Le vol du morpho

Entre São Paulo et Rio de Janeiro, Paraty est une parenthèse d’histoire qui figure sur tous les guides de voyages. Nous répondons de bonne grâce à l’injonction touristique en y faisant halte une journée.


Ses maisons alignées, jaunes, bleues, rouges, réjouissent effectivement l’œil dans cet océan vert tropical qui l’entoure. Les pavés inégaux, usés par le passage des hommes et celui du temps, tordent les pieds autant qu’ils transportent inévitablement le visiteur au dix-septième siècle au moment où ce quai Atlantique était le lieu des chargements d’or extrait des mines de la région voisine à destination du Portugal.

La ville s’enrichit ainsi et les maisons des notables eurent, à la lueur de ce commerce lucratif, rapidement belle allure. Dans les rues envahies chaque jour par la marée grâce à un jeu de portes ouvertes sur la mer, l’activité battait son plein sous l’étroite surveillance des militaires de la couronne portugaise. Esclaves africains, marchands ambulants, marins et aventuriers de tous horizons constituaient alors la population de ce nouveau monde. Le port perdra plus tard son monopole au profit de celui de Rio de Janeiro. Paraty disparut en peu de temps des mémoires maritimes pour nous être livré intact aujourd’hui.

Elle ressemble désormais à une jolie bourgade refaite à neuf et réajustée chaque année pour répondre aux canons et exigences du tourisme international. Les fils électriques disgracieux y ont été astucieusement enfouis, les façades sont repeintes régulièrement, les commerces de souvenirs exposent hamacs et chapeaux de paille colorés derrière de pimpantes vitrines. Les habitants ont été relégués un peu plus loin pour être remplacés par des restaurants propres et normés. On a en somme troqué comme souvent dans  ces villages à haute valeur touristique, le goût de l’imprévu et les saveurs épicées de la flibuste contre un décor sucré joliment empaqueté mais qui manque inévitablement de caractère.

Arrivés hors saison loin des grandes transhumances estivales et surtout au moment de la semaine de la Pentecôte, fête religieuse encore très célébrée dans ce coin du monde, Paraty restera cependant dans nos mémoires comme une belle étape brésilienne. Se tordre les chevilles tous les deux ou trois mètres sur une chaussée de pavés difformes et encore luisants après le passage de la dernière marée valait bien une balade dans ses ruelles chargées d’histoires.     


Nous reprenons le lendemain matin un bus qui longe la côte en serpentant sur des rochers plongeant dans une mer d’azur. Au-dessus de nos têtes, une dense forêt tropicale s’étale jusqu’au ciel. L’autocar stoppe deux fois dans de drôles de villages sécurisés aux entrées contrôlées où vivent les familles des employés de l’unique centrale nucléaire du pays. Le complexe construit autour d’un grand dôme et d’une haute cheminée blanche dénote dans ce décor de jungle et d’océan. 

A la descente du bus, Angra dos Reis nous voit errer sur les quais de son port pour échouer finalement durant quelques heures sur un trottoir des docks. A l’ombre d’un mur gris, le temps s’écoule dans l’air chaud d’un midi sous les tropiques. Un bateau partira trois heures plus tard pour Ilha Grande. Des hommes défilent jusqu’au bout d’un quai aux pavés grossiers, armés de charrettes à bras, chargées de marchandises à destination de l’île. Sur le bateau, mangues, ananas et produits manufacturés s’accumulent sur les sièges entre les passagers.


Nous débarquons en fin de journée sur le ponton du village d’Abraão. Niché au pied d’un massif montagneux recouvert par la jungle et caché à la vue du monde par quelques ilots de végétations flottant sur la ligne d’horizon, Abraão allume doucement ses lumières dans les rues en pentes qui montent jusqu’à la forêt.

