Ephèse, à la croisée des mondes

Nous posons le pied en fin de matinée à Mudanya sur la rive sud de la mer de Marmara après quelques heures de cabotage ensoleillé. C’est ensuite un bus de ville, un métro, un tramway, quelques kilomètres de trottoirs et d’hésitations qui nous permettent d’atteindre le centre de Bursa en milieu d’après-midi.

L’Istanbul de 9h00 ressemble désormais à un vieux souvenir et on aime déjà le Bursa de 14h00. A force d’aligner les distances, de morceler le temps et de peindre les paysages par touches impressionnistes, nous arrivons à en oublier parfois notre destination. On apprécie le moment qui naît sans savoir où il mènera précisément. A chaque seconde suffit sa joie.

Bursa tient notamment sa réputation de la production et du commerce de la soie. Au XIVe siècle s’y élevèrent les hans, l’équivalent des caravansérails ponctuant l’ensemble des routes de la soie ; les bedesten, luxueux marchés couverts, proposant les marchandises précieuses comme l’or et les bijoux et enfin les bazars formés d’un labyrinthe de ruelles où se vendaient les cocons de soie sous de spectaculaires voûtes de briques. L’architecture s’est depuis modernisée mais ne déroge pas à sa vocation première puisqu’y brillent toujours l’or étincelant des bijoux et la soie des châles bariolés. A l’ombre des arcades, autour d’une minuscule mosquée érigée au centre du caravansérail, les tables de cafés remplacent montures, cavaliers et marchands épuisés par la route. C’est à cet instant que l’imagination reprend le pouvoir afin d’entendre le bruit des sabots résonner sur le pavé.

Bursa la Byzantine plie après un siège de neuf ans mené par le premier sultan de l’empire Ottoman en 1326. La statue d’Osman Gazi trône à l’entrée de la vieille ville. Cette victoire fait de Bursa la capitale Ottomane qui servira ensuite de base arrière au 7ème sultan de la dynastie, Mehmet II, pour prendre Constantinople en 1453 et scellera la fin de l’Empire Romain d’Orient.

Nous restons une nuit avant de poursuivre notre route. La vieille ville nous rappelle Sarajevo, bâti également partiellement par les architectes Ottomans. Si Bursa regorge de vendeurs de pains, nous irons trois fois visiter la même boulangerie quitte à se rallonger. D’abord parce que son pain fumant à la sortie du four à bois est un petit miracle mais aussi parce qu’une anomalie comportementale veut qu’à chaque arrivée dans un lieu nouveau, nous nous fabriquions quelques repères afin de se croire « comme à la maison ». Nous y arrivons d’ailleurs plutôt très bien. Et puis rapidement, lorsque le chemin pour aller chercher le pain se fait sans la moindre hésitation, il nous faut alors paradoxalement quitter la ville dans un état d’urgence absolue en grimpant dans le premier autocar. « La grande affaire, c’est de bouger !  » proposait Stevenson. Lapidaire et réjouissant.

Quand on est assis sur les marches à l’entrée du bazar égyptien d’Istanbul, cela peut sembler plutôt idiot d’enfiler comme des perles sur un fil en soie d’Anatolie, les bateaux, les autocars, les kilomètres à pieds, les tramways…. pour aller s’ébahir, l’air faussement intelligents, devant un tas de pierres taillées, qui plus est effondrées. Mais pour être tout à fait honnêtes lorsqu’on contemplait ce matin la façade de la bibliothèque de Celsus à Ephèse, la première réflexion qui vint fût de se dire qu’on aurait pu ne pas être là.

Depuis Selçuk la ville contemporaine où un ultime transport nous a déposé la veille au soir, on doit suivre une allée bordée d’arbres sur trois kilomètres. Il est 7h00, il fait doux et on se dit que marcher dans la campagne au saut du lit est forcément l’annonce d’une belle journée. Quelques rares sportifs matinaux nous accompagnent en étirant haut les bras.

La façade de la bibliothèque de Celsus érigée au IIe siècle se dévoile sur fond de paysage Méditerranéen. Une colline parsemée de buissons épineux se dessine dans un ciel parfaitement bleu. Un tableau clair et franc comme souvent dans ce coin du monde. Des cyprès qui rappellent un paysage italien aimé soulignent la verticalité de l’édifice romain. La pierre ne se dissout pas encore dans la lumière violente d’un soleil tout puissant. L’astre est à cette heure son plus fidèle allié, dessinant en ombres et en nuances lumineuses les alcôves, les statues allégoriques, les ondulations élégantes des frises suspendues aux plafonds minutieusement travaillés. Le bâtiment abrita jusqu’à douze mille manuscrits, l’élevant au rang des plus grandes bibliothèques du monde antique. Centre majeur du commerce, Ephèse devint également un rendez-vous intellectuel d’importance.

