Rio et puis quoi ?

Nous rejoignons le continent à coup de hors-bord sous une mauvaise pluie, au milieu de vagues en béton gris et d’un ciel en larmes. Plus tard, un fourgon fatigué nous laisse un midi à l’angle de Copacabana et du fort Duque de Caxias. Quel innocent à la caboche tordue pouvait bien imaginer un seul instant que la plus célèbre plage du monde était capable de connaître des épisodes de pluie ? Il fallait bien admettre que nous faisions partie de cette espèce rare d’ahuris. Il pleuvait donc aussi parfois à Rio de Janeiro.

Plage de Copacabana, 13h00, nous regardons, mouillés, des gouttes en pagaille s’écraser piteusement sur un sable désert.

Emberlificoté dans toute une panoplie de clichés, Rio s’affiche pour nous comme la dernière destination d’un périple qui se sera évertué durant une année entière à nous faire tourner en rond. Nous décidons cette fois plutôt que nous éparpiller au hasard de rues inconnues, de traîner la sandale au rythme nonchalant, un rien mélancolique, d’une route qui prend amèrement le goût du retour. Nous n’imaginions pas que Rio aurait la saveur du trop peu. Il fallait bien l’avouer, nous étions encore prêts à toutes les aventures exceptée celle sans doute du redoutable demi-tour.

Rio c’est un front de mer ouvert sur l’Atlantique où s’aligne anarchiquement ses tours blanches, ses gratte-ciel qui couvrent à l’arrière, des rues sombres privées de soleil. C’est un mur d’immeubles vitrés sans supplément d’âme qui surplombent un défilé incessant de véhicules. Rio est une ville monde qui vit de soubresauts et d’énergies débordantes à chaque coin de rue. L’originalité de cette mégapole la situe au cœur d’une jungle tropicale à la géographie bousculée en même temps que sur un bord de mer, établissant ainsi sur un ruban de sable blond, son plus beau trottoir. Son urbanisme mal maitrisé est le fruit d’un big bang né d’une explosion économique et démographique datant du vingtième-siècle. La vie a d’abord élu résidence sur les plats côtiers pour continuer ensuite à se répandre dans le lacis des collines voisines et les méandres d’un relief végétal, transformant une forêt jusqu’alors tropicale en une jungle urbaine de briques rouges sang qu’on nomme favelas. Rio semble visuellement illisible, on a oublié de faire appel à quelques géomètres rigoristes et c’est ce qu’on aime peut-être chez elle. Elle n’est pas là pour vous rassurer mais au contraire pour faire naître des incertitudes. Rio rebat des cartes trop bien rangées et c’est terriblement vivifiant.

Copacabana, son trottoir aux millions de carreaux de mosaïques  en noir et blanc trace des vagues monochromes tout le long d’un arc de cercle formé par la plage. Les coureurs y suent en musique, les vendeurs en shorts étalent sur le sol des bracelets porte-bonheur au hasard des places laissées vides par la concurrence, d’autres exposent sur des panneaux verticaux des lunettes déjà brûlées de soleil. Des gaillards torses nus, un plateau en métal au bout des doigts proposent à la volée des caïpirinas géantes dans des verres en plastiques transparents. Copacabana sent partout le citron vert et la cachaça, signes indiscutables que nous nous promenons sous les tropiques. 

Jusqu’à la mer, le sable fin et clair est ponctué de stands de toiles éphémères et numérotés. Chacun est pourvoyeur, pour quelques réals, de transats un peu bancals et de parasols colorés qui formeront sur le sable un feu d’artifice au plus fort de la journée. Des chalands nomades portent à bout de bras des kilos de maillots de bain jaunes, rouges ou verts, accrochés à un parasol, des paréos aux couleurs éclatantes du Brésil, des pagnes imprimés de fleurs exotiques qui sentent le sel et la vanille.

Déferle ensuite l’océan, comme un fond de tableau d’une exubérante parade festive. C’est une mer transparente, opale et bleue, irriguée par un soleil sans ombre. Des rouleaux projettent de mauvaises vagues très belles sur le sable blond, engloutissent en entier des enfants bruns dans un trait brillant d’écume blanche. Des surfeurs bravent l’eau à coups de planches et de balancement des bras, se lèvent triomphant un instant puis disparaissent à jamais dans la vague en une fraction de seconde.

Tout au fond, l’horizon figé sous un voile de tulle marin, dessine un relief de montagnes en dégradé vert de gris. En arrière plan, on devine l’ouverture sur la baie de Guanabara.

