tambours qui résonnent, pourtant toujours invisibles, sur une ligne d’horizon qui approche. Nous glissons sur le fleuve pendant près d’un kilomètre, sautant d’un ilot à l’autre par un jeu de passerelles jusqu’à la butée finale. Le chemin de grilles ajourées s’évanouit brutalement au milieu de la rivière, un nuage de brume s’élève dans un ciel soudain devenu pâle, une clameur furieuse remplit l’atmosphère toute entière. La tête s’incline vers le bas, le regard aimanté par le vide. Et sous nos pieds, c’est la terre qui s’ouvre dans un tonnerre blanc tonitruant. Sa majesté Cataratas del Iguazú vient d’entrer avec fracas dans nos vies.



Nous sommes arrivés la veille à Puerto Iguazú, mondialement connu pour ses chutes de premier ordre, réputées pour être parmi les plus impressionnantes de la planète. L’originalité géographique de l’endroit réside dans le fait qu’il est le point de contact entre trois pays. C’est ainsi que l’Argentine, le Paraguay et le Brésil se donnent rendez-vous à l’ombre d’un coin de jungle, les pieds dans l’eau. Trafics en tout genre et tourisme transfrontalier sont les deux activités économiques majeures de la région. La rue principale est un alignement monotone de boutiques de souvenirs. Lorsqu’on s’en éloigne, la ville reprend les couleurs ordinaires du quotidien. Quelques commerces, un coiffeur, deux épiceries, des petites maisons de briques, quelques chiens errants, une vie simple qui s’égrène lentement, cernée par la forêt.



Les chutes sont à la croisée de la rivière Iguazú et du rio Paraná. L’eau, reine en ces lieux, afflue de toute part sur cette terre. Des ruisseaux innombrables, d’infimes ramifications serpentant entre l’humus et les racines noueuses de la jungle, viennent chaque fois gonfler un bras plus vigoureux. En amont des cascades, l’eau brune est épaisse et lourde. Elle s’écoule avec l’assurance tranquille de celle qui sait où elle va, fuit en silence, draine gravement les alluvions de la forêt entière. Les caïmans sur les berges, invisibles, stoïques sous les arbres denses, n’attendent rien. Un vautour se pose sur un rocher, se sèche en même temps qu’il scrute le paysage en quête d’une charogne appétissante.

Au même instant, la foudre frappe à près de deux cents endroits, l’eau s’écoule en même temps que l’apparente sérénité des lieux s’effondre dans les fumerolles de vapeur d’eau.
Salto Escondido, Salto San Martin, Salto Santa Maria, Salto Mbiguá, Garganta del diablo, chaque chute porte un nom qui raconte une légende, chaque déferlement d’une puissance insensée est un éclair qui s’abat violemment sur la terre à renfort de gros bouillons et de vociférations effrayantes. Ici le monde s’écroule dans une dégringolade sans fin.

Il y a quelque chose d’hypnotique à contempler ce spectacle, comme un feu d’artifice monochrome. Une fois l’œil fixé au cœur de l’eau, on fait rapidement abstraction du ciel et de la forêt qui l’entoure. On enfonce son regard dans le tumulte blanc, le brouhaha hurlant coupe les dernières voies de fuite possible, tout est oublié et c’est très impressionnant. Ça ne finit jamais et c’est cela qui est terrible. On se demande quand même parfois si personne ne pense à couper l’arrivée d’eau, par envie de retrouver le silence au moins un court instant.

Lorsqu’enfin l’illusionniste nous rend notre liberté, la jungle offre à proximité immédiate, un apaisement nécessaire. D’ordinaire exubérante, bruyante et tapageuse, elle semble sans voix derrière le tapage des cascades. On y retrouve une sérénité, comme à la sortie d’un concert où après avoir vécu une furieuse exaltation musicale, il devient urgent de remettre un peu d’ordre dans les esprits. Des coatis passent d’un arbre à l’autre en empruntant une branche qui se plie sous le poids des funambules. A la lisière d’un chemin, un capybara stoppe net sa course, tenté un instant par un bain de soleil imprévu. La forêt s’impose toujours comme remède universel