C’est du miel qui coule dans les yeux. Et comme nous sommes seuls, nous prenons le temps de nous asseoir sur les marches antiques afin de détailler du regard cette architecture sublime. Du miel, on s’en reprend une pleine louche dans un silence extatique.

Une légende raconte que c’est depuis les hauteurs de Delphes en Grèce, où la vue plonge de la montagne vers le golfe de Corinthe que l’oracle du même nom prédit la naissance d’une nouvelle cité sur les rives de la mer Egée. Et qu’Artémis, déesse de la nature et de toutes les sources de vie en serait sa protectrice. La Pythie ne s’était pas trompée. Ephèse allait connaître la gloire sur les rives orientales de la Méditerranée.

Au Xe siècle avant Jésus-Christ, Ephèse est un port grec. Les tremblements de terre, les changements climatiques firent progressivement reculer la mer et la cité maritime devint bourgade champêtre.

Cela ne l’empêcha pas de prospérer et la ville se tailla une jolie réputation commerciale. Son temple dédié à la déesse Artémis érigé en 550 avant JC et mentionné dans la liste des sept merveilles du monde antique acheva d’édifier la légende.

A la fin de la période hellénistique, les romains prirent le relais et la ville sublime continua de briller. Carrefour des peuples de l’antiquité, la porte de l’Orient devient la capitale de la province romaine d’Asie et connaît son apogée à partir du 1er siècle avant JC. On y croise plus tard l’apôtre Paul venu annoncer l’évangile peu de temps après la mort de Jésus. Les larges rues en marbre sont bordées de luxeuses villas et de monuments somptueux. Ephèse devient une référence du monde antique, une des cités les plus grandes de l’Empire romain, peuplée par 200 000 habitants.

Outre la fameuse bibliothèque et l’amphithéâtre adossé à la montagne, des vestiges de maisons romaines ont été mis à jour. Les traces de villas construites sur différents niveaux depuis la rue des Courètes sont à découvrir. On entre alors dans le quotidien d’une élite romaine, circulant de pièces en patios parés de marbres sur les murs et de mosaïques au sol. A la beauté se cumulait une étonnante modernité puisqu’y étaient installés l’eau courante et un système de chauffage central. Les fresques et peintures ornementales visibles sur les murs et dont on peut apprécier la finesse des traits et la qualité des couleurs, évoquent des scènes mythologiques. Cette vision, si on considère le moment où l’artiste s’est mis à peindre et l’instant où l’on contemple ses œuvres, est absolument étourdissante. A l’ombre des tentures qui protègent les fragiles coups de pinceaux, nous sommes éblouis deux mille ans plus tard.

Au nord de la ville, descend une large voie en marbre lisse et claire filant vers l’ancien port d’Ephèse. C’est lui qui fit la puissance de la cité et qui assura les échanges entre l’Orient et la Grèce puis avec Rome. Son envasement progressif signa la fin de la prospérité de la ville au IVème siècle.

Après Istanbul, Ephèse semblait bien être l’autre passage obligé pour entrer en Orient. On avait dévié pour cette raison vers le sud et on ne regrettait surtout pas l’escapade méridionale. Désormais notre boussole indiquerait l’est. Nous restons trois jours supplémentaires naviguant entre la cité balnéaire de Kusadasi et le second port du pays Izmir afin de prolonger cette vue sur mer.

Voilà une semaine que nous sommes partis, nous avons traversé et visité cinq villes d’Anatolie en longeant la côte. Ce soir un train nous attend dans la petite gare d’Izmir. Nous avons fait provision de galettes moelleuses à peine sorties du four du boulanger de notre dernier quartier, de petits concombres croquants et de tomates juteuses. S’y ajoutent des abricots frais et sucrés et puis un litre d’ayran, ce lait fermenté salé qui désormais accompagnera quotidiennement notre route. Reste à se faire balloter, assis dans un wagon aux lignes bleues et rouges pour les douze ou treize prochaines heures.

La nuit promet d’être longue et c’est tout ce que nous demandons :

Que tout ceci ne s’arrête pas.


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