La proximité de Rio de Janeiro a fait de cette île un rendez-vous incontournable pour les cariocas désireux d’échapper à la fureur citadine. Aussi le village prend-il le week-end un parfum estival et détendu où la musique, la cachaça et les jeux de plages envahissent l’espace. Nous restons bien loin de l’esprit de notre île paradisiaque d’ilha do Mel. Et si on regrette un peu cette dernière, nous sommes malgré tout pressés de partir à la découverte de ce nouveau terrain de jeu.


Il pleut un matin suivant et le moral emboîte le pas à la tendance météorologique du jour. Les voyages ressemblent à nos vies. Ils sont fabriqués maladroitement à coup de hasard et de grandes envolées fragiles, de décisions étranges et de drôles de sortilèges. Ils amplifient sans doute les émotions parce qu’avec le temps, ces dernières sont devenues notre seul véritable bagage.

Alors quand la pluie s’en mêle, qu’elle contraint à la paralysie, il ne reste plus qu’à libérer l’imagination de l’enclos du cerveau. Il n’y a rien à faire, c’est une mélancolie sirupeuse et désagréable qui colle à la peau. D’autant que nous sommes à quelques jours d’un retour vers notre point géographique initial. L’eau maudite qui tombe du ciel aujourd’hui semble sonner cyniquement le glas de notre errance débutée il y un an. L’horizon sédentaire se profile de plus en plus nettement et c’est bien plus effrayant que cette pluie tropicale qui rentre par la fenêtre aux aurores. Nous serons bientôt en France. La terre était donc ronde et on ne nous avait rien dit. On souhaiterait presqu’à l’instant adhérer au sulfureux complot de la théorie de la terre plate. Tout croire plutôt que la perspective de l’horizon fini. On aurait envie de se dire « Allons, continuons jusqu’au bord du monde ! », plutôt que « le tour est joué, nous sommes arrivés… ». Il y a des mots grossiers qui devraient être poursuivis en justice. On rêvait de départs ailleurs et de fuites hasardeuses, on ne semblait ce matin nous proposer que de pitoyables arrivées et des fins qui ne sont que malheureuses.  

Hier encore, nous avions emprunté le layon qui monte vers le sommet de l’île à travers la forêt. Le terrain était sec, le sentier opposait à nos pas des centaines de racines et quelques arbres échoués barraient parfois le passage. Les mille mètres de dénivelés avaient suffi à transformer nos t-shirts en éponge et si nos étions d’humeur bavarde au départ, la forêt et l’ascension avaient réduit nos causeries à un silence monacal précieux.

Nous avancions, les yeux à un mètre de nos pieds, guettant l’obstacle végétal ou le serpent somnolent, écoutant nos respirations régulières et le bruissement rassurant des feuilles. A l’approche des hauts buissons de bambous géants, on pouvait les entendre grincer, bercés par le vent océan. Des oiseaux invisibles égaillaient de leurs chants légers et mélodieux, la pesanteur d’un monde moite, impitoyablement vert. Les pieds dans la terre glaise ocre, le front battu par les branches de palmiers, nous n’aurions échangé notre place pour rien au monde. Lorsqu’on entendait un bruit, nous stoppions aussitôt notre progression, levant la tête tous azimuts dans l’espoir d’y déceler une présence. Souvent nos yeux restaient aveugles, perdus dans l’inextricable fouillis de la jungle.

On se considérait alors comme très chanceux lorsqu’on arrivait à observer des ouistitis faire la course en haut des branches souples, sauter d’un arbre à l’autre pour nous étudier avec autant de curiosité que nous le faisions à leur égard. Nous atteignions plus tard le sommet de Pico do Papagaio. Les quelques derniers mètres étaient nus et nous passions sans transition d’une sombre jungle à la pente abrupte d’un granit chaud et ensoleillé.