En marchant, nous laissons émerger à la surface les souvenirs encore vifs, les images fortes des chutes Victoria croisées en Afrique il y a quelques mois. Observées du côté du Zimbabwe, elles sont une muraille d’un seul tenant, ligne Maginot colossale qui compte bien ne pas se laisser déborder. Iguazú, la sud-américaine, est une anarchiste. Ce sont plus de deux cents cascades qui composent un enchevêtrement de coulées d’eau, de rocailles et de jardins suspendus sur plusieurs étages. Ce paradis botanique, rincé par les chutes pour l’éternité, est d’une époustouflante beauté. Les végétaux luisent d’un vert soutenu et dégagent une extraordinaire vigueur. La nature compose sur quelques plats de rochers, à la verticale de la terre, dans une faille ou sur une paroi détrempée, un eden magnifiquement ordonnancé. A les contempler, il apparait évident qu’il n’y a plus rien à ajouter pour que l’ensemble goûte à la perfection. Un colibri butine quelques fleurs devant nos yeux ; au fond, l’eau scintille bruyamment, sûre de sa puissance.

Le soir, on retrouve les deux jeunes gens que nous avons connus en arrivant à Puerto Iguazu. Nous évoquons notre journée. Rapidement la conversation s’emballe, le ton monte en pagaille, les mots s’emmêlent et n’arrivent pas à suivre l’enthousiasme qu’a fait naitre chez chacun de nous le spectacle des chutes. « C’était beau, furieux, démesuré ! »
Que pouvions-nous exprimer de plus ?
Dans les yeux de ces jeunes aventuriers, on pouvait pourtant déceler sans trop s’avancer, quelques traces d’humidité, de ces rigoles qui débordent parfois au coin des yeux lorsque l’émotion est trop forte pour être contenue. C’était peut-être cela Iguazú, de l’eau qui jaillissait partout, jusque sur les joues des voyageurs. A en pleurer de joie.




Le lendemain, nous passons la frontière en bus local. Il nous dépose sur la ligne de démarcation. Un autre car, une heure plus tard nous reprend côté brésilien. Il fait chaud, la moiteur de la jungle proche s’accroche à la peau, le Brésil n’est pas qu’une légende. On y entre sous le soleil.




Gare routière de Foz do Iguazú, les brésiliens chargés de sacs remplis de vêtements et d’un bric à brac achetés au Paraguay s’apprêtent, en même temps que nous, à monter dans un bus en partance pour Sao Paulo, Rio de Janeiro ou d’autres cités peintes en vert et jaune. Ce soir, nous choisissons Curitiba, parce que ce nom ne nous dit rien, qu’il nous approche de la côte et que le bus part maintenant, la nuit. Notre chambre est avancée, l’autocar démarre, vibrant et soufflant, prêt à s’enfoncer dans le noir sur les routes du Brésil. Partir dans l’heure est chaque fois une joie indicible.



Curitiba, capitale de l’état du Paraná est considéré comme un modèle de développement au Brésil. Plan d’urbanisme mis en place depuis la moitié du vingtième siècle, industries modernes, transports en commun performants, attrait culturel, Curitiba affiche dans les livres une bonhomie provinciale joviale.

En débarquant du bus au lever du jour après une nuit sur la route, ce n’est pas exactement l’image que nos yeux assimilent. Les rues désertes à cette heure comptent pour seuls compagnons des vies couchées sur les trottoirs enfouies dans des couvertures, quelques fantômes errants définitivement perdus dans les brumes des vapeurs de colles assassines. Confiants dans l’avenir et curieux de l’inconnu qui vient, on préfère retarder malgré tout le moment de se jeter dans les rues de la ville. Un café soluble froid et un reste de galettes presque cuites permet de patienter une petite heure, le temps que la cité reprennent quelques couleurs.



Nous sommes encore à mille mètres d’altitude mais la proximité de l’Atlantique modifie les paramètres du climat. Autour de l’agglomération, la forêt s’adoucit, se tropicalise lentement, les bananiers surgissent au milieu des fougères, les palmiers apparaissent entre les derniers pins araucaria d’altitude. S’il fait frais le matin, le soleil tape déjà sur les têtes autant que la cachaça ou le rhum blanc des comptoirs de la veille. Il est tout aussi délicieux que le sucre des papayes et la douceur des mangues présentes sur les étals. On se tropicalise nous aussi à petit feu.



Curitiba est une ville qui a certes freiné un développement trop important au regard de monstres tentaculaires comme Sao Paolo ou Rio de Janeiro mais elle reste en son centre un brin anarchique. Au patrimoine colonial, maisons basses colorées, places arborées autour d’une fontaine et trottoirs lusitaniens tout tordus mais au charme indéniable, se sont acoquinés dans les places vides, des immeubles de verre et de béton aux allures de gratte-ciel. Cette vision désordonnée laisse pourtant le charme opéré. Un air de bossa nova sorti tout droit d’une cantine en même temps que le cliquetis des gamelles et le rythme nonchalant des passants, contribue grandement à nous mettre à l’aise. Cependant, la misère visiblement étalée sur l’asphalte des trottoirs et dans certains regards rougis, usés par trop de vie, signeront malgré tout la fin dans nos esprits de l’idée de ville modèle.