Cette carte postale éblouissante affiche des couleurs franches et brutales. Il y a le soleil jaune, la mer bleue, le sable blanc. Il y a des parasols bleus et jaunes encore et puis des chaises en plastique vertes et rouges aussi. Seuls les baigneuses en bikinis, les culturistes Big Jim et toute la troupe humaine, jouent les sangs mêlés, affichant sur la plage toutes les nuances du métissage. Si Rio est loin d’être une ville facile, si elle vibre également au rythme d’une violence décomplexée et d’inégalités monstrueuses, on aurait tout de même envie de figer cette belle image de citée idéale plantée dans le sable, buvant inlassablement des caïpirinas au son d’une samba envoûtante. Rio est affligé de nombre de clichés, on aimerait en conserver juste quelques illusions colorées.

Bien sûr il y a le quartier central un peu triste, le pavé morne qui, comme à São Paulo aligne sur les mêmes trottoirs gras et gris sans états d’âme sa pauvreté en lambeaux et les autres, les travailleurs plus chanceux qui s’engouffrent droits vers les portes de verres.

La cathédrale aux allures de centrale nucléaire n’y fait rien. On regarde les vitraux qui déchirent les murs laids de béton et inondent de soleil l’immense assemblée, souhaitant que cette lumière aide un peu à adoucir l’insupportable. Autour les favelas s’agrippent aux collines verticales, font irruption sur le plat, rendant la frontière perméable entre deux mondes qui s’observent et parfois se mélangent du bout des doigts. Rio, ville monde qui accueille tout sans la moindre gène, le goût du sublime, la perspective du beau et puis le fracas des hommes projetés contre un mur d’indifférence.

Prendre du recul, la formule à tout faire qu’adulent les managers à l’intelligence artificielle de notre monde logistique, reste plus qu’ailleurs une ineptie à Rio. Si la colère n’est pas le remède, elle exprime au moins, à la différence d’une diplomatie de supermarché, sa part d’humanité.

On quitte le plat pour prendre de la hauteur.

Rio n’existe pas sans le Corcovado. Montez jusqu’en haut à sept cent mètres au-dessus de la mer, fichez fermement vos pieds au sol en bas de la statue du Christ Rédempteur et levez la tête. Au milieu de quelques nuages blancs qui filent sous la voûte d’un ciel de cristal, prenez la mesure de ce que vous voyez, jaugez ce géant de béton drapé dans les plis de sa tunique.

Prêtez attention aux détails et découvrez les millions de carreaux de stéatite de la mosaïque qui recouvrent la statue. Voyez ces bras grands ouverts, les mains tendues vers un ciel que frôle sa tête. Et pour figer définitivement l’instant dans vos mémoires, observez son regard porté vers l’horizon infini. Sensation écrasante, étourdissante, qui laisse le vertige s’emparer de vous. Le Corcovado est cet endroit que nous étions partis visiter un peu à reculons. Trop célèbre, simple statue de béton, saturé de monde, nous nous sentions capable de faire demi-tour plutôt qu’endurer ce genre d’épreuves. Nous aurions eu simplement tort.

Depuis la passerelle posée au firmament du monde, il faut regarder la baie de Guanabara enflammée de reflets d’or et d’aciers, il faut longuement contempler Rio de Janeiro, ses cubes blancs en coton déployés sous des tropiques bercés par un air marin qui vient de plus loin, il faut sentir au-dessus de soi la présence d’un Christ qui par delà le vertige de la foi, propose à tous, croyants et mécréants, athées et dévots réunis, la possibilité d’une humanité apaisée. C’est un rêve, un spectacle incomparable d’une réalisation bientôt centenaire qui sema le doute dans les esprits, y compris celui de son créateur, et qui aujourd’hui porte haut les cœurs de ceux qui prennent de la hauteur au-dessus de Rio.

Ciel gris et blanc, mer bleue tendre ou noire, vapeur des nuages qui passent sur un paysage immuable. L’arc blond de Copacabana, celui d’Ipanema, bordés par les pains de sucre dénudés, le magma des favelas tout droit descendu d’une forêt dense et abrupte, les immeubles par milliers, d’une immaculée blancheur plantés à la verticale sur d’étroites bandes de sable, tout souligne sur la terre la légende de Rio de Janeiro.

De l’autre côté de la baie à Niterói une soucoupe volante rêvée par Niemeyer est posée sur un rocher. Sur cette rive on voit Rio déployé au ras de l’eau. On ne déroge pas à la règle tacite qui s’est imposée partout dans le monde, déjeuner le plus souvent possible dans les meilleurs restaurant du coin, à hauteur du sol. On trouve la perle étoilée sous forme de quelques planches de bois posées sur le bord du trottoir face à la plage. Assis sur notre estrade de guingois, le pain sur les genoux, on se demande à quoi peut bien servir une chaise et une nappe. Rio vit au loin sous nos yeux. C’est troublant comme la réalité arrive parfois à surpasser les images fantasmées qui défilaient alors dans nos rêves un peu dingues. Les fesses posées sur le sable dans un short élimé, le regard un peu humide et la peau piquée de soleil, croquer dans une poire fraîche et sucrée sous le vent marin qui porte jusqu’à nous les lueurs de Rio. N’en rajoutez pas, c’est beau même sans un mot.

