Une courte canne installée sur la rambarde rouillée, fixée par un sandow sur une cale en bois de fabrication artisanale, strictement identique à celle du voisin, un ingénieux modèle certainement jamais déposé au catalogue officiel des inventions indispensables. Le moulinet à l’arrêt, le fil tendu qui relie à la mer. Au sol une caisse en polystyrène empruntée sur le port plus bas. Elle attend de se remplir de maquereaux, de sardines ou d’autres variétés de type anchoix.
Le pêcheur du pont de Galata nous enseigne la patience. Une volute de cigarette s’élève lentement au centre du monde.

Nous ne sommes pas pêcheurs. Ou plutôt si. Car des fautes, on a tout au long de notre vie eu le loisir d’en commettre des bien jolies. Mais pour ce qui est de lancer la ligne et taquiner le poisson, ça non, nous ne sommes pas très bons. Ce soir sur le pont de Galata à Istanbul, nous n’avons pourtant de yeux que pour lui, un roi en son royaume.
Rien n’a vraiment changé depuis les clichés photographiques en noir et blanc des années cinquante pris sur le pont qui enjambe la corne d’Or. Ce sont les mêmes hommes mais aussi parfois les mêmes femmes qui s’affairent le geste assuré et ralenti au milieu du vacarme et de la frénésie de 15 millions de compatriotes, les Stambouliotes.

A quelques mètres de là, les bateaux en attente sur la mer de Marmara s’engagent dans le détroit de Bosphore en direction de la mer Noire. A nos pieds, la Corne d’Or fourmille de ferrys reliant les rives de la ville. A intervalles réguliers un tramway fait frémir l’eau des nasses à poissons en s’engageant sur le pont.

Au sommet de la rive nord, l’ancienne tour génoise du XIVème siècle, austère pierre levée au milieu d’un chaos architectural, rappelle que le commerce entre la Méditerranée et le centre de l’Asie est depuis toujours une affaire établie. L’être humain est depuis le commencement un marchand de poudres magiques, de livres et de dieux, de soie et de rêves. Et comme tout cela lui paraît précieux, il élève des forteresses.

Rive sud, presqu’à l’orée du pont, le marché égyptien délivre sous ses hautes arcades poudrées d’arabesques, des chapelets de pâtisseries orientales, des montagnes d’épices et de fruits secs. D’anciens souvenirs des bazars d’Iran remontent à la surface du crâne. Il faisait alors bon s’y réfugier pour échapper à la chaleur.
Le soir lorsque les échoppes tirent le rideau, on y traîne en même temps que les commerçants qui s’attardent dans les allées désertées, recroquevillés sur des tabourets bas, discutant d’une journée qui s’achève en sirotant un thé en sucre.

La journée dans les parcs de quartier, autour d’une fontaine ou sur les berges de la mer de Marmara, on retrouve les familles à l’heure du goûter installées sur l’herbe. Les rues vibrent à toute heure sous les pas des stambouliotes mais aussi dans le regard des commerçants assis pour toujours à l’extérieur de leurs vitrines. La ville dégage, jusque dans ses plus sombres recoins, la saveur d’une subtile cuisine, un intense bouillonnement mâtiné d’instants de vie sucrés, doux et apaisés.

Sur les hauteurs de la rive sud, Sainte Sophie de Constantinople se distingue par sa teinte brique depuis les rives du Bosphore. Ailleurs sur la côte au fil de l’eau et du relief, les minarets calcaires aiguisés comme crayon de bois signalent d’imposantes mosquées qui dessinent dans le paysage d’Istanbul des forteresses de pierre plutôt que des lieux de prière.

Le matin avant que pèlerins et touristes n’envahissent le quartier de Sultanahmet, on se hâte de se faufiler dans la mosquée bleue. Avancée solitaire et silencieuse.



Les pieds nus s’enfoncent sur l’épais tapis carmin, les yeux sont les comptables des dimensions exubérantes des colonnes de marbre et des voûtes colorées. L’âme, sans voix, ne sait que penser. Interdite devant l’immensité, elle se nourrit, puisqu’ignorante, d’une émotion brute et légère. Heureux les simples d’esprits, on en convient.



Plus loin au nord, la place Taksim porte le nom des révolutions, celui des révoltes et des colères populaires. Lorsqu’on y passe, les cohortes de policiers en faction à l’abri derrière de larges boucliers en plexiglas laissent penser que cette ville n’a pas fini de connaître les tremblements de terre.



Istanbul à la croisée de l’Europe et de l’Asie fût de tout temps une évidence pour la prospérité du négoce, des voyages et du partage et pour toutes ces belles raisons, elle a toujours été une position stratégique pour les civilisations successives qui ont habité ce passage d’entre mondes.


Elle fût avec Athènes et Rome une des plus importantes cités antiques. Elle est une des rares villes sur terre à avoir connu trois noms différents. Et aucun d’entre eux, Byzance, Constantinople et Istanbul, n’est passé dans les oubliettes de l’histoire. Ils naviguent dans nos mémoires et sont pour beaucoup d’entre nous synonymes de légendes, de conquêtes autant que de défaites, de paradis perdus, de rêves orientaux. Cette ville fût également le centre d’un christianisme orthodoxe et d’un islam sunnite puissants, rayonnants en leurs époques respectives sur une vaste partie du monde.
Ce matin, on quitte Istanbul par la mer. Le Bosphore, lien entre les mondes, les minarets en prise directe avec le ciel, les collines bâties, rigoureusement anarchiques, tout cela se noie définitivement dans le ronronnement sourd et les fumerolles épaisses de notre navire ballotté par la mer de Marmara.

Le pêcheur du pont de Galata est encore une fois invariablement à son poste. Et c’est bien là l’essentiel, car on sait que c’est autour de lui que tourne le monde. Le commerce maritime millénaire, Taksim et tout le tremblement, Byzance, Constantinople, Istanbul, 15 millions de terriens stambouliotes sur le pont de Galata, le Bosphore miraculeux et nous, nous, nous…
Nous sommes tous des satellites en orbite autour du pêcheur du pont de Galata.
Accroché à une ligne d’espérance en nylon pour les sept prochaines heures, à l’avant poste d’une rambarde rouillée, il est le centre du monde, un roi en son royaume.
Peut-être n’en est-il pas conscient, mais c’est vraiment lui que l’on aura assidûment aimé regarder ces dernières heures passées et c’est lui qui continuera certainement à fabriquer la géographie et l’histoire intime de notre monde.
Nous quittons ce matin Istanbul pour l’Asie. Comme chaque matin, nous partons en voyage.
Et lui, de toutes ces histoires, il s’en fout.

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