En s’éloignant du centre, la richesse devient plus ostentatoire. On promène distraitement son chien toiletté au bout d’une laisse, les marques de voitures européennes prestigieuses sont garées le long des rues, les immeubles entretenus s’alignent dans un confort certain, sans l’ombre d’un remord. C’est dans un de ces quartiers que nous nous dirigeons à pied depuis le centre ville afin de rejoindre le musée Niemeyer. Ces quelques kilomètres de trottoirs permettent rapidement de constater le changement de paramètre économique en fonction de la distance prise avec le centre de la ville. Si l’être humain est un animal grégaire, il continue à présenter peu de goût pour la mixité sociale.

Le musée Niemeyer possède une architecture fluide et limpide comme son auteur en a essaimé tout au long de sa vie sur la planète. Une ligne claire, épurée, qui réserve apparemment la part belle au fonctionnel mais qui finalement raconte merveilleusement la sensualité dans le dessin de ses courbes, invite abondamment la lumière et la couleur dans ses espaces et convoque toute la poésie du Brésil dans un peu de verre et de béton. Ce musée ne déroge ni à la règle ni à la magie Niemeyer. Conçu pour symboliser un araucaria, emblème fondateur de Curitiba, le bâtiment vertical ressemble plus à un œil qu’à un arbre et a été adopté comme tel par la population. A l’intérieur, les vastes espaces blancs, nus, baignent dans une lumière naturelle ou artificielle.





Les œuvres exposées sont remarquablement mises en valeur, offrant au visiteur serein, le loisir de passer à l’envie, des lumineuses tapisseries du brésilien Delson Uchoa à la vertigineuse rétrospective d’art africain du vingtième siècle.



Un pas suffit à glisser doucement vers une éblouissante collection asiatique, promenant le regard de l’Inde éternelle au Vietnam révolutionnaire, puis en montant quelques escaliers jusqu’au cœur de la structure de l’œil, on se retrouve à déambuler dans une cathédrale, lumière tamisée, au milieu des œuvres d’envergure du catalan Jaume Plensa.




On arpente des couloirs blancs lumineux, et l’on accède à la couleur en plongeant dans les œuvres exposées, on glisse dans un silence ouaté jusqu’au moment où l’on se retrouve seul devant le bruit et la fureur créatrice d’une sculpture d’ici ou d’ailleurs, d’un tableau d’hier ou de maintenant. Nous retombons à nouveau dans cette euphorie des grandes découvertes dont le voyage n’aura jamais été avare, où chaque fois l’adrénaline de la surprise nouvelle et le plaisir de l’apprentissage simple et gratuit se sont mués en un sentiment incomparable qui s’appelle la joie.






Nous ressortons une fois encore, un peu transformés, tout au moins faisons-nous semblant de le croire. Nous reprenons notre route, piétons anonymes sur des trottoirs parfois un peu gris, promeneurs légers sous un soleil radieux. Il faut rejoindre le centre ville où l’on habite. On croise alors des regards, des errances aux yeux hagards, le bruit des terrasses qui parlent fort, les couvertures qui cachent la misère sous les porches des maisons colorées, les immeubles très hauts et puis l’épicerie d’en bas qui vend ses beignets trop gras, Niemeyer dans la lumière blanche de l’après-midi et la capoeira sur le marché de rue du matin, l’église bonbon pastel et l’odeur enivrante de la marijuana posté sur ses escaliers, le visage croisé d’une jeune fille qui sait déjà tout, trop de la vie, et celui d’un plus jeune encore qui danse seul perdu pour toujours sur un passage piéton, tout est là sur quelques kilomètres de marche. On avance partagés entre la peur de trop en voir et cette curiosité furieuse et dévorante qui nous tourne autour. L’incomparable musicalité de la langue brésilienne résonne partout et procure étrangement un plaisir immédiat. On en est désormais sûr, la magie est déjà à l’œuvre, la terre de braise s’infiltre doucement sous l’épiderme, fait danser les mains, vibrer la masse molle de nos cerveaux. Il n’y a pas lieu d’en douter un seul instant, il faudra peu de temps pour que le Brésil atteigne les cœurs.


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