Rio que nous avons connu en arrivant sous la pluie affiche un soleil insolent.
Rio !
Rio sans concession !
Sous le soleil !

Bientôt tout sera effacé. Restera un lot de photos et puis quelques mots dessous en guise de légende. Les souvenirs prendront tôt ou tard aussi la fuite, laissant évaporer des images puissantes et des émotions qui ne furent que haut de gamme.

Le retour au quotidien nous fera certainement payer au centuple cette liberté, cette insolence des indécis à ne jamais vouloir rester en place. Qu’importe les ciels bas et gris qui pointeront, nos fuites seront toujours les plus belles parce qu’à chaque envolée, lorsqu’on refermait une porte pour toujours, que l’on montait dans un car sans billet retour, nous sentions filer sous la peau, dans les circuits électriques de nos cerveaux, une énergie et une joie décuplée à l’annonce du départ. Nous chargions chaque fois dans nos poches nos peurs et nos craintes bancales, nous faisions provisions dans nos sacs de toutes les joies présentes et des espoirs qui naissaient sur la route. Nous emmenions notre littérature vagabonde, nos poèmes et puis l’absolue certitude que ne sachant rien, il y avait forcément tout à apprendre.

« Nous ignorons vraiment ce qui pousse l’homme à connaître le monde. Est-ce la curiosité ? La soif d’émotions ? Le besoin d’être constamment surpris ? L’homme qui cesse de s’étonner est un être creux, son cœur est calciné. L’homme qui considère qu’il est arrivé au bout du chemin, que plus rien ne peut le surprendre, a perdu le joyau de la vie, sa beauté.  » Ryszard Kapuścinński

Quoiqu’il en soit, nous nous attacherons à conserver cette précieuse curiosité qui fait avancer plus loin que n’importe autre véhicule. Nous essaierons, à l’image de ceux croisés cette année sur les chemins de poussière, de garder les yeux ouverts et de préserver dans nos regards étonnés le vertige du monde, le sel de la vie.

Il ne restera alors plus qu’à tout recommencer. Nous ressortirons certainement nos cartes de géographie, nous attardant sur quelques livres d’histoires, sur des poèmes essentiels et des romans déroutants qui racontent sans répit, inlassablement le monde. Nous marcherons le nez et les rêves au vent, sur les côtes en granit ou à l’orée des bois, continuant à fuir un confort engoncé et plutôt ennuyeux. Qu’allons nous faire restera, comme au premier jour, la seule question intéressante.

Rio et puis quoi ?

Des sacs lourds de gamelles et de cartes topographiques, le roulis des cars élancés portes ouvertes sur la croûte terrestre, des sourires ravageurs qui durent la journée entière, les nuits d’attente dans les aérogares, les cent pas dans un terminal de bus avant l’aurore, la fatigue qui se traîne et l’envie du pas de plus pour aller jusqu’au prochain virage, monter et descendre, surtout monter pour sentir les poumons se gorger d’un air étranger, rare et neuf, avoir la vue brouillée en haut par le vol d’un condor, les jambes qui tremblent à la descente, la tête encore en arrière qui voudrait repousser la fin, la joie des départs, les colères, les ratés, les mauvais matins et les tristes rencontres, les poignées de mains timides et puis les généreuses embrassades, le sucre des fruits et celui des gâteaux moelleux, les blessures, les bobos, les chiens errants, tous les autres nomades sur la terre, les points d’interrogation qui n’en finissent jamais de fleurir le soir et la nuit, les lignes d’écriture dans un train, les heures de lecture dans la pénombre d’une chambre nue, une virée sous la pluie en bateau Antarctique, un tableau de Botticelli et un graffiti croisé dans une rue de Sao Paulo, la joie d’apprendre chaque jour pour rien, sans contrepartie, sans espoir de fructification, sans avoir à revendre en douce derrière un bureau en carton ou lors d’un repas mondain, un quelconque savoir mais seulement pour cet instant sublime d’une rencontre avec le monde, pour un simple moment de pure curiosité. Il reste encore tout cela à apprendre, tout cela à réaliser.

« Finalement je n’aime pas la sagesse. Elle imite trop la mort. Je préfère la folie, pas celle que l’on subit, mais celle avec laquelle on danse… » prévenait Christian Bobin

 » Quel est ton métier ? lui demandai-je.
Tous les métiers : du pied, de la main, de la tête, tous. Manquerait plus que ça, qu’on choisisse. »  Affirmait Nikos Kazantzaki

« Le jour se lève. Ils partent. » Pourrait raconter un nombre incalculable de portes claquées aux aurores à travers le monde.

« Tudo bem » disent tout le temps les brésiliens.

Tout va bien.

Ensuite, nous aviserons.   


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