La lumière était toujours un miracle après quelques heures de marches à couvert. Le pic du perroquet ressemblait à notre avis plus à une tête de chien qu’à un volatile bavard. Mais le dire paraissait subitement moins exotique et l’on gardait le nom de Papagaio, la légende du Brésil méritait bien cela. De là-haut nous pouvions nettement distinguer le village d’Abraão d’où nous étions partis, mille mètres plus bas. Les bateaux traçaient sur l’eau bleue idéale des saignées blanches éclatantes. Les contours sinueux d’Ilha Grande se découpaient dans l’océan. Un peu plus loin, c’était la côte brésilienne et quelques ilots plantés dans l’eau en avant poste qui dessinaient un relief compliqué à l’horizon.

Par delà le bleu outre-mer de l’Atlantique, c’était évidemment le vert tropical ultra-jungle qui accaparait l’essentiel du tableau. On remarquait à peine les quelques villages côtiers et les virgules de sables blancs qui signalaient des plages paradisiaques. La forêt avait établi ici son royaume et elle ne souffrait aucun partage. Les nuages, les brumes de chaleurs modifiaient chaque seconde le paysage. Le soleil brûlant séchait délicieusement les corps soumis à l’effort. On sortait du sac le sempiternel bout de pain et une banane savoureuse qui constituaient bien souvent nos repas lors de ces fuites d’exception. C’était beau partout autour de nous et le quignon de pain de la veille était à cet instant le plus délicat des plats.

En redescendant, nous nous installions sur le muret qui longeait la plage d’Abraão, profitant d’une fin de journée en compagnie du monde. Autour de nous, les bateaux embarquaient ceux qui allaient rejoindre le continent, les lumières des commerces clignotaient entre chien et loup. Une femme, pieds nus et short à frange, égrenait une saudade brésilienne à côté d’un haut-parleur lumineux. Des bières traînaient sur les tables en même temps que les tongs sur le sable. On entendait les cris des gens qui jouaient encore à cette heure au ballon sur la plage. Lentement Abraão s’adoucissait sous un soleil déclinant.       

Il pleut toujours ce matin. Nous comprenons que le répit ne sera probablement pas de mise aujourd’hui. On enfile les chaussures et puis une veste sur le dos, une goutte d’eau tape la première sur le carreau des lunettes et fait soudain voir la vie en flou, éparpillée en mille reflets de lumières diffuses. Quelques minutes à marcher sur les pavés luisants de la ruelle en pente suffiront à ruiner notre prétentieuse étanchéité. Nous sommes mouillés des pieds à la tête en quelques instants. Il fait doux cependant et l’eau n’empêche pas les oiseaux de chanter. Plus haut la forêt tropicale luit dans le gris cendré du ciel. Il suffit seulement de quelques pas dans les flaques, d’un peu d’humidité dans les cheveux pour oublier le confort sec de notre chambre.

« Le bout du chemin ne se voit qu’à la fin ».

Il n’y a rien de satisfaisant à attendre, il y a encore moins à patienter. Ni la pluie, ni la mélancolie de la fin des choses ne sont une bonne raison à l’immobilisme. Il y a seulement ce sentier devant la porte qui ne demande qu’à être emprunté. Hérodote a raison, il faut garder nos postures figées une dernière fois seulement pour la fin. Au diable le bord du monde et tant pis si la terre est ronde, tant qu’il reste un chemin.

A l’instant, nous partons. Nous prenons la fuite sous la pluie, plus convaincus que jamais, que l’on sait seulement encore si peu de choses, bien décidés à continuer à s’émerveiller d’un rien. Et comme rien c’est partout, on se presse de se rendre là-bas.

Dans cette forêt qui luit abondamment, au milieu d’une palette infinie de verts, dans les effluves de chlorophylle et les odeurs aigres de fruits fermentés, un papillon morpho passe à l’instant silencieux devant nos yeux. Ces grandes ailes bleues métalliques aux reflets irisés qui volent au dessus de nous, légères et magiciennes, sont d’une beauté redoutable.

On pourrait tout quitter pour l’or d’un papillon qui vole.


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